Présidence de M. Jean-Pierre SCHOSTECK, Président

M. Jean-Pierre Schosteck, président - Nous accueillons maintenant M. Philippe Nogrix, représentant l’Assemblée des départements de France.

(Le président lit la note sur le protocole de publicité des travaux de la commission d’enquête et fait prêter serment.)

M. Philippe Nogrix - Vous avez demandé aux présidents de conseils généraux de répondre à six questions.

Question n° 1, le bilan, les préconisations et les novations dans le domaine de la prévention spécialisée, qui est de la compétence des conseils généraux.

Les prémices de la prévention spécialisée sont apparues dans les années cinquante, à titre privé. A l’origine, ce sont des associations de parents confrontés à des problèmes avec leurs adolescents qui se sont regroupées.

En 1972, il y a eu une officialisation et une prise en compte de l’éducation spécialisée sur des principes de base qui continuent à être requis aujourd’hui : une action éducative sans mandat administratif ou judiciaire, avec une libre adhésion et un respect de l’anonymat.

Les conseils généraux ont acquis la compétence par la loi particulière de janvier 1986. Pour ce faire, ils ont décidé en grande majorité de donner délégation aux associations qui assuraient cette mission et avec lesquelles ils ont passé convention. Comme la loi le leur imposait, ils leur ont attribué les moyens de remplir leur mission.

Quelques départements ont créé des services départementaux. Mais il est inutile d’insister ici sur la grande diversité des départements français. Chacun a son histoire, chacun a sa culture, chacun vit dans un milieu particulier.

Le public dont nous avons la charge, ce sont les jeunes de dix à vingt et un ans. Cette démarche, que l’on peut qualifier d’éducative de proximité, nous essayons de la mettre en cohérence avec l’ensemble des actions socio-éducatives que nous conduisons. Elle s’inscrit dans un cadre de plus en plus fréquemment écrit, qui est la référence sur laquelle nous pouvons nous appuyer ; je veux parler des schémas départementaux de protection de l’enfance. Les conseils généraux élaborent de plus en plus des projets sociaux départementaux qui déclinent la façon dont les procédures sont mises en oeuvre et décrivent l’évaluation des résultats.

S’agissant du bilan des actions qui sont mises en oeuvre dans les départements, force est de reconnaître qu’il est assez mitigé. Cela fonctionne plus ou moins bien selon les départements. On sait que le manque de stabilité économique, la situation inquiétante du chômage déstabilisent beaucoup les jeunes.

Quand ils ne trouvent pas leur place dans la société, ils ont tendance à se marginaliser soit en consommant de l’alcool, des produits stupéfiants ou des drogues, soit en exprimant par une certaine violence leur refus de la société.

Aujourd’hui, dans les quartiers les plus durs s’est mise en place une organisation de plus en plus efficace pour nuire à la société par des vols ou des dégradations. Tout commence par des incivilités : agressions verbales, jets de pierres ou de cailloux sur les carrosseries des voitures... Des trafics en tous genres s’organisent, notamment dans les sous-sols des HLM, dans les friches industrielles ou artisanales.

Il nous faut réagir contre certains éléments du bilan qui nous paraissent très inquiétants. Comment faire ? Ce que nous aimerions bien, c’est pouvoir sortir du principe de la libre adhésion du jeune et de l’anonymat.

Pourquoi cela ? Parce qu’il nous semble important de faire comprendre au jeune que, de temps en temps, il a besoin de recevoir certaines instructions lui indiquant la direction à suivre. Il faut l’obliger à adhérer à un contrat de « remise dans les clous ». Et cela, pour l’instant, nous ne pouvons pas le faire sans l’accord du jeune. Nous sommes obligés de le laisser venir voir l’équipe de prévention quand il veut bien le faire. Mais nous ne pouvons pas l’y contraindre tant qu’il n’y a pas de mesure judiciaire.

Nous aimerions permettre l’établissement d’un contrat d’objectifs que chaque jeune aurait à atteindre, contrat prédéfini avec son éducateur spécialisé, bilans d’étapes à l’appui.

Nous réclamons une commande claire des actions à mettre en oeuvre sur un territoire bien délimité. Dans l’état actuel des choses, le président du conseil général doit définir chaque année les territoires sur lesquels ses équipes spécialisées vont intervenir. Nous préfèrerions que ce soient les villes qui définissent la commande, et ce sur un mode beaucoup plus territorialisé.

Nous souhaitons donc la mise en place de partenariats inter-institutionnels basés sur la confiance et le respect, partenariats passés avec la PJJ, avec la police ou avec les services des villes puisque le recours aux contrats de ville est de plus en plus fréquent.

Question n° 2 : le bilan de la PMI et son utilité psychosociale.

Il nous semble important d’insister sur le fait que cette compétence qui nous a été donnée dans le cadre de la loi du 18 décembre 1989 est capitale en matière de prévention précoce. C’est à travers les services de PMI dans les départements qu’on peut, dès le départ, commencer un travail social pour éviter qu’apparaissent des précarisations et des marginalisations.

Cette structure nous permet d’intervenir dans les familles à des moments très précis pour essayer de les ressouder. C’est ainsi que lors de leur grossesse, les femmes sont très réceptives. Elles ont besoin de conseils, notamment pour leur suivi-santé. Lorsqu’elles ont été bien conseillées, soit en prénatal, soit en posnatal, elles acceptent volontiers un suivi des enfants jusqu’à l’âge de six ans.

C’est un suivi des populations qui intervient vraiment à titre préventif. La PMI est peu connue en dehors du microcosme des conseils généraux, mais nous réclamons ce domaine de compétences qui est pour nous capital.

Notre intervention se situe à trois niveaux : conseil, dépistage et actions.

Conseil aux jeunes mères qui, hélas, de plus en plus souvent, ne savent pas ce qu’est la maternité, ce qu’est la prise en charge d’un enfant en bas âge. Les conseils généraux font un travail très important à cet égard. Le planning familial est un moment privilégié du conseil à la jeune adolescente qui commence à devenir une femme et qui, bien souvent, ignore son devenir et les risques qu’elle encourt parce que les choses ont été banalisées sans être expliquées.

Dépistage : la PMI nous permet de faire des bilans de santé dès la maternelle pour les troubles auditifs et visuels ou les difficultés de langage. On reproche à l’Education nationale de laisser sortir un pourcentage relativement important de jeunes qui ne savent pas lire, écrire et compter. Il est vrai que si aux handicaps familiaux s’ajoutent des handicaps physiques, quels que soient les efforts du système éducatif, il ne parviendra pas à tout contrôler. C’est la raison pour laquelle le bilan de santé dès la maternelle me paraît essentiel. J’ai souvent eu l’occasion de dire que je regrette la disparition du service militaire, qui était le moment privilégié pour faire le bilan de santé de la nation.

Actions : les services départementaux pratiquent des visites à domicile avec des médecins, des infirmières, des assistantes sociales pour mettre en place le plus rapidement possible un accompagnement en vue d’éviter la précarisation.

Le conseil général pratique également des actions de formation. Il a l’obligation de donner une formation de base aux assistantes maternelles agréées. Ce sont des professionnelles qui accueillent des enfants déplacés momentanément de leur famille soit pour des raisons de sécurité, soit pour des raisons d’hygiène, soit pour des raisons de placement judiciaire.

Le bilan de la PMI est en général relativement correct sur l’ensemble du territoire. C’est un très bon observatoire du potentiel de la nation et de son état sanitaire.

Ce que nous aimerions, c’est élargir le champ d’intervention des départements. On s’aperçoit en effet qu’à la sortie de l’école primaire les enfants, bien souvent, ne sont plus suivis au niveau médical. Les départements étudient actuellement la possibilité d’un accompagnement médical jusqu’à la fin du collège, structure qui relève de leur compétence.

Il faut assurément renforcer les partenariats. Nous vivons l’époque de la mise en place des réseaux réactifs. Jesouhaite que nous arrivions très vite à nommer, pour chaque action sur le terrain social, un chef de file bien identifié. Animateur de réseaux, ancré dans une approche la plus globale possible, il lui appartiendra de développer les rencontres entre les familles et les intervenants du champ socio-éducatif que la déresponsabilisation des parents rend indispensable.

Nombre de départements pratiquent des cercles d’écoute, des cercles de parole qui réunissent, sur la base du volontariat, des mères et des pères de famille. La discussion a lieu en présence d’un professionnel qui n’intervient qu’en cas de dérapage. En général, cela marche très bien. Il importe de développer ce genre de rencontres.

Question n° 3 : comment voyons-nous l’articulation avec la PJJ ? Il y a incontestablement des points forts et des points faibles. Actuellement, la protection de l’enfance comporte deux dispositifs : le dispositif administratif, qui dépend des conseils généraux et le dispositif judiciaire, qui dépend du juge des enfants. Dès lors qu’il est fait appel au dispositif judiciaire, il y a signalement, qui aboutit bien souvent à un placement, puis à un suivi.

Les signalements sont devenus de plus en plus nombreux de la part de l’Education nationale et des travailleurs sociaux. En effet, des éducateurs qui travaillaient avec des familles sous la forme contractuelle se sont vu reprocher de ne pas avoir pratiqué le signalement au pouvoir judiciaire et ont été condamnés. Ils ont donc maintenant tendance à signaler les choses dès que la déstabilisation commence.

Je crois nécessaire d’établir des partenariats beaucoup plus étroits entre le pouvoir judiciaire et le pouvoir administratif des départements. J’appelle à la concertation, à l’harmonisation des pratiques, à la définition de procédures complémentaires autour d’un partenariat basé à la fois sur la confiance, le respect et l’acceptation des procédures des uns et des autres.

Premier poste budgétaire du département - la moitié du budget est consacré au secteur social et, sur cette enveloppe, 40 % revient à l’aide sociale à l’enfance - l’aide sociale à l’enfance devra rester le domaine social prioritaire du département. C’est véritablement le coeur de métier des conseils généraux qui tiennent à garder ce leadership tout en s’attachant à rechercher une meilleure articulation avec le pouvoir judiciaire.

J’en viens au bilan de l’action, qui comporte deux versants totalement différents, le versant préventif et le versant curatif. Le versant préventif est moins perceptible de l’extérieur puisqu’il s’agit d’une aide directe aux familles. Si une relation s’élabore entre la famille et le travailleur social, c’est en vue d’une prise en charge globale des enfants et pour faire comprendre aux parents qu’ils ont un rôle à multiples facettes à remplir.

Le versant curatif est le domaine de l’autorité judiciaire. L’enfant fait l’objet, soit de mesures de placement, soit de mesures d’aide éducative en milieu ouvert. Il faut réorganiser les choses pour mettre un terme à la concurrence néfaste entre les procédures de l’aide sociale à l’enfance et l’intervention judiciaire.

Cette amélioration passerait par la rédaction par le Conseil général, conjointement avec l’autorité judiciaire, de schémas départementaux de plus en plus nombreux. La situation évolue tellement vite dans les quartiers que nous avons absolument besoin d’un observatoire des enfants en danger. Il faut une volonté commune, une réflexion conjointe entre l’ADF et le ministère de la justice.

Question n° 4 : quelle est notre position vis-à-vis des contrats, contrats de ville conclus avec la CNAF et l’Education nationale ?

L’ADF est le promoteur de ce genre d’actions. Nous avons un travail important à accomplir pour mieux définir dans les départements le cadre de la prévention spécialisée et pour bien positionner le département dans le fait urbain, phénomène que les uns et les autres avons découvert récemment et qui n’est pas facile à traiter.

Il faut absolument que le partenariat technique et financier soit très imbriqué dans les actions. Actuellement, nous travaillons beaucoup avec la Caisse des dépôts et avec la délégation régionale à la ville pour engager très fortement les départements - qui le sont déjà mais peut-être pas suffisamment - dans le domaine de l’insertion comme dans le domaine de l’éducation. Pour ce faire, nous avons choisi d’expérimenter sur dix-huit sites la mise en valeur des projets sociaux de territoires : chacun de ces territoires urbains fait l’objet d’une étude au terme de laquelle tous les partenaires sociaux vont élaborer ensemble un projet social.

Question n° 5 : préciser la manière dont sont réalisées les évaluations.

Les évaluations ne peuvent avoir lieu que dans le cadre des schémas de référence. C’est la raison pour laquelle nous insistons sur la mise en place de schémas départementaux, de projets sociaux de territoire et de chartes de qualité pour permettre la comparaison des procédures et des résultats des actions entre éducateurs du milieu judiciaire et éducateurs du département.

Question n° 6 : faut-il modifier les règles de financement des établissements d’hébergement accueillant les mineurs en danger, voire les mineurs délinquants ?

Cette question difficile est indissociable de toutes les autres. Il est bien évident que nous souffrons d’un manque d’établissements adaptés au monde moderne. Nous traitons le problème des enfants retirés de leur famille de la même façon qu’après la guerre : d’un côté, les familles d’accueil, de l’autre côté, les établissements.

Une réforme s’impose mais elle tarde, chacun attendant que l’autre la fasse. Nous avons besoin d’établissements d’accueil médicalisés car les établissements sont trop tournés vers l’éducatif, de sorte que les pratiques à la sortie sont très reproductives. Faute d’avoir été traités sur le plan médical, les jeunes sortent en apparence plus équilibrés mais ils reproduiront à un moment ou à un autre ce qu’ils ont vu dans leur famille.

M. Jean-Claude Carle, rapporteur - Le département deviendrait la collectivité pilote, notamment pour tout ce qui concerne le placement, qu’il soit de type social ou de type judiciaire. Seriez-vous prêt à aller plus loin et à prendre en charge des placements de type pénal ?

Vos avez dit qu’il serait intéressant de suivre la santé des jeunes au moins jusqu’au collège. Englobez-vous le côté sanitaire et le côté social dans le terme « santé » ? L’expérience de l’étranger a montré que, quand les signaux d’alerte sont décelés très tôt, on évite aux jeunes de sombrer dans la délinquance.

M. Philippe Nogrix - En ce qui concerne le département référent, monsieur le rapporteur, nous sommes prêts à aller jusqu’au traitement pénal. Simplement, nous savons très bien que tout ce qui touche le social ne peut se faire avec une révolution interne, il faut que ce soit une évolution acceptée, une évolution partagée.

Par conséquent, monsieur le rapporteur, je vous réponds : oui, d’accord, mais sous certaines conditions de partenariat et, notamment celles que j’aime toujours bien rappeler de respect et de confiance.

Sur le plan financier, je pense qu’il faudra aussi être très attentif car vous savez que notamment avec la mise en place de l’allocation pour les personnes âgées, les départements vont se trouver très fortement grevés.

Il faut donc bien faire attention qu’au moment où l’on va faire glisser certaines compétences, on veille aussi à faire glisser les moyens.

Par ailleurs, s’agissant du suivi des jeunes sur le plan de leur santé, il est bien évident que nous sommes également prêts : j’en veux pour preuve la réflexion que nous avons entamée puisque c’est nous qui les premiers avons évoqué ce point à l’Assemblée des départements de France. Bien évidemment les présidents de conseils généraux ne sont encore pas tous d’accord, il y a en a même qui ne le sont pas du tout.

Ce suivi nous paraît pour notre part primordial et nous sommes prêts à le poursuivre non seulement au niveau social -nous en avons l’habitude - mais également au plan sanitaire - nous saurons y mettre les moyens, car il nous semble que c’est là la première des préventions.

Très souvent en effet, on parvient à déceler d’éventuelles dérives vers la délinquance à travers l’état de santé et le comportement des individus. Ainsi, quand on voit un jeune qui commence à s’alcooliser, à fumer ou à se battre et à avoir des bleus partout, on sait qu’il se passe quelque chose.

Par conséquent, nous sommes prêts à répondre présents à vos deux questions, monsieur le rapporteur.

M. le président - La commission vous remercie, monsieur Nogrix.

M. Philippe Nogrix - C’est moi qui vous remercie, monsieur le président, car nous sommes très attentifs à l’évolution de la législation concernant toutes les compétences des conseils généraux. Cela nous paraît essentiel.


Source : Sénat français