Pour justifier a posteriori l’invasion de la République socialiste soviétique de Tchécoslovaquie par les troupes du pacte de Varsovie, le Secrétaire général du parti communiste de l’Union soviétique, Léonide Brejnev, avait énoncé, en novembre 1968, le principe de l’« internationalisme socialiste prolétarien ». Le camp du traité de l’Atlantique Nord s’était emparé immédiatement, et avec gratitude, de la nouvelle doctrine Brejnev comme d’une passe en profondeur dans la lutte idéologique de la Guerre froide. Ainsi, le Manuel de défense [1] d’Emil Obermann, ouvrage de politique de sécurité publié en plusieurs éditions depuis 1966 avec grand succès, qui a servi d’« armement spirituel » de générations d’officiers et de sous-officiers de l’armée allemande, qualifie la directive de politique étrangère de Brejnev de « doctrine d’hégémonie » et d’expression du pur intérêt de l’Union soviétique en tant que grande puissance.

La « doctrine Brejnev » limite la souveraineté intérieure et extérieure des nations du Pacte de Varsovie à l’« autodétermination socialiste », apprend le lecteur intéressé, qui prend connaissance d’un droit à l’intervention dans les affaires intérieures du pays concerné, d’après le principe « où le socialisme a vaincu, ce processus est irréversible ». En effet, tout écart de la voie vertueuse du socialisme devrait procurer le « secours fraternel » du socialisme réel aux pays concernés, le cas échéant par la puissance des armes.

En 1985, les chimères de Brejnev ont connu une fin méritée dans les poubelles de l’histoire. Or, en Allemagne, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe vient d’exhumer et d’habiller de neuf cette momie. Par leur arrêt du 3 juillet au sujet des interventions de l’armée à l’étranger —qui suit ceux de 1994 et de 2001 et mérite toute notre attention—, les juges constitutionnels établissent, probablement sans le remarquer, une doctrine de l’« internationalisme euro-atlantique » ; avec les salutations amicales du camarade Léonide, depuis sa sépulture du Kremlin !

Le droit de l’OTAN à l’hégémonie mondiale que la Cour constitutionnelle établit dans son arrêt qui fait époque repose sur deux prémisses.
« Premièrement », disent les juges, « le 11 septembre 2001 a prouvé que ce qui menace la sécurité du territoire de l’Alliance ne peut plus être limité géographiquement ». En d’autres termes, les risques s’étant mondialisés, l’Alliance atlantique peut aussi agir et intervenir mondialement. Selon le tribunal, une « relation à sa propre sécurité dans la zone euro-atlantique », quelle que soit la façon de l’étayer et aussi tirée par les cheveux qu’elle soit, telle l’allégation qu’une attaque armée contre les États-Unis aurait eu son origine en Afghanistan, justifie à elle seule le recours à la force militaire.
En bref, dès que l’OTAN considère sa sécurité comme remise en question, elle est automatiquement habilitée, aux yeux de la Cour constitutionnelle, à intervenir dans le monde entier —une simple affirmation suffit. Les juges ne considèrent en aucun cas qu’un changement structurel de l’accord initial a eu lieu à partir d’« une alliance de défense classique », approuvée par le Bundestag en 1955. En effet, l’accord de l’OTAN ne règle pas expressément, d’après la Cour, d’autres interventions militaires que celles des cas d’assistance mutuelle, de sorte que « des interventions sur réaction à des crises sont permises sans que le caractère d’alliance de défense soit remis en question ».
En outre, la cour suprême allemande n’a trouvé aucun indice selon lequel l’Alliance atlantique se serait détachée de son objectif tendant à assurer la paix. D’après les gardiens de la constitution, « la volonté de l’OTAN de concentrer ses opérations en Afghanistan sur le maintien et la stabilisation de la paix se manifeste dans les déclarations faites par les chefs d’États et de gouvernements de l’Alliance lors du sommet de l’OTAN tenu à Riga les 28 et 29 novembre 2006 ». Or émettre des doutes à propos de telles assurances de parfaits démocrates n’entre pas en ligne de compte.
L’hymne entonné par les juges à l’Alliance pacifique de l’Atlantique Nord atteint son apogée dans la constatation finale : « Dans les parties des déclarations qui vont au-delà de l’intervention de l’OTAN en Afghanistan, il n’y a pas non plus d’éléments qui incitent à penser que l’OTAN s’écarte de sa mission visant à maintenir la paix, d’autant moins qu’il est affirmé là aussi que l’OTAN adhère sans hésiter aux objectifs et aux principes des Nations Unies. » Si la paix est inscrite dessus, elle est aussi dedans, telle est la devise des gardiens de notre constitution. À Karlsruhe, on semble ignorer l’existence d’emballages surprises – contrairement aux victimes de ces « bombes pour la paix » qui tombent quotidiennement bien loin en Afghanistan et ailleurs.

Ce qui fait finalement déborder le vase, c’est la manière des juges constitutionnels de traiter le droit international public. Selon la Cour, des violations de ce droit par des interventions militaires individuelles de l’OTAN, en particulier la violation de l’interdiction de recourir à la force, n’impliquent pas en soi une infraction condamnable lors d’une procédure opposant des organes de collectivités de droit public. La Cour constitutionnelle ne procède pas non plus « à l’examen général de la conformité au droit international d’interventions militaires de l’OTAN ». En fait, elle donne, par son arrêt, toute latitude à l’Alliance atlantique de violer le droit international public. Appliquant le principe selon lequel quelques infractions au droit international ne sont pas gênantes, la Cour suprême constate sans broncher que « même si l’on imputait ponctuellement diverses infractions contre le droit international, on ne pourrait en déduire en aucun cas que l’OTAN s’écarte de ses objectifs tendant à assurer le maintien de la paix. » Et l’arrêt de poursuivre : « Pour prouver que l’intervention de l’Isaf constitue un processus de transformation de l’OTAN systémique, faisant renoncer celle-ci au maintien de la paix, l’intervention dans son ensemble devrait s’avérer être une infraction contre le droit international. »

Ce qui signifie en bon allemand : tant que ni le gouvernement allemand ni l’OTAN ne sont assez bêtes pour déclarer qu’ils mènent une guerre d’agression contraire au droit international, ils peuvent recourir à l’armée allemande pour « maintenir la paix » dans le monde par la force militaire. À la question « voulez-vous une guerre mondiale ? », la Cour suprême de la République, gardienne de la loi fondamentale, répond : « OTAN, commande – nous suivrons ! »

Source
Horizons et débats (Suisse)

Cet exposé reflète une opinion personnelle.

[1Verteidigung der Freiheit. Idee. Weltstrategie. Bundeswehr. Ein Handbuch, par Emil Obermann, Stuttgarter Verlagskontor, 1966.