Jean-Bertrand Aristide fut élu par deux fois président constitutionnel d’Haïti (1991-96 et 2000-05). Cependant, il fut renversé par deux fois et fut donc empêché d’exercer pleinement ses deux mandats. Enlevé en 2004 par les Forces spéciales US, il avait finalement trouvé asile en Afrique du Sud. Il rentre aujourd’hui dans sa patrie. Claude Ribbe, qui l’accompagne, témoigne de ce moment historique.
(En route de Johannesburg à Port-au-Prince) Plus de sept ans après avoir été enlevé en pleine nuit par un commando des
forces spéciales de l’Amérique de George Bush, aux ordres de Luis Moreno,
chef de la CIA à Port-au-Prince, Jean-Bertrand Aristide, premier président
démocratiquement élu de l’histoire d’Haïti, rentre enfin au pays [1]. Il est
pour le moins paradoxal de constater que les États-Unis d’Obama, par deux fois, ont adressé ces derniers jours des messages enjoignant à l’ancien président de différer son retour jusqu’au lendemain du second tour de l’élection présidentielle haïtienne, prévu dimanche 20 mars 2011. La diplomatie française — dirigée par le maire de Bordeaux, une ville qui a pesé lourd dans l’histoire d’Haïti — bien que très certainement invitée à relayer ces
rodomontades, s’est contentée d’utiliser des termes beaucoup plus mesurés en rappelant que « rien ne doit détourner de la nécessaire mobilisation pour
mener à bien le processus électoral en cours ».
C’est en tout cas porter
beaucoup d’intérêt à un homme dont j’entends dire depuis sept ans qu’il ne
compte plus. Si l’on peut espérer que la démocratie l’emporte en Haïti, en
quoi les États-Unis auraient-ils plus le droit d’interférer dans les affaires
haïtiennes que les Haïtiens dans les affaires états-uniennes ? Ces menaces du
porte parole du département d’État sont en tout cas bien inutiles. Elles
obligent par ailleurs les USA à veiller sur la sécurité d’Aristide car, s’il
lui arrivait malheur — pendant son vol de retour ou après son arrivée à
Port-au-Prince — il serait certainement difficile de ne pas évoquer les
basses œuvres de Washington.
Ces mises en garde risquent par ailleurs de
produire l’effet inverse de ce qui était attendu. En bravant le diktat
états-unien, non seulement Jean-Bertrand Aristide adopte d’emblée la posture
d’homme d’État qui était la sienne au moment de son enlèvement, mais il
devient un modèle d’indépendance, de courage et de dignité, pour tous les
pays du Sud. C’est vrai, Aristide n’a qu’à lever son chapeau et
Port-au-Prince descendra dans la rue pour se mettre derrière lui, ce qui
vaut bien une élection truquée. Et Washington peut le craindre. Cependant,
le retour de l’ex-président n’est pas destiné, d’après ce que j’ai retenu de
nos conversations, régulières pendant ces sept dernières années, à lui
permettre de terminer un mandat, interrompu par la seule volonté des anciens
pays colonisateurs, même si on peut se demander si ce ne serait pas
légitime. Aristide a déjà indiqué qu’il rentrait pour se consacrer à
l’éducation, comme il l’avait d’ailleurs entrepris depuis longtemps. Il est
très certainement sincère. L’élection présidentielle, telle qu’elle se
présente, n’a pour lui aucun intérêt. Elle n’intéresse d’ailleurs pas
davantage les Haïtiens. Un rôle durable d’arbitre à l’autorité morale
incontestée garantit à Aristide autant d’influence que s’il exerçait un
éphémère mandat, harcelé par les anciens pays négriers. Cependant, combien
de temps pense-t-on pouvoir empêcher les Haïtiens de choisir qui bon leur
semble pour les gouverner ?
Le 20 mars 2011, un scrutin présenté comme
démocratique doit en effet désigner le prochain président de la République
d’Haïti. Ce président ne vaudra que ce que vaut l’élection. Sa légitimité
est déjà en ruines, à mon avis, à l’image du palais présidentiel, qui n’a
pas résisté au dernier tremblement de terre. Ce scrutin résulte en effet
d’obscures tractations menées par un conseil électoral « provisoire » en
place depuis sept ans sous la surveillance des anciens pays colonisateurs
qui croient pouvoir agir à Port-au-Prince comme en pays conquis, à l’instar
de ce qu’ils ont l’habitude de faire dans certains pays africains. Au
premier tour, le CEP a purement et simplement interdit à plusieurs partis
haïtiens, dont bien entendu celui de Jean-Bertrand Aristide, de participer
au scrutin, sélectionnant ainsi les heureux élus admis à concourir. Comment
peut-on imaginer un seul instant, dans ces conditions, que l’élection à la
présidence d’Haïti, quel qu’en soit le résultat, et quel que soit le mérite
personnel du vainqueur, puisse être respectée et respectable ?
Quant à
l’Afrique du Sud, elle semble avoir fait fi des pressions subies depuis ces
derniers jours de la part de Washington, puisqu’elle a mis à la
disposition de l’exilé, qu’elle héberge et protège depuis sept ans, un avion
privé lui permettant de rentrer, lui sa famille, et autorisé quelques amis
proches, au nombre desquels j’ai l’honneur de figurer, de même que Danny
Glover, à l’accompagner. Ce retour est l’œuvre de toutes celles et de tous
ceux qui, malgré les menaces, les insultes et les persécutions, ont milité,
pendant sept ans, non seulement pour que justice soit rendue à un homme
qu’on a forcé à l’exil et tenté d’assassiner, et pas seulement par la
calomnie, mais aussi pour que les choix politiques des Haïtiens soient
respectés. On ne peut que féliciter René Préval, quelles que soient ses
raisons, d’avoir tenu sa parole, même en fin de mandat, en permettant à son
ancien allié de rentrer au pays.
S’il ne fait guère de doute que les
Haïtiens se réjouissent du retour de « Titide », sa réapparition ne plaît
pas à tout le monde. Une certaine presse qui, au moment du coup d’État, a
relayé toutes les accusations montées dans les officines macoutes ou
états-uniennes, devrait se faire plus discrète, car le moment est venu,
certainement, de les montrer, ces preuves qu’on attend depuis sept ans, pour
étayer ces accusations. Il est frappant de lire dans les dépêches non plus
qu’Aristide aurait démissionné en 2004, ce qui est faux, mais qu’il a été
chassé par un coup d’État et une insurrection armée, ce qui est presque
vrai. Les journalistes oublient de dire que l’insurrection armée n’était que
le fait d’une poignée de mercenaires et que le coup d’État a été perpétré
par les anciens pays colonisateurs et accompagné d’un enlèvement. Cet
enlèvement, principalement organisé par l’Amérique de Bush, a eu, hélas, des
complices en France, ceux-là même qui gardaient dans leur manche un
improbable joker : Duvalier fils, hébergé et protégé par la République
pendant vingt cinq ans puis retourné à l’envoyeur.
Rappelons quelques noms
(la liste n’est pas exhaustive et pourra être complétée au besoin).
Dominique de Villepin, chantre des Békés de la Martinique, qui, malgré sa
réputation de fier bonapartiste, attendait humblement les ordres de Colin
Powell, tapi dans son bureau de ministre des Affaires étrangères (de style
empire, bien entendu). Michèle Alliot-Marie, qui prêta forcément son
concours à l’opération, en sa qualité de ministre de la Défense, notamment
en pilotant avec Bongo l’opération peu glorieuse consistant à recevoir
Jean-Bertrand Aristide en Centrafrique, où stationnaient des troupes
françaises. Pour la CIA, Bangui était considéré comme une « prison française
». Mais Alliot-Marie, décidément bien mal renseignée, n’avait pas prévu que,
dans cette « prison française », il était également au programme de faire
assassiner Aristide, ce qui a bien failli arriver. Naturellement, la «
grande muette » aurait porté le chapeau. Thierry Burkard, aujourd’hui
retraité en province et occupé à écrire des romans policiers, qui n’obtint
ses épaulettes d’ambassadeur, depuis longtemps par lui convoitées, qu’à
charge d’organiser la déstabilisation d’Haïti, avec le soutien d’Eric Bosc,
« diplomate » chargé, à l’ambassade de France à Port-au-Prince, d’intoxiquer
la presse en inepties, parfois racistes, sur Aristide et depuis expulsé du
Togo pour ingérence.
Le plus étrange, c’est qu’il se soit trouvé des
journalistes, et pas des moindres, pour recopier les « tuyaux » de Bosc.
Régis Debray, le moustachu que Guevarra accusa, peu avant sa mort tragique,
d’avoir été « trop bavard » [2]. En 2004, ce courageux auteur français, dressé
sur ses ergots, plastronnait, en battle dress, entouré de gendarmes armés
jusqu’aux dents, à la tête d’une commission, et aux côtés d’une bien
romanesque jeune femme, présidente d’une mystérieuse association, «
Fraternité universelle », une jeune femme qui se faisait appeler Albanel, du
nom de son mari, général, mais qui n’était autre que Véronique de Villepin,
la propre sœur du ministre. Elle s’occuperait aujourd’hui de l’aumônerie de
Sciences Po, et, bien sûr, de sa mystérieuse association, toujours très
présente, paraît-il, dans les zones agitées de la planète. Régis Debray — ce
qui n’étonnera personne — et Véronique de Villepin — ce qui est plus étrange
pour une dame patronnesse — n’hésitèrent pas à aller menacer de mort
Jean-Bertrand Aristide, au cas où il ne démissionnerait pas, utilisant
textuellement l’expression « Auriez-vous une vocation de martyre ? » ce qui
est formellement attesté, non seulement par le témoignage de Jean-Bertrand
Aristide lui-même, mais également par un télégramme diplomatique rédigé par
l’ambassadeur Burkard, pour se couvrir. Régis Debray, qui a toujours nié
avoir été accompagné ce jour-là par Véronique Albanel, ne prouve qu’une
chose, c’est qu’il est non seulement bavard, mais galant, pour ne pas dire
menteur. Le guérillero galant et la Mata-Hari des bénitiers n’étaient pas
seuls.
Voici la liste des membres de leur commission, dont le but réel
n’était pas de réfléchir sur l’avenir des relations franco-haïtiennes, mais
de renverser ce petit nègre effronté qui avait osé rappeler à la France
qu’elle avait une dette de 21 milliards de dollars à l’égard de son ancienne
colonie, sans parler des réparations pour 150 années d’esclavage, suivies
d’un début de génocide. Marcel Dorigny, professeur à Paris VIII — pour la
caution historique et communiste — Yvon Chotard, ex adjoint au maire de
Nantes depuis rallié à l’UMP — pour la caution socialiste — le dominicain
Serge Danroc — pour bénir l’opération — Serge Robert, président de la banque
des Antilles françaises, l’indispensable financier, proche évidemment des
Békés, sans oublier Jacky Dahomay, l’oncle Tom de cette fine équipe, le
protégé de la conseillère Blandine Kriegel, ex-prof de philo mao au lycée
Buffon, devenue avec l’âge grande prêtresse de la chiraquie. Plus
insignifiants : Myriam Cottias, Florence Alexis, Gérard Barthélémy, François
Blancpain. Ajoutons l’ambassadeur Philippe Selz et François Marchand, du
quai d’Orsay, qui, eux, exécutaient les ordres sans états d’âmes et avaient
au moins le mérite d’être des professionnels.
J’allais oublier Christophe
Wargny, qui a fait sa carrière à la faveur de ses reniements. L’auteur de
Haïti n’existe pas (tout un programme !) ne faisait pas partie de la
commission, mais il s’est toujours montré prêt à accourir devant les micros,
et zélé, quand on le sifflait, pour venir mordre la main qui l’avait nourri.
Et aussi Charles Najman, journaliste autoproclamé « cinéaste » et
spécialiste d’Haïti qui, en toute objectivité, a réalisé Le temps des
chimères, du nom méprisant donné aux partisans d’Aristide.
C’est dans ce
vivier de macoutes français qu’on choisira probablement ceux qui, au pays
des droits de l’homme, auront le droit de parler d’Aristide ces jours
prochains et seront présentés par la presse aux ordres comme des
spécialistes incontournables de la négritude. Comme d’habitude, sans la
moindre preuve, ils accuseront Aristide d’avoir été un dictateur, un
trafiquant de drogue et de s’en être mis plein les poches. Ils s’apitoieront
sur la « malédiction » qui frappe Haïti. Malédiction dont le retour du
président ne sera pour eux, évidemment, après le tremblement de terre et le
choléra, qu’un nouvel épisode. Ils demanderont une fois de plus la mise sous
tutelle de l’ « homme blanc » de cette « pupille de l’humanité ».
Pour tous
ces gens, le retour d’Aristide, c’est certain, n’est pas une bonne nouvelle.
On serait tenté d’en sourire si la répression qui s’est abattue sur Haïti
après l’enlèvement de Jean-Bertrand Aristide n’avait fait plus de dix mille
morts. On lit aujourd’hui qu’Aristide serait encore « très populaire »
auprès des Haïtiens les plus pauvres. C’est vrai que ceux-là ne votent pas
et qu’une certaine France aimerait bien, comme en 1802 (après avoir adopté
les orphelins…) les jeter aux chiens. Mais ils constituent quand même 99 %
de la population.
[1] Voir : « La CIA déstabilise Haïti », « Coup d’État en Haïti » et « Paris relâche le président haïtien », par Thierry Meyssan ; « Jean-Bertrand Aristide, un an après », par Claude Ribbe ; « Haïti : ce que ne montrent pas les grands médias », par Ernesto Carmona, Réseau Voltaire, 14 janvier, 1 et 16 mars 2004, 22 février 2005, 7 mars 2005.
[2] « Régis Debray en Bolivie et en Haïti », par Claude Ribbe, Réseau Voltaire, 11 février 2010.
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