Robert Strausz-Hupé, fondateur de l’école états-unienne de géopolitique, a formé Henry Kissinger, James Schlessinger et Alexander Haig. Convaincu de la décadence de l’Europe et de la supériorité des États-Unis, il n’a cessé de plaider pendant un demi-siècle pour la création d’un Empire américain dont l’Europe occidentale serait une province soumise. Adulé par le Pentagone et les industriels de l’armement, écouté par Nixon et Reagan, il a façonné l’OTAN et pesé sur la politique au Moyen-Orient. Il s’est éteint à l’âge de 98 ans, non sans avoir vu ses idées triompher à l’occasion des attentats du 11 septembre 2001.
Né à Vienne en 1903, Robert Strausz-Hupé assista à l’effondrement de l’Empire austro-hongrois et à la ruine de sa famille. Il émigra aux États-Unis à la recherche d’un meilleur sort et transforma son nom en Strausz, pour souligner son ascendance juive, supprimant le Hupé de son origine huguenote. Il épousa, en 1938, Eleanor Cuyler Walker qui lui ouvrit les portes de la haute société de Philadelphie et l’introduisit auprès d’Allen Dulles, de James Forrestal et Dean Acheson. Utilisant sa connaissance de la Mitteleuropa, il travailla à Wall Street comme conseiller financier pour les investissements en Europe centrale et en Allemagne. Devenu professeur de relations internationales, il analysa en détail les écrits du fondateur de la géopolitique, le théoricien nazi Karl Haushofer, auquel il opposa le modèle impérial habsbourgeois. Son premier ouvrage, Géopolitique : le combat pour l’espace et le pouvoir [1], fonde cette discipline aux États-Unis. S’il récuse les propositions d’Haushofer, il en loue les concepts et se félicite de l’usage qu’en fait Theodore Herzl pour théoriser le sionisme.
Devenu proche du pouvoir, il influença la rédaction du célèbre article de George Kennan, publié sous le pseudonyme de « Mr. X », qui posa les fondements idéologiques de la Guerre froide [2]. Dans son maître-ouvrage, publié en 1952, The Estrangement of Western Man, Robert Strausz-Hupé déplore la décadence de l’Europe sombrant dans l’individualisme et le sécularisme, et se réjouit de la conservation des valeurs occidentales par les États-Unis. Il préconise un Empire américain, dont l’Europe serait une province organisée en fédération et soumise à l’OTAN, seule capable de sauver la civilisation occidentale face aux masses asiatiques, russes, arabes et chinoises.
Regardé avec suspicion par l’administration Eisenhower, il devint une sorte de gourou à la CIA et à l’état-major de l’Army. En 1955, il créa l’Institut de recherche en politique étrangère (Foreign Policy Reseach Institute - FPRI) au sein de l’université de Pennsylvanie, grâce au mécénat de la très réactionnaire Smith Richardson Foundation.
L’Institut organisait de grandioses dîners de gala au Musée d’archéologie au milieu de pièces égyptiennes aux significations ésotériques. Surtout l’Institut préparait la réunion annuelle des marchands d’armes et des stratèges du Pentagone, la Conférence nationale militaro-industrielle (National Military-Industrial Conference) que le président Eisenhower désigna sous le sobriquet de « complexe militaro-industriel ».
Robert Strausz-Hupé convainquit des personnalités de premier plan de rejoindre son institut, comme le professeur d’Harvard William Y. Elliot ou le directeur de la planification de l’Army, William R. Kinter. Il recruta aussi de jeunes loups, encore inconnus, comme Henry A. Kissinger et James Schlesinger. Furieux d’être marginalisé par le Council on Foreign Relations, trop confortablement consensuel, Robert Strausz créa sa propre revue, Orbis, pour y exposer ses théories impériales avant-gardistes.
Le manifeste de l’Institut, publié sous le titre L’Équilibre de demain [3] dans le premier numéro d’Orbis déclare : « L’ordre mondial qui se profile sera-t-il celui de l’empire universel américain ? Il doit en être ainsi, dans la mesure où il portera le sceau de l’esprit américain. L’ordre à venir marquera la dernière phase d’une transition historique et en finira avec la période révolutionnaire de ce siècle. La mission du peuple américain consiste à enterrer les États-nations, guider leurs peuples endeuillés vers des unions plus larges, et intimider par sa puissance les velléités de sabotage du nouvel ordre mondial qui n’ont rien d’autre à offrir à l’humanité que de l’idéologie putréfiée et de la force brute… Pour la cinquantaine d’années à venir le futur appartient à l’Amérique. L’empire américain et l’humanité ne seront pas opposés, mais simplement deux noms pour un même ordre universel sous le signe de la paix et du bonheur. Novus orbis terranum (Nouvel ordre mondial) ».
À la fin des années 50, il organisa à Bruges (Belgique) une conférence de soutien à l’OTAN et publia sa trilogie Protracted Conflict, A Forward Strategy for America et Building the Atlantic World. Il y condamnait les interprétations laxistes du containment, assurant que l’URSS était en soi une puissance belliqueuse à laquelle il ne fallait pas laisser la possibilité de rependre des initiatives stratégiques. Il préconisait la transformation de l’OTAN en une organisation supranationale et la dissolution des États-nations d’Europe occidentale, faute de quoi leurs éternelles divisions en feraient des proies faciles pour l’ours communiste.
En 1964, Robert Strausz, qui avait été marginalisé par l’administration Kennedy, décida d’entrer dans l’arène électorale en poussant son poulain, Barry Goldwater à se présenter à l’élection présidentielle pour le Parti républicain contre Lyndon B. Johnson. Il lui souffla la célèbre formule : « L’extrémisme dans la défense de la liberté n’est pas un vice. Et laissez-moi vous rappeler aussi que la modération dans la poursuite de la justice n’est pas une vertu. ». L’échec de Goldwater, caricaturé par la presse en maniaque de la bombe atomique, fut aussi celui de Strausz. L’Institut subit quatre années de disgrâce.
Cependant, Robert Strausz trouva un nouvel interlocuteur en la personne de Richard M. Nixon. Il le persuada qu’il fallait briser le front communiste en se rapprochant du maillon le plus faible, la Chine ; une stratégie que Nixon reprit à son compte [4] et qu’il ne manqua pas d’appliquer par la suite. Dès son entrée à la Maison-Blanche, Nixon voulu faire de Strausz sont conseiller de sécurité nationale. Mais, compte tenu de la mauvaise image du géopoliticien, il tenta de le nommer d’abord ambassadeur. Le Sénat s’opposa formelle à sa nomination au Maroc et se n’est qu’à l’issue d’une bataille contre le sénateur Fullbright qu’il parvint à être nommé ambassadeur à Ceylan. Considérant qu’il ne parviendrait jamais à obtenir la confirmation du Sénat pour le Conseil de sécurité nationale, il conseilla à Nixon, qui en avait probablement déjà l’intention, de prendre à sa place son élève Henry A. Kissinger. Les relations du maître et de l’élève ne manqueront pas de se détériorer lorsque ce dernier choisira la politique de détente.
Embrassant une carrière de diplomate, Robert Strausz-Hupé fut successivement ambassadeur des États-Unis au Sri Lanka (1969-72), en Belgique (1972-74), en Suède (1974-76) et à l’OTAN (1976-77). C’est notamment lui qui négocie la cession de la base de Diego Garcia par le Royaume-Uni aux USA et la crise des Pershings II. Il est alors âgé de 74 ans et se retire de la vie publique, consacrant son loisir à faire vivre son institut.
Pourtant, quatre ans plus tard, sur proposition de son ami Alexander Haig Jr [5], Ronald Reagan le rappelle et le nomme ambassadeur en Turquie (1981-89) où il apporte son soutien à l’état-major contre le gouvernement civil. Il tente vainement de promouvoir la création d’un marché commun entre Israël, la Turquie et l’Arabie saoudite.
De plus en plus préoccupé par le Moyen-Orient, il engage en 1986 Daniel Pipes [6] et lui confie la rédaction en chef d’Orbis. Celui-ci crée, en 1990, au sein de l’Institut le Forum du Moyen-Orient (Middle East Forum - MEF) qui prendra son autonomie en 1994.
De même, en 1997, il facilite la création du Comité américain pour le Liban libre (US Committee for a Free Lebanon - USCFL) autour du banquier Ziad K. Abdelnour.
Aujourd’hui, le FPRI est présidé par Harvey Sicherman, ancien assistant d’Alexander Haig Jr au département d’État. Il est abondamment financé par John Templeton Jr [7].
Parmi les responsables du FPRI, on note John F. Lehman, un des membres de la Commission présidentielle sur le 11 septembre ; le rabbin Dov S. Zackheim [8], ancien contrôleur général du Pentagone ; ou encore James Woolsey, ancien directeur de la CIA. L’Institut a développé un Centre sur le terrorisme et le contre-terrorisme, un programme particulier de soutien à Taiwan, et un étrange fichier des responsables et chercheurs de 4500 instituts et think tanks du monde entier. Il diffuse par e-mail à 20 000 internautes des notes mensuelles et il publie toujours la revue Orbis [9]. Il dispense des formations en géopolitique à des universitaires et organise de nombreux dîners-débats.
Si l’Institut de recherches de politique étrangère (FPRI) a désormais perdu de l’importance, c’est que ses idées n’ont plus besoin d’être promues : elles sont au pouvoir à Washington. Peu avant sa mort à l’âge de 98 ans, le 24 février 2002, Robert Strausz-Hupé affirmait que les attentats du 11 septembre ouvraient une époque nouvelle au cours de laquelle les États-Unis débarrassés de l’URSS pourraient enfin accomplir leur mission divine : devenir un Empire pour sauver la civilisation.
[1] Geopolitics : The Struggle for Space and Power par Robert Strausz, 1942.
[2] « The Sources of Soviet Conduct », par Mr. X (alias de George F. Kennan), in Foreign Affairs, juillet 1947.
[3] « The Balance of Tomorrow » par Robert Strausz-Hupé, Orbis, 1957.
[4] « Asia After Vietnam » par Richard Nixon, Foreign Affairs, octobre 1967.
[5] Alexander Haig Jr. avait été l’adjoint d’Henry A. Kissinger au Conseil de sécurité nationale, puis directeur de cabinet de Nixon pendant le Watergate, enfin suprême commandeur de l’OTAN lorsque Strausz y était ambassadeur. Il était devenu le premier secrétaire d’État de Reagan. On se souvient que lorsque le président Reagan fut victime d’un attentat, Haig hésita à s’emparer du pouvoir.
[6] « Daniel Pipes, expert de la haine », Voltaire, 5 mai 2004.
[7] John Templeton Jr est le fils de Sir John Templeton, le mécène de l’Église presbytérienne des États-Unis anobli par la reine Elizabeth II d’Angleterre.
[8] « Dov Zakheim, la caution du Pentagone » par Paul Labarique, Voltaire 9 septembre 2004.
[9] Orbis est désormais dirigé par James Kurth, après l’avoir été par David Eisenhower. Le Conseil éditorial comprend des personnalités comme Charles Krauthammer (éditorialiste du Washington Post) ou Edward N. Luttwak (stratège du Pentagone).
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