Il ne fait aucun doute qu’en l’état actuel des choses, la Turquie n’est pas en mesure de devenir membre de l’Union européenne malgré ses progrès car : la société civile est loin d’être stable, la Turquie n’assume pas son histoire dans son intégralité, les droits de la femme ne sont pas garantis, les ressortissants turcs continuent de former le groupe le plus important de réfugiés politiques en Allemagne et il faudra attendre plusieurs années pour voir si le contrôle du civil sur le militaire ou l’interdiction de la torture constituent les piliers réels d’une démocratie fondée sur un État de droit véritable. Pour toutes ces raisons, il faut rappeler que l’entame de négociations ne peut déboucher de manière quasi automatique sur une adhésion.
Pourtant, on note que beaucoup de pays sont enthousiastes à l’idée d’intégrer la Turquie et, à l’exception de l’Allemagne, ils comptent aussi au rang des sceptiques résolus lorsqu’il est question d’approfondir l’intégration européenne. C’est une donnée qu’il faut garder en tête. Tout élargissement de l’UE constituera dorénavant un « test double », portant sur la capacité d’intégration du pays en question et sur la capacité d’élargissement de l’Union européenne. En effet, une Europe dont le corps devient toujours plus massif, mais dont la musculature politique reste faible, ne sert pas plus les intérêts de ses citoyens qu’elle ne répond à sa responsabilité au plan mondial. Il est de l’intérêt de l’Europe dans son ensemble que l’UE des 25 s’engage désormais dans une longue phase de consolidation interne, notamment après l’intégration de la Bulgarie, de la Roumanie et, probablement, de la Croatie. La consolidation doit donc être un préalable absolu à tout nouvel élargissement.
Il est important de délimiter les frontières de l’Europe et de construire une politique étrangère commune vis-à-vis des voisins de l’Europe. Faute de quoi tout élargissement fera de l’Europe un marché doté d’une certaine dose de protection commune des frontières extérieures et de la sécurité intérieure, ou doté d’un espace juridique commun. C’est déjà beaucoup, mais c’est insuffisant. Nous devons devenir un partenaire à part entière des États-Unis et demeurer leur ami fiable, pouvoir regarder dans les yeux les puissances émergentes que sont la Chine, l’Inde, ou encore à nouveau la Russie, et ancrer de manière irréversible l’idée européenne dans le cœur et l’esprit des citoyens européens
Dans le cas contraire, tout nouvel élargissement accroîtra les problèmes de l’Union. C’est probablement pour cette raison que le président Jacques Chirac a plaidé, devant le Bundestag allemand, pour que chacun puisse avancer à des vitesses différentes

Source
Le Figaro (France)
Diffusion 350 000 exemplaires. Propriété de la Socpresse (anciennement créée par Robert Hersant, aujourd’hui détenue par l’avionneur Serge Dassault). Le quotidien de référence de la droite française.

« Non à un élargissement excessif ! », Rudolf Scharping, Le Figaro, 11 décembre 2004.