Nous avons connu toutes les guerres et cru que la violence pouvait être un levier du changement. Nous avons vécu toutes les ségrégations et nous avons imposé et subi toutes les purifications communautaires. Nous avons fait de la religion une identité milicienne et avons rejeté toutes les valeurs dont elle était porteuse. Nous avons recherché l’aide des autres dans les guerres et avons, de ce fait, abdiqué notre indépendance et notre souveraineté. Nous avons été finalement réduits au rang de simples instruments dans « la guerre des autres » sur le sol de notre patrie. Nous reconnaissons notre responsabilité commune, chrétiens et musulmans, dans la guerre qui a ravagé notre pays, et nous estimons que cette reconnaissance est la condition essentielle pour tirer les leçons de la guerre et ne pas être condamnés à répéter nos erreurs. Nous avons retenu la leçon même si elle nous a été enseignée au prix de nombreuses morts et destructions.
Nous savons aujourd’hui que la violence n’entraîne que la destruction et la mort et que chrétiens et musulmans sont désormais liés par un même destin, pour le meilleur et pour le pire. Nous pouvons en faire un destin d’ouverture et d’avenir si nous réhabilitons le modèle de convivialité en le libérant des pesanteurs communautaires et des querelles politiciennes, si nous comprenons que l’ouverture à l’autre ne doit pas se limiter au voisinage ou à la simple coexistence, si nous savons gérer les différences en ayant recours au dialogue et au compromis et si nous faisons face aux courants extrémistes. Par contre, si nous restons prisonniers du passé et que nous nous opposons sur les priorités nationales sans voir leur complémentarité, nous pouvons en faire un destin de déchéance.
Nous savons que notre indépendance et notre souveraineté dépendent de notre volonté de rester unis et de créer un État dont l’existence ne soit plus tributaire des changements régionaux et dont le fonctionnement ne soit plus en permanence entravé par les rivalités communautaires. Nous ne voulons plus continuer d’accepter de vivre dans la honte d’un État qui ne respecte pas l’accord qui a mis fin à la guerre, qui ne respecte pas les lois qu’il édicte, qui n’a de cesse de dénigrer notre histoire nationale, qui, pour justifier la tutelle qui nous est imposée, proclame que nous sommes incapables de nous gouverner. Nous ne voulons plus de la honte d’un État corrompu dont le fondement principal est la peur dans laquelle il maintient les Libanais par rapport à eux-mêmes et par rapport aux autres. Nous, Libanais de toutes les confessions et de toutes les régions, estimons que le changement est désormais possible parce que nous sommes aujourd’hui plus forts qu’hier parce que nous avons décidé de compter sur nous-mêmes, parce que nous considérons que ce qui nous lie est beaucoup plus important que ce qui nous divise, parce que nous avons compris que seul le respect du droit nous rend égaux, parce que nous pensons que nous pouvons vivre ensemble égaux et différents. Notre expérience et notre influence via la diaspora nous donnent une chance de contribuer à sortir le monde arabe de la stagnation au moment ou la communauté internationale cesse de soutenir les régimes forts et saisi l’importance du modèle démocratique consensuel libanais.
Nous voulons dire à la Syrie que nous ne voulons pas la combattre, mais nous voulons retrouver notre droit à disposer de nous-mêmes. Nous sommes solidaire de la Syrie, mais cette solidarité ne peut se faire tant que le Liban n’est pas reconnu et continue d’être instrumentalisé. Nous voulons parvenir à un compromis historique avec la Syrie.
Nous voulons dire à nos frères palestiniens que nous avons définitivement tourné la page de la guerre dont nous avons tous été victimes. Seul un Liban indépendant et souverain peut les aider à obtenir la reconnaissance de leurs droits nationaux, facteur essentiel de stabilité pour le Liban. Nous rejetons l’exploitation qui est faite de la présence des réfugiés palestiniens au Liban et nous demandons l’octroi aux réfugiés de leurs droits humanitaires. L’État doit, en accord avec l’Autorité palestinienne, exercer sa pleine souveraineté sur les camps palestiniens du Liban et la création d’un État indépendant en Palestine contribuera grandement à régler le problème des réfugiés au Liban.
Nous voulons dire à nos frères arabes que l’arabité ne peut servir de base à une complémentarité entre les pays arabes que si elle se fonde sur le respect mutuel, la reconnaissance du pluralisme, la liberté et l’ouverture sur le monde. Il faut prendre position contre les logiques d’affrontement. Nous nous sommes opposés à la guerre en Irak et nous œuvrons à la création d’un monde plus juste et équilibré. Nous refusons toute tutelle extérieure qui s’exercerait au nom des valeurs de la démocratie et des principes des droits de l’homme. Nous rejetons également toute vision qui, au nom du fondamentalisme religieux, s’approprie la vérité et divise le monde en deux camps antagonistes.
Parmi les signataires de ce texte figurent des personnes qui ont participé à la guerre du Liban, dans un camp ou dans l’autre, mais en ont tiré les enseignements, et d’autres qui ont subi la guerre sans la faire et qui sont aujourd’hui profondément déçues par les occasions manquées de l’après-guerre. Ce texte s’adresse à tous nos concitoyens pour engager avec eux un dialogue sur les thèmes contenus dans cet appel, et parvenir à lancer une nouvelle dynamique pour jeter les bases d’un « autre Liban » dans le cadre d’un « autre monde arabe ».

Source
Le Monde (France)

« Le manifeste de Beyrouth », par Samir Frangié, Farès Souaid, Mohamed Hussein Chamseddine et Saoud Al-Maoula, Le Monde, 22 juin 2004. Ce texte qui circule au Liban a été approuvé au moment de sa publication par 2000 personnes.