Ce ne sont pas les parlementaires européens mais M. Rocco Buttiglione lui-même ainsi que ses amis du gouvernement de Silvio Berlusconi et de la Curie romaine qui ont porté le débat sur le terrain sulfureux de la religion et de ses rapports avec la politique. La commission que je préside avait comme mission d’évaluer l’aptitude personnelle de M. Buttiglione à gérer le portefeuille des droits fondamentaux, de la coopération judiciaire, de l’asile, de l’immigration et des contrôles aux frontières. Sur chacun de ces domaines, la candidature Buttiglione a posé problème. Une majorité de parlementaires ont eu le sentiment que leurs attentes ne seraient pas prise en compte concernant le droit des femmes, les discriminations frappant les homosexuels et la coopération judiciaire, M. Buttiglione manque de crédibilité en tant que membre d’un gouvernement qui n’a cessé de combattre ses juges et de freiner des quatre fers le développement de l’espace judiciaire européen. Sur la politique d’asile et de l’immigration, le commissaire désigné a pris fait et cause pour une proposition germano-italienne demandant la création de camp de détention en Libye ou au Maroc, des Guantanamo pour immigrés. Dans son choix, M. José Manuel Barroso a fait preuve d’un manque total de discernement.
Nous avons été condamné par l’Église, mais je préciserai concernant les attaques contre notre commission que des mots comme « Inquisition » feraient mieux d’être évités par les princes de l’Église et que, par ailleurs, je défie quiconque de prétendre qu’un chrétien sincère aurait manqué aux exigences de sa foi en émettant un avis négatif sur la nomination de M. Buttiglione. L’Église n’a aucune qualité pour dicter aux politiques les décisions qu’ils doivent prendre. En dépit de cette affaire, il serait parfaitement injustifié de voir les chrétiens voter « non » au référendum, parce qu’ils tiendraient l’Union européenne pour une nouvelle Babylone et ses parlementaires pour des suppôts de Satan ! Rien ne permet d’interpréter le refus d’un commissaire comme un acte irreligieux et rien ne justifie la brusque exigence d’une demande d’inscription des valeurs chrétiennes de l’Europe. Cette demande est selon moi le signe d’un sentiment de marginalisation des chrétiens dans le monde moderne et d’une tentation fondamentaliste qui m’inquiète. Dans les années 50, quand les églises étaient pleines, Robert Schuman, dont le procès en béatification est en cours, s’était, quant à lui, opposé à toute référence religieuse dans les traités européens. Ce qui inquiète nombre d’Européens dans la perspective de l’adhésion de la Turquie à l’Union, c’est la tendance d’un certain islam à confondre loi religieuse et loi politique. Or c’est très exactement la confusion qu’entretient M. Buttiglione quand il introduit des éléments de sa parole religieuse dans son discours politique. Il est selon moi erroné également de parler de « lobby gay », il n’est nul besoin de voir un lobby organisé pour que des parlementaires, le plus souvent hétérosexuels, se mobilisent contre les discriminations.
M. Barroso a fait trois erreurs majeures : il a tragiquement manqué de discernement dans la répartition de plusieurs portefeuilles, il s’est ensuite abstenu de rappeler les droits légitimes du Parlement face aux attaques inqualifiables dont celui-ci a été l’objet et il a choisi de ne tenir aucun compte réel de ce qu’a dit le Parlement et de tenter de passer en force demain. M. Barroso a créé une opposition forte en Europe en affichant lors des nominations à la Commission une hégémonie sans partage de l’Europe atlantiste, mondialiste, dérégulatrice et périphérique sur ce que Donald Rumsfeld avait dédaigneusement nommé « la vieille Europe ». Il lui appartient d’exercer toutes les responsabilités que lui reconnaît le traité, lucidement, mais sans timidité. Demain, les députés européens répondront à une seule question : l’Union européenne est-elle devenue ou non une démocratie parlementaire ?

Source
Le Figaro (France)
Diffusion 350 000 exemplaires. Propriété de la Socpresse (anciennement créée par Robert Hersant, aujourd’hui détenue par l’avionneur Serge Dassault). Le quotidien de référence de la droite française.

« Les trois erreurs majeures de Barroso », par Jean-Louis Bourlanges, Le Figaro, 26 octobre 2004. Ce texte est adapté d’une interview.