En 1996, la "guerre à la drogue" lancée quatre ans auparavant par le roi Hassan II a pris la forme très médiatique d’une vaste campagne d’"assainissement". Alors que le pouvoir s’était jusqu’à présent efforcé de nier ou de minimiser l’importance prise par la production et le trafic de haschisch dans le pays, le feuilleton des saisies, arrestations et procès a fait l’essentiel de l’actualité nationale au long de l’hiver et du printemps. De plus, profitant de nouvelles dispositions constitutionnelles, l’opposition obtenait que la première Commission parlementaire d’enquête de l’histoire du pays, constituée en février 1996, soit consacrée au sujet. Cependant, au delà du discours et des actions spectaculaires, le gouvernement n’a toujours pas apporté à ses partenaires étrangers, notamment européens, la preuve d’une volonté réelle d’abandonner la politique de laisser-faire qui était jusqu’ici de mise.

Favorisée par les conditions climatiques, la production de cannabis a, pour la deuxième année consécutive en 1996, atteint des niveaux records. Le Maroc confirme ainsi sa place de premier fournisseur de haschisch pour le marché européen et donc, probablement, de premier exportateur mondial de cette drogue. Les réseaux démantelés, les plus visibles et les plus anciens, sont d’ores-et-déjà relayés par des filières "industrielles", plus professionnelles et capables d’exporter la résine de cannabis par lots de plusieurs dizaines de tonnes. Ces organisations disposent de solides relais en Europe, comme l’ont notamment démontré deux importants cas de blanchiment rendus publics par la justice belge. Après quatre ans de "guerre", le paysage des drogues au Maroc n’a donc pas subi de bouleversement en profondeur, mais plutôt un "toilettage".

Une production record

En janvier 1997, soit onze mois après sa création, la Commission parlementaire d’enquête sur la drogue estimait dans son rapport final que les cultures de cannabis couvrent au Maroc une superficie de 70 000 hectares, ayant produit, en 1995, 1 500 t de haschisch. Lorsqu’il avait lancé sa guerre à la drogue, à l’automne 1992, le roi Hassan II avait reconnu que les cultures illicites s’étendaient sur 50 000 ha (l’évaluation généralement admise jusque là variait entre 30 000 ha et 35 000 ha), sans avancer de chiffre de production. Mais dès 1993, l’OGD se fondait sur une longue enquête de terrain pour établir une fourchette de 65 000 ha à 74 000 ha, représentant un potentiel annuel de production de haschisch compris entre 1 500 t et 2 000 t. Abderrahim Benmoussa, ambassadeur représentant permanent du Maroc auprès des organisations internationales, soutenait encore en avril 1996, devant la Commission des stupéfiants des Nations unies à Vienne, que "les superficies dévolues à la culture de cannabis dans son pays sont officiellement de 50 000 ha", pour une production de résine de "450 t dans le scénario le plus catastrophique". Ce calcul permettait au diplomate d’affirmer que, compte tenu des saisies de haschisch marocain enregistrées chaque année dans le monde (autour de 200 t depuis le début des années 1990), le royaume chérifien ne pouvait mathématiquement satisfaire 70 % de la consommation européenne de résine de cannabis (statistique de l’Organisation mondiale des douanes) et pouvait encore moins prétendre au titre de premier exportateur mondial de cette drogue.

Bien que par ailleurs d’une grande prudence, le rapport parlementaire rend donc caduque la position du gouvernement. Une position d’autant plus difficile à tenir que le Département d’Etat américain estime, dans son rapport de mars 1997, que les abondantes pluies hivernales qui se sont abattues sur le Rif pour la deuxième année consécutive ont entraîné, en 1996, une augmentation de 10 % des cultures illicites, qui atteindraient entre 80 000 ha et 85 000 ha. Enfin, il faut noter que pour la première fois en 1996, de hauts responsables de l’administration marocaine ont publiquement admis ce que l’OGD affirme depuis quatre ans : la zone traditionnelle de culture du Rif central s’étend un peu plus chaque année vers l’ouest et le sud, dans les provinces de Chefchaouen, Larache et Taounate. Cette extension constante des plantations de cannabis a sans doute permis, en 1996, de récolter suffisamment de matière végétale (ou kif) pour en extraire, après séchage et stockage, au moins 1 900 t de résine qui seront prêtes pour la commercialisation à partir de la mi-1997.

Le "cartel de Tanger" dans le collimateur

Le coup d’envoi de la "campagne d’assainissement" qui, depuis janvier 1996, est menée par l’Unité de coordination de la lutte antidrogue (UCLAD), sous l’autorité du ministère de l’Intérieur, a été donné le 19 décembre 1995 par l’arrestation, à Tétouan, d’Abdelaziz El Yakhloufi. Possédant la double nationalité marocaine et espagnole, El Yakhloufi était l’un des barons les plus connus du nord du pays, à la tête d’une filière intégrant le transport de la drogue depuis les zones de production du Rif central, le stockage dans sa réserve de chasse de la région de Tétouan, l’envoi en Espagne par voie maritime, jusqu’à la réception par des grossistes d’Amsterdam (dont les dénommés Merouane et Ali Ouled Laaskar). Outre de multiples comptes bancaires au Maroc, à Gibraltar, en Espagne et au Canada, plusieurs sociétés et de nombreux biens immobiliers dans ces mêmes pays, l’homme était également propriétaire d’un yacht et d’un parc automobile de quinze véhicules. Jugé dès le printemps à Salé, ville-jumelle de la capitale Rabat, il écopera de 10 ans d’emprisonnement. L’accusé et l’un de ses principaux complices, Alfonso Conessa Ros, Espagnol résidant à Tanger, feront état pendant les audiences de relations personnelles avec Fidel Castro (de fait, El Yakhloufi avait établi des liens commerciaux avec Cuba) et chercheront à se disculper en se présentant comme des collaborateurs réguliers de la justice espagnole et du gouvernement marocain. Pendant les six premiers mois de l’année 1996, d’autres arrestations à la chaîne déboucheront sur une série de maxi-procès, menés avec une diligence peu habituelle de la part de la justice marocaine. A Tétouan, Rachid Temsamani échappe à la police. Mais Mohamed Derkaoui, Salama de son vrai nom, comparaît avec une quarantaine de co-accusés, sur les 161 cités au dossier. Il écope de dix ans d’emprisonnement - la peine minimale requise - et voit tous ses biens confisqués. Propriétaire d’une demi-douzaine de palais à Tanger, de chalutiers et d’un chalet côtier avec plusieurs garages à bateaux à Dalia, au nord de Tanger, il avait mis son village natal à son service. Mohamed Hattachi, l’un de ses principaux partenaires, tombera lui aussi, de même que Mohamed Mahjour, dit Allouch, soupçonné de fournir en hachich des familles de la mafia sicilienne. A Al Hoceima, ce sont les frères Arbiti qui font les frais de la campagne. A Tanger, les cibles ont nom Baghdad Belmokaddem, Mohamed Boulaich (dit Mazozi) et surtout, Ahmed Bounekkoub, alias H’midou Dib ("Le Loup"). Dix ans d’emprisonnement pour cet ancien marin pêcheur qui aurait expédié en Europe plus de 600 t de haschisch depuis la fin des années 1960. Propriétaire de son propre port (à Sidi Kankouch, au nord de Tanger), il s’était fait une spécialité du transport de la drogue vers les côtes espagnoles sur des embarcations rapides. La plupart des réseaux du nord (notamment ceux de Derkaoui, Hattachi, Allouch ou des frères Arbiti, avec qui il était associé dans des opérations immobilières à Tanger) auraient eu recours à ses services. A Casablanca, Mohamed Belmokhtar, surnommé Bouyandouzen ("Le Génie", en langue berbère) est surpris en train d’expédier dans des cartons de chaussures 3 t de résine de cannabis, le reliquat d’un lot de 7 t. Spécialisée dans le transport et le stockage en gros de drogues comme de produits de contrebande, son organisation est aussi impliquée dans la saisie de 13 t de haschisch en 1995. Une trentaine de ses membres comparaîtront avec leur chef.

Les réseaux identifiés et démantelés étaient les plus voyants, basés au nord du pays, dirigés par des contrebandiers d’origine modeste qui devaient beaucoup de leur pouvoir aux protections multiples dont ils avaient bénéficié - localement d’abord, puis parfois jusqu’aux plus hauts échelons du pouvoir central - dans les sphères politique, économique et administrative. Ces soutiens avaient permis à quelques-uns de ces barons d’encaisser sans trop de dommages une première campagne antidrogues en 1992-93. Mohamed "Bouyandouzen" Belmokhtar, par exemple, déjà condamné à dix ans de prison pour trafic en 1991, avait bénéficié d’une providentielle mesure d’amnistie en 1994. Ce traitement de faveur était peut-être dû aux services rendus à son parti, le mouvement national populaire (MNP - majorité). Abdelaziz El Yakhloufi avait, lui aussi, déjà été jugé à Tétouan, en 1993, dans le cadre d’une procédure exceptionnelle : le procureur général avait pris l’initiative de le poursuivre au motif que son nom était trop régulièrement évoqué depuis une dizaine d’années dans les procès de petits trafiquants. Au terme des deux mois d’audiences, qui avaient surtout vu défiler des témoins de la probité de l’accusé, le ministère public reconsidérait radicalement sa position pour requérir l’acquittement. En février 1996, le ministère de la Justice a d’ailleurs estimé nécessaire de dépêcher à Tétouan une commission chargée d’examiner ces jugements.

Faut-il s’étonner qu’aucun des procès de 1996 ne se soit appesanti sur les relations que les trafiquants entretenaient avec la bonne société ? Ainsi, l’arrestation de Salah Ahmout n’aura guère nui à la carrière de son gendre, puissant industriel, député de l’Union socialiste des forces populaires (USFP - opposition) et président de la Chambre de commerce de Tanger. De même, l’arrestation spectaculaire en mars 1996 d’Abderrahmane Arbaïn au cours des cérémonies officielles de la fête du Trône a rapidement été présentée comme un simple malentendu. Ce membre d’une influente famille d’hommes d’affaires et de politiciens, président du Rassemblement national des indépendants (RNI - majorité) de la commune tangéroise de Béni-Makada, joue décidément de malchance puisqu’il avait été interdit d’élections locales par le ministère de l’Intérieur à l’automne 1992 en raison de ses liens présumés avec le trafic et qu’à la même époque, il avait fait l’objet, comme d’autres notables de la ville, d’une enquête préliminaire pour association de malfaiteurs. Il avait ensuite été mis hors de cause.

Seule l’affaire Ahmed "Dib" Bounekkoub a pu un temps laisser croire à un grand déballage. Lors des premières audiences, l’accusé avait livré une impressionnante liste de complices : deux proches collaborateurs d’un ancien gouverneur de Tanger, trois anciens chefs de la police urbaine, de la police judiciaire et de la Sûreté nationale de la ville, trois colonels de gendarmerie et un colonel des Forces auxiliaires (police militaire affectée à la surveillance des côtes). Affabulation ou avertissement à destination des autorités de tutelle de ces fonctionnaires ? La suite des débats n’a pas apporté de réponse : c’est finalement en se bornant à nier toutes les accusations et en prétendant avoir totalement abandonné le trafic de drogues depuis 1975 que celui qui était présenté comme "le parrain de tous les trafiquants marocains" a été lourdement condamné par la Cour d’appel de Tanger, après de longues délibérations et reports d’audiences.

Syndrome colombien ?

Les vacances estivales 1996 auront sonné le glas de la campagne gouvernementale. Dès l’automne, les procès bouclés, le thème de la drogue disparaît quasiment de la une des journaux. Pour la commission parlementaire d’enquête sur la drogue, l’explication est simple : "Il a suffi de quatre mois pour écrouer et mettre hors d’état de nuire l’ensemble des barons de la drogue." Malheureusement, les saisies effectuées en Europe (104 t de janvier 1996 à mars 1997 pour la seule Espagne) et au Maroc même démentent chaque semaine ce discours angélique. Non seulement tous les gros réseaux de trafiquants n’ont pas été démantelés, mais certaines affaires révélées l’année dernière mettent en évidence la sophistication croissante d’organisations qui procèdent à des envois de plus en plus massifs de drogue, recourant à des moyens quasi industriels. Le dossier Echeeri en est l’illustration la plus spectaculaire. Il remonte à janvier 1995, avec l’arraisonnement, au large des côtes espagnoles du cargo Volga. A son bord, un chargement phénoménal : 36 t de haschisch. Connu des Espagnols sous le nom de MS Paloma, le bâtiment avait échappé à la vigilance des douaniers qui l’avaient placé sous surveillance, le temps d’être rebaptisé et de charger sa cargaison au large du petit port d’Asilah, au sud de Tanger. Selon les sources de l’OGD, cette opération de transbordement était au moins la quatrième en un an, les précédentes portant sur des quantités équivalentes. L’interrogatoire de l’équipage, composé en majorité de marins russes et ukrainiens, permet l’identification du commanditaire du trafic, Abdesselam Echeeri, un Tangérois de 40 ans propriétaire de nombreux immeubles, terrains, restaurants et clubs de la région. Des relevés téléphoniques faisant état d’appels entre le Volga et l’un de ces clubs, le Miami, aident à l’identifier. Interpellé au Maroc, Echeeri bénéficie d’une mise en liberté provisoire, sans doute achetée au prix fort à un magistrat. Après quoi, le dossier est confié à la Brigade nationale de la Police judiciaire, qui reçoit directement ses ordres du palais royal. Echeeri est condamné par défaut à dix ans de prison par un tribunal de Rabat et un mandat d’arrêt international est émis contre lui par le Maroc. En fait, usant de sa qualité d’homme d’affaires prospère, le trafiquant avait obtenu l’autorisation de résider en Belgique et s’était installé à Bruxelles avec une partie de sa famille. Il sera identifié par la police belge, appréhendé en mai 1996 et immédiatement placé sous écrou extraditionnel à la demande des Marocains. L’enquête révèlera que, sous couvert de la société immobilière Immo Mabel, Echeeri avait installé en Belgique un "terminal de blanchiment". La société était destinée à intégrer l’argent blanchi dans l’économie belge. Le haschisch alimentait les marchés belge, néerlandais, britannique, français et danois. Les produits de la vente (notamment dans les coffee-shops néerlandais) revenaient en Belgique, parfois après avoir transité par des comptes bancaires domiciliés aux Pays-Bas et à Gibraltar. Immo Mabel investissait alors les fonds dans le commerce du poisson, l’achat d’immeubles et de terrains de l’agglomération bruxelloise et un important parc automobile.

Toujours en Belgique, une autre affaire est venue confirmer à quel point les agents économiques marocains, confrontés à un manque structurel de liquidités, savaient se montrer accueillants pour l’argent de la drogue. Au mois de juillet, la banque privée Chaabi était mise à l’amende pour avoir volontairement fractionné les sommes d’argent déposées aux guichets de son agence anversoise, évitant ainsi d’avoir à prévenir la Cellule de traitement des informations financières, chargée de détecter les opérations de blanchiment en Belgique. Plusieurs centaines de millions de francs belges, provenant de la vente de haschisch aux Pays-Bas, ont été ainsi déposés à la banque, qui ventilait ces sommes sur de multiples comptes - souvent à l’insu de leurs titulaires - pour ne pas franchir le seuil des 10 000 ECU, au-delà duquel les dépôts en liquide doivent être signalés.

Autant de dossiers qui metttent à mal la traditionnelle version marocaine d’un trafic de haschisch qui associerait, d’un côté du détroit de Gibraltar, de pauvres paysans marocains sous-payés et, de l’autre, des organisations de trafiquants, exclusivement étrangères et qui seraient les seuls bénéficiaires. C’est aussi un exemple sans précédent de coopération judiciaire entre le Maroc et la Belgique. Aurait-elle été aussi pleine et efficace si Echeeri n’avait pas été identifié par la police belge en pleine vague de procès des barons ? L’avenir permettra d’en juger. Mais il ne fait aucun doute que d’autres réseaux marocains disposent d’un savoir-faire "industriel" comparable à celui d’Echeeri. Agissant sous le couvert de grandes entreprises (agro-alimentaires, de pêche hauturière, de transport, d’import-export, etc.), leurs organisateurs comme leurs structures sont basés à Casablanca, Rabat, Agadir ou dans d’autres centres industriels du Sud, loin de la zone habituelle de production. Et les autorités de Rabat n’ont pas, jusqu’ici, fait la preuve de leur capacité, ou même de leur volonté, de s’attaquer à ces groupes parfaitement intégrés à la vie économique du pays. On peut même se demander si le pouvoir n’a pas fait le choix délibéré de livrer en pâture à l’opinion nationale et internationale les anciens bergers analphabètes devenus barons du kif, pour mieux éviter de s’en prendre aux industriels du haschisch. De sacrifier le "cartel de Tanger" au profit d’un "cartel de Casablanca", plus présentable, rééditant la stratégie du gouvernement colombien - et de son allié américain - qui laissa longtemps prospérer les narcos de Cali tout en se montrant impitoyable envers ceux de Medellín.

Les enjeux de l’assainissement

La campagne d’assainissement n’a pas seulement pris pour cible les trafiquants de drogues. Les autres cibles désignées étaient la corruption et la contrebande des biens de consommation. Le chiffre d’affaires de la contrebande aurait atteint, en 1994-95, trois milliards de dollars, soit l’équivalent de la production industrielle ou le tiers du PIB. Il s’agit d’abord du flux de marchandises qui, depuis les enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla, inonde tout le nord du pays, et jusqu’aux marchés de Fès, Rabat ou Casablanca. Mais aussi, et surtout, d’une "contrebande scientifique" dont les opérateurs, commerçants et entrepreneurs, souvent liés à la bourgeoisie d’affaires de Casablanca, bénéficient d’importantes complicités au sein de l’appareil d’Etat. Il ne fait guère de doute que ces mêmes "gros bonnets" jouent un rôle moteur dans le développement du trafic de haschisch par fret maritime. Contre la première contrebande, celle des fourmis, une série d’opérations "coup de poing", de contrôles et barrages routiers émailleront les premiers mois de l’année 1996. L’action contre la deuxième se limitera au maxi-procès de Casablanca, où 21 cadres de l’administration des douanes et impôts indirects comparaissaient pour contrebande et corruption. En vedettes, Ali Ammor, directeur général des douanes au début de l’enquête ; son prédécesseur, Hammad Jaï Hokaïmi qui, à la veille de son départ, en 1994, avait ordonné la suppression du service des Manifestes de son administration après avoir fait procéder à la destruction de 20 t d’archives dudit service ; Ahmed Hamza, le sous-directeur représentant les douanes au sein de la Commission nationale de lutte contre la contrebande mise en place en 1995, ou encore deux anciens dirigeants du port de Casablanca et un ancien député, membre fondateur du RNI.

A l’heure des bilans, on pourrait à nouveau se poser la question de la portée réelle de l’action des autorités. Mais il semble ici plus utile de se demander pourquoi l’assainissement est apparu au gouvernement marocain comme une nécessité politique. Il lui fallait, d’abord, corriger son image à l’extérieur. Le gouvernement de Rabat a, ainsi, été particulièrement indisposé, en novembre 1995, par une série d’articles dans la presse étrangère dénonçant la place du Maroc dans le trafic international de stupéfiants. Une mise en cause particulièrement mal venue, au moment où s’achevaient les délicates négociations de l’accord de libre échange (ALE) avec l’Union européenne signé le 11 novembre 1995. Il s’agissait, surtout, de répondre à deux types de critiques :

 l’Union européenne et certains pays membres (Espagne en tête) dénonçaient le laxisme marocain en matière de drogues et d’émigration clandestine. Depuis quatre ans, Bruxelles tire argument du manque de preuves de bonne volonté des autorités chérifiennes pour geler tout investissement dans le plan marocain d’éradication des cultures de cannabis et de développement des provinces du Nord (la participation demandée s’élève à 2 milliards de dollars sur 5 ans). L’"assainissement", de même que le (laborieux) lancement de l’Agence de développement des provinces du nord (ADPN), chargée de mettre en œuvre le plan de développement, avaient pour but de lever ces réticences ;

 la Banque mondiale et le FMI, après avoir longtemps considéré le Maroc comme un bon élève (l’ajustement structurel s’est théoriquement achevé en 1992), s’inquiètent de l’absence de politique économique, de la santé précaire des finances publiques et de la part croissante des secteurs informels et illicites dans la vie du pays. Ce alors que l’intégration croissante du Maroc aux échanges avec l’Union européenne et donc son acceptation des règles du jeu libéral, supposeraient la mise en œuvre de réformes profondes. La mise en scène des campagnes d’assainissement est un moyen de gagner du temps.

Il est trop tôt pour déterminer si les actions menées ont porté leurs fruits à l’extérieur. Mais Rabat peut d’ores-et-déjà compter sur le soutien de la France et de l’Espagne. En mai 1996, Paris confirmait l’annulation de 1 milliard de francs de dettes marocaines, à convertir en investissements dans le développement du Nord du royaume, alors que la Caisse française de développement débloquait un crédit de 800 millions de francs pour le financement de projets dans la même région jusqu’en 1998. En décembre, c’était au tour de Madrid de convertir 40 % des dettes (soit 520 millions de dollars), toujours pour le financement de projets dans le Nord.

Mais l’enjeu de la "campagne" est aussi - et peut-être surtout - interne. Sous un régime autocratique où le jeu politique est totalement bloqué, vidé de contenu, les seuls enjeux de pouvoir résident dans les domaines économique et financier. Jusqu’à présent, la monarchie avait pu se contenter de laisser se développer, en s’efforçant de les contrôler, des activités illicites qui permettaient de désamorcer les tensions liées à la crise économique et sociale, notamment dans un Nord délibérément livré à lui-même par l’administration. Mais, depuis une décennie, le trafic de haschisch est devenu la première source de devises du pays et la contrebande représente au moins le tiers du PIB.

Pour reprendre l’expression de Béatrice Hibou, chercheur au Centre d’études et de recherches internationales (CERI - Fondation nationale des sciences politiques), loin de n’être que le "lot de consolation des petits", trafic de drogues et contrebande sont devenus "le nouvel Eldorado économique de puissants et riches personnages". La campagne d’assainissement permet au pouvoir central une démonstration de force dans le champ de l’informel, comme à l’époque où le sultan lançait ses troupes pour razzier les régions dissidentes, quand celles-ci refusaient de faire allégeance en négociant l’impôt annuel. "On peut, analyse le CERI, lire la réaction actuelle du pouvoir marocain à la fois comme la prise de conscience de l’autonomisation croissante de la société et comme une tentative de reprise en main". Il s’agit "d’éviter l’épanouissement des potentiels de dissidence et de tenter de redessiner de nouvelles formes d’allégeance".

Profitant de l’occasion, l’omnipotent Driss Basri, ministre de l’Intérieur grand ordonnateur de l’assainissement, aura porté quelques coups politiques. La campagne, qui touche une poignée de députés de tous bords, lui permet de substituer ses réseaux d’influence à ceux d’anciens protégés du palais. Elle vise aussi à contrer la menace que constitue la montée en puissance de l’islamisme. C’est en 1993 que les services marocains ont commencé à s’inquiéter sérieusement de l’influence croissante sur la population des intégristes musulmans. Ceux-ci, dans un contexte de crise sociale, ont beau jeu d’exploiter - notamment dans des cassettes de propagande - le thème de l’Etat notoirement corrompu pour séduire la clientèle des partis de gauche (syndiqués, étudiants), mais aussi pour infiltrer l’armée et les services de sécurité. Pour contrer cette offensive, le gouvernement avait déjà choisi de surmédiatisatiser un procès, celui du commissaire Tabet. Chef des Renseignements généraux de Casablanca, il avait usé de son pouvoir pour violer des centaines de femmes et de jeunes filles. Alors qu’il était condamné à mort, en mars 1993, et rapidement exécuté, une vague d’épuration plus discrète frappait des dizaines d’officiers de la même police politique, renvoyés ou poursuivis devant des tribunaux spéciaux aussi bien pour corruption que pour sympathies envers les islamistes. Il n’est guère étonnant que, prononçant son traditionnel Discours du Trône, le 3 mars 1996, Hassan II, le Commandeur des Croyants, ait tenu à prendre des accents de prédicateur pour expliquer ses objectifs : "Revoir la situation du foyer marocain (...) un foyer qui ne verse pas dans l’immoralité, qui vit dans la pureté et le respect des valeurs morales, qui agit dans une totale transparence et qui refuse que les contrebandiers s’y agitent ou que les pervers et autres destructeurs en paralysent l’économie". La campagne d’assainissement aura aussi montré à quel point, dans un contexte de crise économique et sociale, la marge de manœuvre des autorités est étroite. En incitant (ne serait-ce que temporairement) contrebandiers et trafiquants à faire profil bas, elle a plongé le Nord dans une grave crise immobilière (la construction était la forme privilégiée de blanchiment), commerciale et financière (la région draine 30 % des dépôts bancaires nationaux).

Pour les acteurs plus modestes, les conditions de vie ont même pu devenir précaires : la reprise massive de l’émigration clandestine à travers le détroit de Gibraltar en témoigne. Les violentes émeutes dans le quartier-bidonville de Béni Makada, à Tanger, en juin 1996, sont sans doute également à mettre sur le compte des difficultés éprouvées par le prolétariat des trafiquants (dealers, petits passeurs). Enfin, les acheteurs de haschisch ont tiré prétexte de la répression pour obtenir une baisse des prix du kif. La perte de revenus qui en a découlé pour les paysans risque d’être compensée par une nouvelle augmentation des surfaces cultivées.

Il faut enfin noter que la nouvelle liberté avec laquelle est abordée la question des drogues dans le débat public reste strictement limitée au cannabis et à des dérivés. Le transit de drogues dures (notamment de cocaïne) à destination du marché européen, évoqué depuis le début des années 1990, notamment par l’OIPC-Interpol, n’est toujours pas reconnu officiellement. Et aucune annonce officielle de saisie n’est venue le confirmer. Pourtant, l’opération de police menée à Tanger contre le réseau de H’midou Dib avait permis, lors de la perquisition menée dans l’un de ses immeubles, de découvrir des paquets de poudre blanche (un stock de plusieurs kilos de cocaïne, selon les sources de l’OGD). Les témoignages et informations parues dans les jours qui ont suivi n’ont jamais reçu de démenti. Un fait, en revanche, ne souffre aucune contestation : la consommation d’héroïne (fumée dans 90 % des cas) et de cocaïne continue de se répandre dans les villes du nord, principalement Tanger et Tétouan.