La commission a entendu M. Pierre-Jean Luizard, chercheur au CNRS et historien de l’Islam contemporain du Moyen-Orient, sur l’Irak et l’après-guerre.

M. Pierre-Jean Luizard a estimé que le sort futur de l’Irak dépendrait de la durée des opérations militaires. Sicelles-ci peuvent s’achever dans un délai bref, cette victoire rapide renforcera l’unilatéralisme de l’action de Washington, déjà marqué par une entrée en guerre sans l’aval de la communauté internationale. En Irak, cet unilatéralisme signifierait l’élimination des forces réellement représentatives de l’opposition irakienne, pourtant passage obligé à toute solution à la question irakienne et la probable installation d’une administration directe américaine de l’Irak. Un tel scénario ne présage rien de bon, et pourrait créer un nouvel abcès de fixation dans la région, signifiant aux yeux des opinions arabo-musulmanes, une seconde " occupation occidentale ", après celle des territoires palestiniens.

Puis M. Pierre-Jean Luizard a décrit les forces et les faiblesses de l’opposition irakienne. Il a souligné que la nature du régime de Saddam Hussein avait contraint cette opposition à l’exil et à la division. Cette opposition a une connotation communautaire marquée, même si certains mouvements -comme le parti communiste ou les mouvements nationalistes arabes- transcendent ce clivage. M. Pierre-Jean Luizard a rappelé que la structuration de la population irakienne en trois principales communautés, kurde, sunnite et chiite, a permis toutefois l’élaboration de projets politiques nationaux destinés à tous les Irakiens. Ainsi en est-il du mouvement religieux chiite, qui constitue historiquement le principal pôle de résistance patriotique, depuis la création de l’Etat irakien en 1920. Ce mouvement préconise aujourd’hui un Irak souverain, jouissant d’une totale indépendance, constitutionnel et décentralisé à partir des anciennes provinces ottomanes constituées, du nord au sud, par Mossoul, Bagdad et Bassorah. Ce projet offre, selon M. Pierre-Jean Luizard, la meilleure garantie pour la reconstruction politique de l’Irak. Si la discrimination ethnique à l’égard des Kurdes est visible, dans le caractère arabe proclamé de l’Etat irakien depuis sa fondation, celle envers les chiites est largement invisible. M. Pierre-Jean Luizard a rappelé que, durant leur mandat, les Britanniques ont élaboré un code de la nationalité qui permettait l’attribution automatique de la nationalité irakienne aux sunnites (de rattachement ottoman), alors que les Irakiens de rattachement iranien, parmi lesquels de nombreux Arabes chiites, devaient prouver leur " irakité ". Entre ces deux extrêmes se trouvait la majeure partie de la population, notamment chiite, structurée en tribus, qui s’efforçait d’échapper au pouvoir central ottoman, synonyme d’enrôlement forcé dans l’armée et d’impôts, et qui n’avait qu’une vague notion de ce que signifiait une nationalité. Ces derniers ont finalement été assimilés aux Irakiens de rattachement iranien, faisant ainsi de l’immense majorité de la population irakienne des citoyens de seconde zone. La question centrale pour l’avenir est de savoir si les Etats-Unis remettront à plat ces institutions de discrimination confessionnelle et ethnique ou s’ils renégocieront -mais avec quelles franges de l’opposition au régime passé ?- une refondation d’un Etat irakien.

Beaucoup dépendra de l’attitude américaine à l’égard de la communauté chiite irakienne qui ne partage pas nécessairement le souci de l’Iran d’aboutir un jour à normaliser ses relations avec Washington. Une concurrence peut aussi apparaître entre l’Iran et certains chiites de " l’intérieur de l’Irak " pour incarner le meilleur partenaire chiite aux yeux des Américains.

Un débat a suivi cet exposé.

M. Xavier de Villepin s’est interrogé sur les projets ultérieurs des Etats-Unis, et notamment la poursuite de leur combat contre les pays composant " l’axe du mal " au premier rang desquels se trouvent l’Iran et la Syrie. Il s’est également inquiété de l’évolution possible du Kurdistan irakien.

M. André Rouvière a souhaité être informé sur l’état des groupes d’opposition iraniens installés en Irak avec l’aval de Saddam Hussein.

M. Pierre Biarnès a fait état d’une possible reconstitution à terme de l’alliance conclue à l’époque du chah entre l’Iran et les Etats-unis, notant la volonté ancienne de Washington de s’assurer des alliés non arabes dans la région, comme l’Iran des Pahlavi, la Turquie ou l’Ethiopie. Il s’est interrogé sur le rôle de l’armée turque sur la question kurde.

M. Jean-Pierre Plancade s’est également interrogé sur l’évolution envisagée pour les Kurdes d’Irak, étroitement surveillés par la Turquie. Il a estimé difficile la future installation, annoncée par les Américains, d’un état démocratique en Irak, s’est interrogé sur la pérennisation de la laïcité de ce pays et s’est inquiété de l’émergence de divers mouvements armés dans le pays.

M. Jean-Pierre Masseret s’est inquiété des motifs invoqués par les Etats-Unis pour poursuivre leurs opérations militaires si aucune arme de destruction massive n’est finalement découverte en Irak. Il s’est interrogé sur la possibilité, qui subsistait, d’une fuite de Saddam Hussein hors d’Irak, ainsi que d’une éventuelle emprise intégriste sur le pays.

Mme Jacqueline Gourault s’est inquiétée des risques de partition de l’Etat irakien, à la suite de l’intervention militaire américaine.

Mme Hélène Luc a déclaré s’attendre à une victoire militaire des Etats-Unis, qui ne résoudrait pas les difficultés résultant des perspectives politiques intérieures de l’Irak. Elle s’est également interrogée sur le rôle du parti communiste irakien.

M. Louis Moinard s’est interrogé sur les modalités d’articulation entre les rôles respectifs des forces militaires de la coalition et de l’ONU.

M. André Dulait, président, a rappelé que l’URSS avait en son temps installé en Afghanistan un gouvernement local, qui avait révélé son impuissance : un risque analogue ne pèserait-il pas sur l’action américaine en Irak ? Par ailleurs, M. André Dulait, président, s’est interrogé sur le coût de la reconstruction de l’Irak, que la production pétrolière irakienne ne permettrait pas, à elle seule, de financer.

En réponse, M. Pierre-Jean Luizard a apporté les éléments d’information suivants :

 l’action des Etats-Unis est régie par un grand pragmatisme, ce qui explique qu’aucun projet précis n’ait été vraiment arrêté pour la période qui suivra l’éviction du pouvoir de Saddam Hussein. Les divergences qui sont apparues entre les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, à ce sujet, permettront peut-être à la communauté internationale d’avoir, finalement, une action significative dans ce domaine ;

 les conditions d’entrée en guerre des Etats-Unis démontrent que ce pays privilégie une logique de puissance qu’il est difficile d’arrêter sauf à rencontrer un obstacle majeur. La gestion du dossier irakien demandera cependant du temps, avant que Washington n’envisage de se tourner vers d’autres pays de l’ " axe du mal " ;

 la fuite en avant des Etats-Unis dans une démarche unilatéraliste les conduira peut-être à saisir une " planche de salut " extérieure -notamment la communauté internationale- au cas où l’anarchie et le désordre intérieurs viendraient à se développer encore ;

 l’opposition iranienne en Irak, les Moudjahidines du Peuple de Massoud Radjavi (MKO), forte de 20.000 à 25.000 combattants surarmés, est considérée à juste titre par Téhéran comme un groupe terroriste, tandis que les Irakiens les voient comme des mercenaires au service de Saddam Hussein, chargés des basses oeuvres du régime contre les Kurdes, les chiites et certains opposants parmi les grandes tribus arabes sunnites. Bizarrement, les MKO ont toujours pignon sur rue en France ;

 une administration de l’Irak par l’ONU pourrait être perçue comme une légitimation, a posteriori, de l’intervention militaire anglo-américaine, rappelant l’implication de la Grande-Bretagne dans ce même pays, sur mandat de la SDN, dans les années 20 ;

 les conditions d’entrée en guerre des Etats-Unis ont conduit ces derniers à " vendre ", par avance, le " butin irakien " à certains de leurs alliés régionaux comme la Turquie ou l’Arabie saoudite en excluant par exemple l’idée d’une autonomie kurde ou en écartant un " leadership " chiite à Bagdad. En même temps que l’exclusion de l’opposition irakienne, l’influence des Etats voisins sur l’avenir de l’Irak risque d’être d’autant plus sensible que la victoire américaine aura été facile ;

 les enjeux intérieurs autant iraniens qu’américains l’emportent actuellement pour ne pas permettre d’envisager à court terme une normalisation entre Téhéran et Washington par le biais du dossier irakien. Le lobby pro-israélien à Washington continue d’opposer son veto à toute association de l’Iran à l’après-Saddam ;

 plus que la démocratie, le problème le plus urgent en Irak est de savoir dans quelles conditions les différentes communautés du pays voudront continuer à vivre ensemble. L’idée d’un fédéralisme ethnique arabo-kurde s’avérera à terme suicidaire pour les Kurdes eux-mêmes. Ils auraient en revanche tout à gagner à imprimer leur marque dans de nouveaux textes institutionnels irakiens, qui prévoiraient par exemple la fin du caractère " arabe " de l’Irak, comme dans la première Constitution républicaine de 1958 (celle de Kassem) quiproclamait que l’Irak est formé de l’association de deux nations, arabe et kurde ;

 s’agissant des relations entre chiites et sunnites, une solution pourrait être la conclusion d’un concordat, un peu sur le modèle de celui passé entre l’Etat italien et l’Eglise catholique prévoyant l’extraterritorialité des villes saintes chiites, supervisée par les Etats musulmans concernés (Iran, Liban, Syrie, Bahrein, etc.). La reconnaissance, par l’Etat irakien, d’une autorité religieuse et politique chiite écarterait le sentiment de discrimination et permettrait d’ouvrir la voie à une participation chiite aux institutions de l’Etat irakien sur des bases sécularisées ;

 la France n’a pas été comprise par la population irakienne en s’opposant à l’intervention militaire anglo-américaine sans proposer d’alternative crédible pour mettre un terme au pouvoir de Saddam Hussein. Une des voies possibles pour restaurer la place de la France en Irak pourrait être d’appeler à une conférence internationale chargée de la reconstruction de ce pays sous l’autorité de l’ONU, à laquelle seraient conviés toutes les forces politiques irakiennes sans exception, ainsi que les pays voisins de l’Irak.

Source : Sénat français