François Mitterrand

Alors que l’opinion publique internationale prend progressivement conscience des manipulations et des mensonges de l’administration Bush junior qui lui ont permis de donner une apparence de légalité à l’attaque de l’Irak, de nouvelles révélations sont publiées sur le déclenchement de la Guerre du Golfe, en 1991.

Dans un livre très détaillé, le négociateur français Marc Boureau d’Argonne relate, jour par jour, comment la France négocia un protocole d’accord avec l’Irak et comment elle refusa, en définitive, de le signer. Publié en octobre 2002, à un moment où beaucoup croyaient encore en la parole de la famille Bush comme en une vérité révélée, Irak, Guerre ou assassinat programmé ? soulève une multitude de questions désagréables.

Résumons les faits. Les États-Unis, inquiets de voir leur allié Saddam Hussein devenir un acteur politique majeur dans la région du Golfe à l’issue de la guerre Iran-Irak, s’appliquèrent à lui tendre un piège. Ils poussèrent l’émir Al Jaber du Koweït à exploiter le pétrole situé dans la zone neutre entre l’émirat et l’Irak, au risque de pomper les nappes irakiennes. En outre, ils l’encouragèrent à réclamer à l’Irak exsangue le remboursement de l’aide militaire fournie par son émirat contre l’Iran. Simultanément, l’ambassadrice April Glaspie affirma à Saddam Hussein que Washington n’interviendrait pas dans un conflit Irak-Koweït, lequel serait assimilable à une affaire intérieure puisque le Koweït n’est jamais qu’une principauté amputée à l’Irak lors de la décolonisation britannique. Inconscient du traquenard, Saddam Hussein, en violation du droit international, envahit le Koweït, le 2 août 1990, réunifiant ainsi l’Irak et réglant par la même occasion tous ses problèmes.
Puis, l’administration Bush senior développa une campagne d’intoxication visant à faire croire que loin d’être une réunification par la force, l’invasion du Koweït était le début d’une série de guerres de conquêtes. Elle mit en scène de faux témoignages devant le Congrès, comme la célèbre « affaire des couveuses ». Surtout, elle réussit à intoxiquer la dynastie des Séoud et à lui faire croire que l’Irak s’apprêtait à l’attaquer à son tour. Elle put ainsi installer ses troupes en Arabie saoudite, rassembler une gigantesque coalition et lancer l’opération « Tempête du désert ».

Ahmed Ben Bella
L’ancien président algérien organisa
les discussions franco-irakiennes
dans sa propriété en Suisse.

Cependant, plusieurs dirigeants arabes crurent possible d’arrêter ce processus. Ils pensaient pouvoir faire entendre raison à Saddam Hussein et obtenir l’évacuation du Koweït. Encore fallait-il trouver une grande puissance qui accepte de prendre acte du retrait irakien en permettant au raïs de garder la face, puis de garantir la paix en échange de son geste. Pour jouer ce rôle, ils imaginèrent faire appel à la France. L’ancien président de la république algérienne, Ahmed Ben Bella, devint leur négociateur. Il disposait de la confiance de nombreux protagonistes et sa situation personnelle de retraite politique donnait un aspect non-gouvernemental à une démarche susceptible de provoquer une rétorsion états-unienne. Soucieux de maintenir les apparences, Ben Bella choisit d’établir un contact avec l’Élysée par une voie non-gouvernementale. Il était en relation avec un chargé de mission de l’Institut du Monde Arabe (IMA), Marc Boureau d’Argonne, qui était lui-même connu de divers protagonistes arabes, y compris koweïtiens. Producteur de films, dont Le Ciel et la boue Oscar du meilleur film documentaire en 1962, Marc Boureau d’Argonne présidait une association dévouée au cinéma dans le monde arabe et traitait à ce titre directement avec tous les gouvernements de la région [1]. Pour parfaire la filière, le président de l’IMA, plusieurs fois ministre gaulliste, Edgard Pisani, disposait d’un bureau à l’Élysée, en sa qualité de chargé de mission auprès du président socialiste François Mitterrand.
Du côté irakien, Saddam Hussein désigna son demi-frère Barzan Tikriti pour conduire les négociations. Il pouvait agir avec d’autant plus de discrétion qu’il était ambassadeur à Genève où Ben Balla disposait d’une résidence.

Pour montrer sa bonne volonté, Saddam Hussein accepta de faire le premier geste que lui demandèrent les Français : libérer les otages qu’il utilisait comme « boucliers humains ». Ce faisant, il manifestait sa confiance en la France et se privait de sa meilleure défense. Deux mois de négociations secrètes s’en suivirent.

Simultanément, une conférence de la dernière chance, publique celle-ci, fut organisée également à Genève. La délégation irakienne conduite par Tarek Aziz fit traîner les choses en longueur, espérant éviter de devoir se soumettre au diktat états-unien en jouant la carte française. Lorsque Tarek Aziz reçut confirmation que le protocole d’accord franco-irakien avait été accepté par les deux parties, il mit fin à la Conférence officielle et rentra à Bagdad pour y recevoir les Français et y signer la paix avec eux.

Marc Boureau d’Argonne
et Edgard Pisani

Ce protocole d’accord, dont Marc Boureau d’Argonne publie le verbatim, permet de mieux comprendre les exigences de l’Irak. Il prévoyait le retrait irakien du Koweït et le déploiement d’une force de l’ONU dans l’émirat, la convocation d’une conférence internationale sur la sécurité collective dans le Golfe et les conditions d’exploitation du pétrole, et des initiatives de paix pour le Liban et la Palestine.

La paix était à portée de main. C’est pourtant à ce moment précis que François Mitterrand changea de position. Alignant soudainement le point de vue de Paris sur celui de Washington, il retarda, puis annula le voyage de son ministre des affaires étrangères, Roland Dumas, à Bagdad. Prenant acte de l’échec de la conférence diplomatique officielle, les États-Unis firent tonner la Tempête sur le désert. La guerre fit plus de 100 000 morts du côté irakien. Elle coûta 54 milliards de dollars aux armées belligérantes et 350 milliards de dollars de plus à l’économie mondiale. Le revirement de François Mitterrand marqua un refroidissement des relations diplomatique entre la France et de nombreux États arabes qui avaient suivi le processus de négociation et espéraient son succès. Il fut sanctionné par l’annulation de nombreux contrats commerciaux, notamment en matière d’armement, plongeant la France dans une nouvelle crise économique qu’aucun de ses voisins européens n’a connue.

Ces éléments, qui ont été confirmés par le Premier ministre de l’époque, Michel Rocard, dans une post-face qu’il a rédigé à Irak, Guerre ou assassinat programmé ?, soulèvent bien des questions. Restés secrets pendant douze ans, ils n’ont jamais été commentés par François Mitterrand, qui n’a donc jamais eu l’occasion d’expliquer son revirement.
Pour certains, le président Mitterrand a entretenu deux fers au feu, avant de choisir de laisser les États-Unis écraser l’Irak. Pour d’autres, il a participé aux manipulations de l’administration Bush senior en faisant croire aux Irakiens qu’ils disposaient d’une alternative pour les pousser à libérer leurs « boucliers humains », puis à rejeter les conditions de la Conférence officielle de Genève.

Irak, Guerre ou assassinat programmé ?


de Marc Boureau d’Argonne, édition François-Xavier de Guibert, Paris, 2002.