M. Yamin MAKRI(, membre du Collectif des musulmans de France, accompagné de M. Fouad IMARRAINE, Mme Malika AMAOUCHE, militante féministe, Mme Malika DIF, écrivain, M. Bruno ETIENNE_, directeur de l’observatoire du religieux à l’IEP d’Aix-en-Provence, Mme Françoise GASPARD, universitaire, Mme Dounia BOUZAR, chargée de mission à la protection judiciaire de la jeunesse

(extrait du procès-verbal de la séance du 16 septembre 2003)

Présidence de M. Eric RAOULT, membre du Bureau

M. Eric RAOULT, Président : Mesdames et messieurs, chers collègues, je voudrais tout d’abord vous demander de bien vouloir excuser le Président, M. Jean-Louis Debré, qui est, pour 48 heures, en visite officielle en Tunisie. A sa demande, deux tables rondes ont été organisées relatives à la problématique du port du voile à l’école ; pour schématiser, et j’insiste sur ce point, je dirais que nous recevons, aujourd’hui, des personnes favorables à la liberté du port du voile à l’école, alors que demain, les personnes que nous auditionnerons sont plutôt défavorables au port du voile.

Mes chers collègues, nous recevons donc aujourd’hui différents responsables d’association et auteurs d’ouvrages relatifs au port du voile. M. Farid Abdelkrim, membre du conseil d’administration de l’UOIF, accompagné de M. Charafeddine Mouslim, M. Yamin Makri, porte-parole du Collectif des musulmans de France accompagné de M. Fouad Imarraine. Sont également présents plusieurs auteurs d’ouvrages sur le voile, intellectuels et autres signataires de l’appel du 20 mai dernier, paru dans le journal Libération, en faveur du port du voile : Mme Malika Amaouche, militante féministe et signataire de l’appel, Mme Malika Dif, écrivain, conférencière et auteur d’« Etre musulmane aujourd’hui » ; M. Bruno Etienne, membre de l’institut universitaire de France, directeur de l’observatoire du religieux à l’IEP d’Aix-en-Provence, Mme Françoise Gaspard, ancienne parlementaire, universitaire, diplômée de l’IEP de Paris, agrégée d’histoire, ancienne élève de l’ENA, maître de conférence à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, militante féministe, signataire de l’appel et auteur des « Foulards de la République » et Mme Dounia Bouzar, coauteur de l’ouvrage « L’une voilée, l’autre pas ».

Je vous propose, mesdames et messieurs, de commencer par un premier tour de table afin que vous vous présentiez, puis nous passerons au jeu des questions-réponses.

Mme Dounia BOUZAR : M. le Président, je vous remercie de nous recevoir. Je voudrais tout d’abord remarquer que mes titres universitaires n’ont pas été cités ! Sachez donc qu’au-delà de l’ouvrage « L’une voilée, l’autre pas », je suis également doctorante en anthropologie, chargée d’études et de recherches à la protection judiciaire de la jeunesse, au ministère de la justice. Je suis notamment chargée d’une mission nationale, « islam et action sociale », qui a pour objectif de valoriser les valeurs communes entre l’islam et l’occident auprès de tous les professionnels, afin de leur fournir des outils pour travailler sur le thème de la mise en avant de la référence musulmane par les jeunes. Je suis également la personnalité dite qualifiée du Conseil français du culte musulman (CFCM), depuis peu.

Jusqu’à présent, j’ai davantage travaillé sur le plan psychologique ; mes travaux ont consisté à tenter de comprendre - par des enquêtes de psychologie sociale - ce qui poussait les jeunes à vivre leur islam de cette façon.

Vous avez auditionné d’éminents sociologues, je ne vais donc pas redire des évidences. Je dirai simplement que ma position a consisté à travailler, non seulement sur le paramètre d’interactions - comment la société peut aussi injecter le contraire de ce qu’elle veut - mais également sur la question du croisement des mythes - comment la société française voit grandir sa première génération de Français de confession musulmane, la première vraie génération de jeunes complètement socialisés à l’école de la République et qui ont appris à dire « je ». Une rencontre, donc, avec les jeunes dans une nouvelle recomposition du fait religieux.

J’ai voulu montrer comment un certain nombre de jeunes filles revendiquent des valeurs universelles mais les détachent de l’unique histoire de France ; elles souhaitent rejoindre les autres Françaises sur un certain nombre de valeurs communes tout en revendiquant la lecture de ces valeurs dans la référence musulmane. C’est-à-dire une réappropriation des textes musulmans au prisme de la culture française.

Il me semble que l’histoire de France se rigidifie et souhaite être la seule à avoir produit certaines valeurs. Mais on assiste également, d’un autre côté, à un retour au mythe d’or de l’âge musulman qui se rigidifie aussi. Pour construire un avenir commun, il faudrait commencer par travailler sur les histoires et les mémoires.

Je ne développerai pas plus mon propos nous serons certainement amenés à y revenir lors du débat. Merci.

Mme Malika DIF : M. le Président, madame, messieurs les députés, je vous remercie de votre invitation ; nous y sommes si peu habitués que nous en sommes tout étonnés.

Je suis Française, convertie à l’islam depuis 30 ans, j’ai 66 ans. Je suis juriste de formation, j’ai travaillé pendant 44 ans, et je suis aujourd’hui retraitée. Je consacre mon temps - depuis déjà une vingtaine d’années - à l’éducation islamique, ou plutôt musulmane, car le mot islamique à une connotation particulière.

En tant que musulmane, je me suis d’abord préoccupée de la situation de la femme ; tant de choses ont été dites à son propos, tout et son contraire, qu’il m’a semblé indispensable d’intervenir. Je l’ai fait en écrivant un ouvrage, « Etre musulmane aujourd’hui », qui recense ce que sont les droits de la femme - je cite les textes et les commente, étant entendu que d’autres peuvent avoir une vision différente, selon les écoles. Pour ma part, je me suis fondée sur le contexte le plus généralement accepté par l’ensemble des savants musulmans.

En ce qui concerne cette communauté, je travaille essentiellement avec des jeunes - certains sont devenus des adultes et ont aujourd’hui 40, 45 ans - qui sont scolarisés. J’essaie de démontrer, depuis vingt ans, que l’on peut être musulman ou musulmane et citoyen français, c’est-à-dire engagé dans la vie de cette société. Si tous les musulmans ne le sont pas, c’est peut-être que, sous prétexte qu’une femme se présente avec un voile ou un homme avec une barbe, ils sont qualifiés d’islamistes et que les portes leur restent fermées. Certaines associations musulmanes, par exemple, dans différentes villes de province, ont voulu participer à la journée de la femme ; les femmes qui portaient le voile se sont vues refuser. C’est une réaction que j’ai du mal à comprendre, à accepter, car si ces femmes viennent avec leur voile, elles viennent pour témoigner de leur appartenance à la société française.

Je connais des femmes qui ont passé le cap du voile à l’école, qui ont suivi des études supérieures, mais qui sont condamnées à rester à la maison pour élever leurs enfants ou à donner ici et là des cours d’arabe ou d’enseignement religieux.

D’ailleurs, nous donnons également des cours d’instruction civique. Au moment des élections, je me souviens avoir expliqué aux jeunes comment et pourquoi il fallait voter - s’inscrire sur les listes électorales, et voter, blanc, si aucun candidat ne leur convenait -, car l’école ne l’avait pas fait. Alors on parle aujourd’hui du problème du voile à l’école, mais on oublie le civisme, l’éducation citoyenne à l’école, ce dont nous avons le plus besoin. J’ai donc le sentiment, depuis vingt ans, de faire un travail qui n’est pas fait à l’école.

Mme Françoise GASPARD : M. le Président, Mme Bouzar a fait remarquer que ses titres universitaires n’avaient pas été cités, personnellement, je me serais passée des miens !

Je rappelle toutefois que je suis une ancienne parlementaire et que j’ai été maire de Dreux, ville qui connaît de nombreuses nationalités et une importante population de culture musulmane.

Par ailleurs, je travaille dans un laboratoire de sociologie, fondé par Alain Touraine, qui est dirigé aujourd’hui par Michel Wieviorka. Nous travaillons sur les questions d’exclusion dans la ville, de l’école, et j’ai travaillé avec Farhad Fhosrokhavas notamment, sur les relations des garçons et des filles - question centrale dans notre discussion.

Je suis par ailleurs experte dans l’un des six comités conventionnels de l’ONU, le comité chargé de surveiller l’application du respect de la convention sur la non discrimination à l’égard des femmes, convention que la France a ratifiée en 1983.

Je regrette, M. le Président, à cet égard, que le parlement ne se soit pas saisi du rapport qui a été présenté à New-York par la France au mois de juillet, et je souhaiterais que votre commission se saisisse, elle, du jugement qui a été prononcé sur ce rapport. En effet, pour que la France remplisse ses engagements internationaux, un certain nombre de mesures, nécessaires, ne sont pas encore prises, notamment en ce qui concerne le respect de l’article 5 de cette convention, sur la lutte à l’école contre les stéréotypes de sexe - il s’agit d’une question à laquelle nous devons réfléchir.

Ma première affaire du foulard, je l’ai connue en 1978, à Dreux. Un directeur d’une école primaire me demande d’intervenir auprès de deux familles qui refusent d’envoyer leur fille en classe de neige. En allant rencontrer ces deux petites filles dans leur classe, en CM2, je découvre que l’une d’elle porte un foulard ; je sursaute et demande au directeur comment il peut tolérer cela. Il me répond, en accord avec les enseignants, que leur rôle est de faire tomber le foulard, du moins de permettre à cette petite fille, si elle le désire un jour, de ne plus le porter. J’ai découvert à cette époque une confiance - que je n’ai pas toujours retrouvée plus tard - des enseignants dans leur mission.

Une des petites filles était donc d’origine marocaine, l’autre Portugaise catholique. Je me suis rendue dans les deux familles afin de convaincre les parents de les laisser partir, arguant que cela était essentiel à leur intégration dans la communauté scolaire. Or, alors qu’une famille était catholique et l’autre musulmane, les mêmes mots ont été prononcés : pudeur et crainte de ne pas avoir l’œil sur leur petite fille, le soir, dans le chalet.

Je suis parvenue à convaincre les familles de laisser partir les deux petites filles. Je suis toujours en relation avec Malika, qui est aujourd’hui chirurgienne à l’hôpital de la Salpêtrière et qui a choisi de ne plus porter le foulard. Dans cette affaire, l’école a montré qu’elle pouvait absorber la différence et surtout faire en sorte que les petites filles résistent.

En 1994, j’ai été chargée, avec mon collègue Farhad Fhosrokhavas, par le ministère de l’équipement, d’une enquête sur les relations entre les garçons et les filles dans les quartiers difficiles - c’était la première enquête de ce type. Et je dois dire, moi qui n’avais pas remis les pieds dans un établissement scolaire du second degré depuis longtemps, que j’ai été ahurie, étonnée, choquée de ce que j’ai entendu, à la fois de la part des élèves et des professeurs sur la montée de la violence des garçons.

Cette violence m’a conduite à réfléchir sur le fait que l’on a imposé la mixité scolaire à la fin des années 60, pour des raisons plus économiques que philosophiques. Aucune réflexion n’a été menée en termes de pédagogie, de coéducation. Il y a donc là une réflexion à mener, car aujourd’hui, parmi les foulards, il en existe un que j’ai vu dans les quartiers récemment, qui est un foulard de protection : un foulard contraint. Or il est de notre responsabilité, et de celle de l’école laïque, d’enseigner la laïcité qui est, en fait, posée comme une donnée sans être enseignée, sans que soit rappelé les valeurs des fondateurs de la République. Jules Ferry n’a jamais dit que les élèves ne devaient pas porter de signes religieux, il a déclaré qu’il convenait de respecter l’absolue conscience de l’enfant et la neutralité des locaux et des enseignants. Il serait intolérable que des enseignants manifestent par quelque signe que ce soit leur appartenance, afin qu’ils puissent respecter les enfants.

Dans l’article paru dans le journal « Libération », que j’ai signé, nous disons que nous ne sommes pas favorables au foulard, mais que nous respectons celles qui le portent ; encore faut-il que chacune sache ce qu’il signifie. Pour moi, le foulard représente trois choses : un symbole religieux, une marque d’oppression des femmes et une pièce de vêtement. Ma grand-mère ne serait jamais sortie en cheveux dans la rue. Je respecte donc celles qui souhaitent, par pudeur, porter un foulard. Mais encore une fois, l’école doit enseigner aux élèves un certain nombre de principes, dont celui du respect entre les garçons et les filles.

Mme Malika AMAOUCHE : M. le Président, je suis une militante, signataire de la pétition « Oui à la laïcité, non aux lois d’exception » parue dans le journal « Libération » le 20 mai 2003, sous le titre fallacieux « Oui au foulard dans l’école laïque ». Or il s’agit en fait d’un appel laïque, contre l’interdiction du voile et contre une loi d’exception qui viserait le foulard islamique.

Cet appel a été signé par la Ligue des droits de l’homme, la Fédération des conseils de parents d’élèves des écoles publiques (FCPE), l’association des travailleurs maghrébins de France, des représentants politiques, des syndicats, des formateurs de l’éducation spécialisée, des enseignants, des éducateurs de l’Education nationale, des chercheurs, des universitaires et des militants d’associations telles qu’Amnesty International, Défense des enfants International, Mouvements de l’immigration et des banlieues ou le Comité des femmes arabes.

Cet appel vient s’inscrire dans le débat public pour faire entendre une voix laïque à un moment où le foulard avait formé deux camps : les laïques, prônant l’interdiction, et les religieux prenant parti pour le voile à l’école.

Il s’agissait, au-delà de ce que représente le voile, de faire entendre les conséquences d’une exclusion de l’école pour ces jeunes filles. Que le voile soit porté par libre choix ou imposé, il n’en demeure pas moins que l’interdire à l’école revient à créer une double contrainte pour les jeunes filles qui devront choisir entre l’autorité de leurs parents, ou ce que leur conscience leur impose, et l’autorité de l’Etat français. Il s’agit d’un fardeau lourd à porter quand on n’a pas l’âge de s’émanciper réellement pour avoir de la distance avec quelque référent ou autorité que ce soit.

Par ailleurs, l’exclusion de l’école est la plus lourde punition qui soit. Car si ces jeunes filles sont contraintes de porter le voile et, de fait, forcées à quitter l’école, cela revient à leur fermer la porte de l’école mais également d’un espace social, mixte et laïque, à les priver d’outils indispensables et à les renvoyer à l’autarcie du foyer familial.

Si le voile est certes un signe religieux, il s’agit également d’un moyen pour les jeunes filles d’accéder à l’espace public, mixte. Or il ne faudrait pas, aujourd’hui, faire le jeu des amalgames en renvoyant ces jeunes filles dans une école non mixte, probablement religieuse, et créer ainsi des champs communautaires, fermés, dans la société française.

En outre, si le rôle de l’école est d’affranchir les consciences de toute tutelle, on n’affranchit pas par la contrainte. L’autonomie est un long apprentissage que l’on fait en pleine connaissance de cause et dont on mesure parfois l’héritage à un âge plus avancé de la vie, mais qui nécessite toujours une certaine maturation et de l’expérience.

Il convient de ne pas oublier que l’école n’est obligatoire que jusqu’à 16 ans. Dans ce laps de temps, trop court, il convient de donner aux élèves voilées une place à l’école laïque. Il serait absurde d’exclure ces jeunes filles au nom d’un quelconque idéal de laïcité, ou pour émanciper les femmes.

En revanche, des contraintes sont formatrices, telles que l’obligation d’assiduité ou la diversité des matières à enseigner - les sciences naturelles ou le sport. L’idée étant que ce n’est qu’en offrant un éventail le plus large possible que l’on forme un esprit critique.

Rejeter le voile de l’école, ce serait donner aux intégristes des arguments pour obtenir des écoles musulmanes, non mixtes, ce qui alimenterait un sentiment de rejet envers la France. Dans un premier temps, les élèves pourront soit arrêter l’école, soit recourir aux cours par correspondance. Sachant les inégalités déjà existantes devant l’enseignement, si le milieu de l’enfant ne complète ni n’encourage l’apprentissage, le résultat pour la très grande majorité de ces jeunes filles va être de les déscolariser. Ce qui serait plus que dommage si l’on considère que les filles, dans leur grande majorité, réussissent mieux à l’école que les garçons.

Accepter le voile ne serait pas céder à un chantage des intégristes, mais donner une place à ce symbole, ostentatoire peut-être, mais uniquement par la taille et d’une autre confession religieuse, pour permettre à certaines jeunes filles l’accès à notre école laïque. Il serait même dangereux pour la cohésion sociale de créer une loi qui aboutirait à leur exclusion. Ce serait soumettre à la peur et alimenter les fantasmes qui amalgament attentats terroristes, islamisme et intégrisme, viols collectifs et port du voile, alors que celui-ci est parfois un moyen, pour certaines jeunes filles, de faire un compromis entre deux cultures, de sortir dans la rue, de poursuivre des études, de différer un mariage ou de s’engager dans des activités militantes.

On constate d’ailleurs que la polémique ne vient pas de ces jeunes filles. Selon l’étude de la médiatrice Hanifa Chérifi, le nombre de cas problématiques est passé en dix ans de 300 à 150.

En revanche, il est du rôle de l’école laïque de donner une image valorisante de la culture islamique, de créer des repères pour comprendre l’histoire religieuse et laïque, de prendre connaissance de l’histoire coloniale et de s’approprier l’histoire des luttes pour l’émancipation et l’indépendance.

Il convient également de rappeler que la République laïque n’a pas amélioré immédiatement le sort des femmes, puisqu’il a fallu attendre 1938 pour que les femmes aient le droit de s’inscrire à l’université sans l’autorisation de leur mari, et qu’elle s’est accommodée jusqu’aux années 60 de la séparation des sexes. Et ce n’est qu’en 1946 que les femmes ont pu devenir électrices et éligibles, au même titre que les hommes. Enfin, il faudra attendre la loi de 1970 pour que soit supprimée la notion de chef de famille du code civil.

Bien que l’enjeu, au début du siècle, ait été de remplacer l’autorité de l’église catholique par des instances représentatives et élues démocratiquement, la question de la représentativité des femmes a été le résultat de ligues militantes. Jules Ferry disait : « Il faut choisir citoyen, il faut que la femme appartienne à la science - entendue la laïcité - ou à l’église ». Faisons un autre pari, celui que la femme ne s’appartient qu’à elle-même et qu’il est de son libre arbitre de choisir des moyens pour paraître et pour participer dans l’espace public à la citoyenneté. On s’émancipe en se réappropriant sa culture, et à partir d’elle en se créant une identité recomposée.

M. Farid ABDELKRIM : M. le Président, je souhaiterais tout d’abord préciser que je ne suis pas là en tant que représentant de mon organisation, ayant été contacté à titre personnel ; je donnerai donc, sur cette question, mon point de vue et non celui de mon organisation.

Je suis donc membre du Conseil d’administration de l’UOIF, je suis également ex-président du Mouvement des jeunes musulmans de France. Je suis par ailleurs membre du CFCM, et si j’ai accepté votre invitation, c’est parce que je suis en contact avec une certaine partie de la communauté musulmane, et plus particulièrement des jeunes que je rencontre à travers les conférences que je dispense dans toute la France. Or, la question du voile est souvent abordée lors de ces rencontres, car elle entraîne beaucoup d’incompréhension, d’interrogations - de la part des garçons comme des filles.

C’est donc à ce titre que j’ai accepté de venir devant votre mission d’information, pour vous faire part de ce qui se dit ici et là, mais peut-être aussi pour faire tomber les fantasmes, les psychoses qui accompagnent cette affaire, à laquelle on a donné plus d’importance qu’elle ne le mérite.

Je ne suis ni pour ni contre le port du voile, je suis pour que les personnes aient le droit de choisir leur vie. En effet, j’ai appris, par l’éducation que j’ai reçue de mes parents et à l’école, que les gens ont le droit de faire ce qu’ils veulent ; c’est ce principe que je dispense lors de mes conférences, lorsque je rencontre une jeune fille qui est tiraillée entre l’envie de continuer ses études et celle de porter le voile. Je la renvoie à sa propre conscience, je ne puis que l’accompagner dans ses prières, si j’en ai le temps et le courage.

Nous en discuterons certainement tout à l’heure, mais je pense vraiment que l’on a fait trop de bruit autour de cette affaire et qu’il serait intéressant de cesser de l’envenimer, non seulement au plan médiatique mais également politique.

M. Yamin MAKRI : Je suis porte-parole du Collectif des musulmans de France, éditeur et père de quatre enfants.

Je pourrais, aujourd’hui vous faire part de mon expérience - de 15 ans - sur le terrain, à travers le mouvement associatif. Par exemple, le collectif est composé de personnes attachées à leurs convictions religieuses mais également très actives sur le terrain ; elles souhaitent participer à la vie de ce pays. Or, souvent, ces personnes posent des problèmes. C’est la raison pour laquelle nous avons décidé de réfléchir sur les valeurs musulmanes : quels sont les points qui posent problèmes, et ne devrions-nous pas nous adapter ? Nous avons pris conscience que nous devions travailler aussi sur nous-mêmes et que pour vivre dans ce pays, nous avions besoin d’effectuer un dépoussiérage. On nous a beaucoup parlé de laïcité, de République, de démocratie, mais nous voulions apprendre ces valeurs par nous-mêmes.

Après 15 ans de travail, de conférences, de débats, je constate que, si l’on met de côté notre esprit de revanche, nos rancœurs, pour certains leurs idées racistes et pour d’autres la peur de s’intégrer réellement au pays, il n’y a pas de problème. Notre religion est plus facile d’accès qu’on ne l’imagine et la laïcité n’est pas ce que l’on en dit. Il existe une manipulation idéologique de la laïcité, et il nous appartient de faire la part des choses.

Le collectif estime que la position du Conseil d’Etat est la plus sage : le foulard ne devrait pas poser de problème si l’on se réfère vraiment aux valeurs laïques. En revanche, si le comportement de la jeune fille qui porte le foulard n’est pas en accord avec les règles de l’école, il doit être sanctionné.

Je suis d’origine algérienne - je suis né en France -, et je dois avouer que ma peur est liée à l’expérience algérienne. Je n’oublierai jamais que, de 1905 à 1962, la laïcité n’a pas été appliquée dans tous les départements français ; en effet, la laïcité n’a pas été appliquée aux « indigènes » musulmans d’Algérie, afin qu’ils ne s’émancipent pas.

Actuellement, je crains qu’il y ait une volonté de mettre en place des lois d’exception destinées à une population particulière qui pourraient poser des problèmes. Si l’on commence à considérer une partie de la population française d’une manière différente, on aboutira à des catastrophes, telles que celles que l’on a connues l’an passé.

Vous êtes des représentants politiques, des élus du peuple, je vous demande donc de faire attention à ce que vous faites. Le principe du « vivre ensemble » est réglementé, il ne faut pas revenir dessus, sinon nous courons vers la catastrophe.

M. Bruno ETIENNE : M. le Président, je ne suis ni femme, ni musulman, mais j’ai un doctorat relatif à la médiation religieuse et 45 ans d’expérience du monde arabe.

Je souhaiterais dire aux élus de la nation que s’ils ont le devoir de légiférer, ils doivent le faire en connaissance de cause. Afin de respecter le principe de la laïcité, il conviendrait que ce principe et cette laïcité soient clairs. Or la laïcité est un concept « valise », qui ne fait l’objet d’aucun consensus pour des raisons historiques, politiques, voire psychopathologiques.

M. Makri vient de rappeler que la loi de 1905 ne s’appliquait pas à l’Algérie, c’est tout à fait exact. J’ajouterai même que le culte musulman était rémunéré par l’Etat français. Il y a donc une contradiction, aujourd’hui, à vouloir en faire une distinction.

De même l’islam ne fait l’objet d’aucune connaissance publique sérieuse en France - elle a même régressé au XXème siècle. Elle ne fait que l’objet de fantasmes perdurants, voire essentialismes, ce qui est assez impressionnant pour le chercheur relativiste que je suis. La question du foulard n’est effectivement que le haut de l’iceberg, à savoir un épiphénomène qui se donne à voir et qui est agité comme un drapeau.

Il conviendrait donc de commencer notre réflexion plus en amont : la laïcité est-elle une idéologie comme les autres ou est-elle une valeur universelle ? En ce sens, la visibilité de l’islam - la décolonisation et la venue de populations de religions diverses - nous oblige à repenser un certain nombre de concepts qui ont nomadisé depuis Jules Ferry jusqu’à 1905 ; la laïcité ne se réduit pas à la loi de 1905.

Aujourd’hui, la laïcité est largement bafouée, y compris dans l’entretien des édifices du culte ; mais je sais que la France se glorifie de ne pas avoir de patrimoine religieux !

Nous devons donc, tout d’abord, nous mettre d’accord sur ce qu’est la laïcité aujourd’hui, dans une société française plurielle, pluriculturelle, pluriethnique, plurireligieuse, dans le contexte d’une Europe qui ne gère absolument pas le cultuel et le culturel comme nous. Je voudrais à ce propos vous rappeler les articles 9, 14 et 16 de la Charte fondamentale sur la liberté religieuse. Ces articles posent problème, non seulement avec l’islam, mais également avec les sectes, par exemple. La France est le pays le plus condamné par l’Europe en matière de discrimination religieuse !

L’islam, c’est 14 siècles d’histoire complexe, un milliard d’individus. Or, à longueur de journée, je lis dans les journaux que l’islam est un, que tous les musulmans sont des terroristes potentiels ou en puissance, parce que l’islam est ontologiquement violent. Il y a donc tout un travail à mener, non seulement par nous, les professionnels, mais également par les musulmans.

Mais j’en viens à l’affaire du voile. Et je poserai trois questions. D’abord, les enquêtes sociologiques démontrent toutes qu’une loi interdisant le voile à l’école empêcherait un certain nombre de jeunes femmes de recevoir une éducation et les priverait d’un espace de liberté. Assez curieusement, le voile, pour certaines, élargit leur espace de liberté publique.

Comment pouvons-nous travailler sur la production de ces textes, avec ou sans les musulmans ? Que représente le voile réellement ? Je puis, sur ce point, vous éclairer. Que dit le Coran ? Le Prophète Mahomet avait, bien avant Habermas, définit l’espace privé et l’espace public de l’existence ; cela devrait ravir ceux qui estiment que la laïcité est la distinction entre la sphère du religieux dans le privé et la sphère publique de sa représentation.

Si je dois vous donner un seul conseil, ce serait celui-ci : nous devons travailler sur les conditions objectives de production des textes, qu’ils soient la loi française ou les textes religieux. Certaines choses sont négociables, d’autres non. Or je prétends que l’affaire du voile n’est que la partie visible de l’iceberg de toute une série de problèmes que la France plurielle pose aujourd’hui à la loi monisme et générale. Une loi qui ne concernerait qu’une seule catégorie de citoyens ne pourrait qu’être contraire à la philosophie de la République française.

M. Yvan LACHAUD : M. le Président, après huit auditions, je constate que nous avons entendu différentes analyses. Je souhaiterais donc connaître l’opinion de nos invités : le voile est-il un signe religieux ou un phénomène culturel ? Par ailleurs, pouvez-vous nous dire pourquoi il est réapparu, voilà quelques années ?

Mme Malika DIF : Le voile est-il un phénomène religieux ou culturel ? Sans hésitation : il s’agit d’un phénomène religieux. Les femmes musulmanes qui portent le voile se réfèrent au Coran, et notamment à trois versets. Je vous en fais la lecture.

« Sourate 33, verset 59 : « Oh Prophète, dis à tes épouses, à tes filles, et aux épouses des croyants, de ramener sur elles un pan de leur voile. Cela est plus à même de les faire reconnaître et leur éviter d’être importunées ».

Sourate 24, versets 30 et 31 : « Invite les croyants à baisser pudiquement les yeux et à se préserver de toutes souillures charnelles. Cela contribuera à les rendre plus purs. Et invite également les croyantes à baisser décemment leur regard et à préserver leur vertu, et à ne laisser paraître de leur charme que ce qui ne peut en être caché ». »

S’il était besoin de confirmer cette obligation, je citerai un autre verset qui fait référence aux personnes âgées ; sourate 24, verset 60 : « Quant aux femmes atteintes par l’âge de la ménopause, et qui n’espèrent donc plus se marier, elles peuvent porter une tenue plus légère, sans toutefois dépasser les limites de la décence. Mais il est tout de même préférable qu’elles évitent cela ».

Nous savons également que le Prophète a donné une précision en disant que les femmes pouvaient laisser à la vue des autres leur visage et leurs mains.

Le voile est donc une obligation. Mais l’islam propose plusieurs catégories d’obligations : tout d’abord, celles qui sont fondamentales, sans lesquelles un musulman n’est pas considéré comme ayant accompli son devoir de musulman. Il s’agit des cinq piliers de l’islam : la profession de foi, la prière, le jeun, l’aumône légale et le pèlerinage pour celui ou celle qui en a les moyens matériels ou physiques.

Ensuite, il y a les obligations d’un second degré, telles que la bonne relation avec les parents, quelle que soit leur attitude à l’égard de leurs enfants ; les enfants doivent soutenir leurs parents, comme les parents doivent éduquer leurs enfants.

Autre obligation de second degré : l’acquisition du savoir - extrêmement important dans l’islam. Vous connaissez tous ce dicton disant : « allez chercher le savoir jusqu’en Chine s’il le faut ».

Nous trouvons également dans la catégorie des obligations de second degré, l’obligation pour la femme de se couvrir, c’est-à-dire de porter un voile, de revêtir une tenue pudique.

La personne qui ne se soumet pas aux obligations de cette catégorie est certes musulmane, mais considérée comme désobéissante. Or les musulmanes n’ont pas envie de désobéir.

Je reviens donc à votre question, M. le député : signe religieux ou signe culturel ? Signe religieux, sans ambiguïté.

Je répondrai maintenant à votre seconde question relative à la réapparition du foulard. Lorsque je suis devenue musulmane, voilà 30 ans, il est vrai qu’il y avait assez peu de foulards. Je suis mariée depuis 44 ans avec un Algérien qui n’a pas pu faire les études qu’il aurait dû pouvoir faire, dans son pays comme en France - l’enseignement était interdit, les écoles coraniques avaient été fermées -, et c’est une chance que cet homme soit parfaitement intégré dans cette société.

Les jeunes gens d’aujourd’hui sont les enfants de ces émigrés qui, lorsqu’ils sont arrivés en France, n’avaient donc pas de culture religieuse. Les hommes arrivaient seuls en France, et ils nous accueillaient - nous leur remplissions, par exemple, leurs feuilles de sécurité sociale - avec quelque chose à manger, et écoutaient des chants arabes. En fait, ils ont retrouvé leur culture avec leurs enfants qui, en grandissant, ont revendiqué leur appartenance à la religion musulmane. J’ai enseigné pendant dix ans à la mosquée de Paris, et j’ai souvent rencontré des jeunes qui ne savaient plus qui ils étaient.

Tous ces jeunes se sont donc interrogés sur eux-mêmes, ont recherché leur identité, puis l’ont intégrée en ayant conscience d’avoir - les parents et les enfants - un certain retard à rattraper. C’est la raison pour laquelle nous avons assisté à quelques excès : de nombreuses personnes avaient un grand retard à rattraper envers Dieu.

Je me bats pour que la femme musulmane trouve sa place dans la société française - peut-être, un jour, verrons-nous une femme députée voilée.

Mme Françoise GASPARD : M. le député, ma réponse sera différente de celle de Mme Dif, s’agissant de votre première question. Je constate, à la fois sur le plan historique, mais également à travers les études sociologiques que j’ai menées avec mon équipe, que le voile est polysémique.

En effet, il n’y a pas un seul voile mais plusieurs : le voile de l’émigrée, qui ne gêne personne ; le voile contraint de certaines petites filles qui le portent ne serait-ce que pour aller jusqu’à l’entrée de l’école ; le voile revendiqué ; le voile de protection, qui protège de la violence des garçons.

S’agissant de ce dernier, j’ai rencontré des jeunes filles, à Dreux, qui portent le foulard. Je leur ai demandé pourquoi elles le portaient. Leur réponse a été la suivante : « Madame, ne vous inquiétez pas, nous ne le portons pas à l’école ! »

Par ailleurs, dans la société française, on le constate, il y a des foulards qui vont et viennent, correspondant à des périodes de tension politique, nationale ou internationale ; les foulards avancent, puis dès que le climat se détend, ils reculent - par exemple, les femmes portent plus le foulard pendant le ramadan qu’à d’autres périodes.

Il convient donc d’analyser le foulard, dans le contexte français, comme un principe qui peut être religieux, mais également culturel, voire politique. J’ai rencontré des jeunes filles qui portaient le foulard - mais qui ne connaissaient pas les cinq piliers de l’islam - pour être considérées à la fois comme Françaises et musulmanes.

S’agissant de votre seconde question, je rappellerai que dans de nombreux pays musulmans, le foulard est un enjeu entre les modernistes et les conservateurs. Certains pays musulmans interdisent le foulard dans les administrations et à l’école, je pense notamment à la Tunisie.

En Iran, le père du shah, avait interdit le port du foulard dans l’espace public - cette démarche a également été menée en Turquie.

En 1979, en tant que députée, je me suis rendue - avec d’autres femmes, dont certaines étaient musulmanes - en mission en Iran, lorsque Khomeiny a obligé les femmes à porter le foulard ; nous lui avons demandé de retirer cette fatwa, cette obligation.

J’ai alors eu des discussions avec des femmes qui étaient, pour certaines communistes, pour d’autres féministes, ou communistes et féministes, progressistes... et qui avant même cette obligation, avaient remis le foulard en signe de protestation politique au régime du shah. Il s’agissait non pas d’un foulard religieux, mais politique.

La façon dont les femmes étaient manipulées avec ce foulard m’avait inquiétée et montré quels étaient les effets que pouvait avoir l’interdiction. J’affirme aujourd’hui que les pays qui interdisent le foulard ne sont pas démocratiques.

M. Bruno ETIENNE : Je ne pense pas que le voile soit une obligation canonique ; il s’agit là de l’ambiguïté du terme religieux : qu’est-ce qui ressort de la religion, de la tradition, etc. ? Les commentateurs sont assez clairs sur ce point, ce n’est pas une obligation canonique.

Je vous rappellerai, pour avoir fait quelques séjours au Caire, que la jurisprudence musulmane représente environ 10 millions de volumes - c’est donc très compliqué - et les situations sont différenciées. Par exemple, je récuse le terme de « tchador », qui n’existe pas. Je mets au défi quiconque de trouver dans un texte orthodoxe la définition de la burka et du tchador - même dans les écrits chiites.

A mon sens, le port du foulard est donc négociable, parce qu’il ne s’agit pas d’une obligation canonique. Mais il est vrai qu’il est lié aussi à la conception de la pudeur, de la protection, etc. Et nos enquêtes mettent surtout en valeur la dimension identitaire : la reconnaissance.

Par ailleurs, le foulard est incontestablement un enjeu politique. Il existe un jeu de banderilles, dans la France pluraliste, de certains groupes qui veulent savoir jusqu’où l’Etat peut aller. Je prends un autre exemple : le shabbat n’est pas négociable. Certaines choses sont négociables, d’autres non. Et dans les commissions de bioéthique, on s’en rend bien compte.

Mais revenons au problème du port du foulard à l’école. D’abord, une législation qui ne concernerait qu’une catégorie particulière de la population me paraît incompatible avec la philosophie de notre République laïque.

Ensuite, légiférer sur les signes religieux à l’école ouvrirait une boîte de Pandore dont vous ne pourrez vous sortir.

Le foulard est-il un signe religieux ? Je serais prudent : ce n’est pas une obligation canonique.

M. Fouad IMARRAINE : Nous devons faire attention au débat qui consisterait à subordonner la liberté de conscience à la légitimité à une référence scripturaire. Que le voile soit religieux ou culturel, tant qu’il ne remet pas en cause la liberté des autres, nous n’avons pas la légitimité de lui interdire de s’exprimer. Il est donc difficile de remettre en cause cette question sensible, pour nous, les musulmans, qui avons usé nos pantalons sur les bancs de l’école républicaine où l’on nous parle de liberté de conscience, de choix individuel, pour nous qui avons choisi d’être musulmans pratiquants.

Le débat de fond qui doit être mené, en France et en Europe, doit être le suivant : quelle est la place de la spiritualité ? Il n’existe pas une seule spiritualité. Nous vivons une laïcité catholique et l’islam est venu pour parfaire cette laïcité, qu’on le veuille ou non.

Pourquoi ne pas accepter une femme qui désire porter le voile, comme un individu qui est en pleine évolution ? Si, au nom de la dignité, cette liberté est respectée, cette femme ne sera plus obligée de la revendiquer. Le principe de l’évolution est donc en opposition totale avec les analyses de transition, et souvent, on nous lie avec ce qui se passe dans le monde musulman. De grâce ! Ce qui s’y passe ne sont pas des références de démocratie ! Ce n’est pas parce que, dans certains pays, le voile et la barbe sont l’expression d’une organisation politique que nous risquons d’avoir la même chose en France !

Ceux qui pensent cela ont oublié une donné fondamentale : vous, vous êtes moi, et moi, je suis vous. Je suis autant jaloux que vous de ma liberté, je suis autant jaloux que vous de mon pays, et je suis autant jaloux que vous du pouvoir du citoyen dont je dispose. Et c’est un Français qui vous parle !

M. Pierre-André PERISSOL : Je voudrais tout d’abord réagir aux réponses que je viens d’entendre, notamment sur la question de savoir si le foulard est une référence religieuse ou culturelle. De nombreux intervenants ont souligné que ce voile pouvait également être, dans certains, cas une référence politique.

Or je vous rappelle que dans l’école de la République, le principe de la laïcité a été posé par rapport aux religions, mais d’abord et avant tout il s’agit d’une laïcité en référence aux opinions politiques - et davantage aujourd’hui qu’en 1905 ! Il est impératif de protéger l’école de toute opinion affichée sur un plan politique. Vous l’avez très bien expliqué, Mme Gaspard, le port du voile varie selon les tensions nationales, internationales. Nous devons être sensibles à cette troisième référence, car le devoir du législateur est de protéger l’école de toute intervention politique.

Mais j’en viens à ma question, qui est liée à ce que nous avons entendu lors de l’audition de chefs d’établissement. Ils nous ont expliqué qu’ils pouvaient être confrontés à des problèmes liés au port du voile, à la pratique de telle ou telle discipline, au respect de certains jours, le vendredi par exemple, pendant lesquels aucune activité n’est permise, ou encore au sexe d’un examinateur.

J’ai écouté avec beaucoup d’attention votre argumentaire, monsieur, sur le respect de la conscience. Mais que se passe-t-il lorsqu’une jeune fille refuse de passer un examen parce que le professeur est un homme ? Elle est dans l’obligation de passer cet examen. Que diriez-vous à cette jeune fille ? Et si votre réponse est différente de celle que vous donnez à cette jeune fille concernant le port du voile, comment pouvez-vous argumenter sur la liberté de conscience ? Car on passe insidieusement d’un problème limité - celui du port du voile - à un problème qui remet en cause l’organisation et la stabilité de l’école de la République.

Mme Dounia BOUZAR : Le mot essentialisme a été prononcé tout à l’heure. Je pense que nous sommes à un passage historique, un peu difficile. En effet, on continue à lier la référence musulmane à une référence de pays étrangers, et automatiquement aux interprétations des pays étrangers. Or cela pose plusieurs problèmes. Notamment, on fait fi des années d’installation des musulmans qui ont grandi en France, qui ont côtoyé l’école de la République depuis 2 ou 3 générations.

Le résultat d’une religion est toujours culturel ; il y a toujours un dialogue entre les hommes, le contexte dans lequel il se trouve, l’interaction qui en découle, le moment historique et la lecture qu’ils font de leurs textes religieux. Il s’agit d’un pari sur la force de la culture française chez les jeunes qui grandissent dans notre école et qui retournent à leurs textes. Il s’agit d’une réappropriation du passé que font notamment les jeunes, et qui passe, parfois, c’est vrai, par une sublimation des textes et par moins de rationalité dans l’examen des exégètes. Cependant, il convient de bien distinguer les intentions et les processus identitaires des jeunes et les résultats que cela peut produire.

Mais je reviens à la question du foulard. Renvoyer les jeunes à des définitions toutes faites d’islamisme international ou à des interprétations étrangères...

M. Pierre-André PERISSOL : Ce n’est pas la question que j’ai posée. J’aurais eu la même démarche s’il s’était agi du samedi ou du shabbat !

Mme Dounia BOUZAR : Il a été dit tout à l’heure qu’il y avait non pas un mais plusieurs foulards. Effectivement, certaines jeunes filles portent le foulard pour incarner un certain nombre de valeurs. La difficulté est de ne pas faire du foulard le symbolisme de l’islam ; il ne faut pas, en légiférant, amener les jeunes, qui sont dans un tel processus, à faire du foulard le seul signe de l’islam. Une loi pousserait la personne qui veut affirmer sa religion musulmane à choisir entre le foulard et l’école.

Des jeunes filles voilées vous diront qu’elles se cachent les cheveux pour pouvoir côtoyer les garçons, pour être parties prenantes dans le débat contradictoire. En revanche, si elles mettent le foulard pour dire qu’elles ne peuvent pas fréquenter les garçons, ni faire des choses qui iront contre la parole de Dieu, je suis tout à fait d’accord, comme le spécifie la décision du Conseil d’Etat, pour dire qu’il s’agit d’un comportement qui va contre la laïcité. Il me semble donc dangereux de donner au foulard une définition rigide, qui pourrait amener les jeunes à intérioriser cette seule façon d’être musulmans.

M. Farid ABDELKRIM : Pour ma part, je tiens à remettre l’accent sur la complexité du débat, dès que l’on aborde la question du port du voile.

J’ai signalé dans mon propos liminaire que les jeunes filles que je suis amené à rencontrer disent qu’elles doivent choisir entre le port du voile ou la poursuite de leurs études. J’aimerais donc que vous sachiez qu’un travail est réalisé sur le terrain. Loin d’être médiatisé, il est parfois occulté, aussi me permettrez-vous d’en parler quelques minutes pour en dresser les contours.

A titre purement bénévole, des gens se sont formés et s’inscrivent aujourd’hui dans un processus de maturation de leur perception au niveau tant de leurs valeurs religieuses que du pays où ils vivent.

Je suis moi-même l’auteur d’un ouvrage au titre provocateur, « Na’al bou la France » qui peut se traduire par « maudite soit la France » ou « maudits soient les pères fondateurs de la France », où j’ai mis en avant les difficultés que j’ai pu rencontrer, moi qui suis né dans ce pays et qui me suis trouvé complètement coupé de mes racines, de ma culture et de ce que je considère être aujourd’hui ma religion, à l’instar des jeunes filles qui portent aujourd’hui le voile.

M’étant inscrit dans le processus de maturation auquel j’ai fait allusion, la façon dont je parle aujourd’hui n’est certainement pas celle que j’aurais adoptée, il y a dix ans, cinq ans, voire un an

C’est une donnée à prendre en considération. En effet, dans la mesure où personne, pas même vous, n’a trouvé de solution aux problèmes soulevés par le port du voile, vous devez comprendre qu’ils se posent également à ceux qui considèrent que le voile s’inscrit dans le cadre de leur spiritualité

Plutôt que de verser dans le débat passionnel, admettons donc que nous sommes là pour discuter et essayons de parler dans le calme.

Certaines jeunes filles qui se présentent à nous ont des problèmes par rapport au port du voile en classe et également durant les heures de natation. Il fut un temps où l’on me demandait, dans le cadre de mes conférences, comment faire pour se marier, pour avoir des enfants, pour manger, pour dormir et je répondais à toutes ces interrogations. J’ai appris avec l’expérience que cette attitude n’était pas la bonne et, aujourd’hui, je m’efforce plutôt de susciter l’esprit critique de mes interlocuteurs en faisant valoir que, compte tenu de l’importance du savoir, il est fondamental pour eux de poursuivre leurs études et d’acquérir des diplômes.

Pour autant, je n’entends pas m’immiscer dans leur conscience, ni leur dire qu’ils doivent mettre de côté ce qu’ils considèrent comme des obligations religieuses. C’est quelque chose que je ne peux pas me permettre, ayant pris l’engagement solennel de ne pas « squatter » l’esprit des autres pour éviter d’adopter la position de celui qui penserait avoir mieux compris, ce qui est un travers très répandu.

Ma position par rapport au problème de la piscine, du sport et de tout ce qui va avec, s’inscrit dans la même logique. Notre société est confrontée à un problème qui n’est ni le problème des musulmans, ni le problème des politiques, mais le problème de tout le pays : aujourd’hui c’est une réalité !

Je suis musulman. C’est une réalité que je ne claironne pas sur tous les toits si l’on ne me pose pas la question, car ma foi ne concerne que moi. Cela étant, faisons en sorte que cette question soit mûrement réfléchie, prenons le temps d’en discuter et admettons que rien n’est simple.

Je vous incite vivement à adopter une attitude différente de celle de certains députés qui n’avaient qu’un slogan à la bouche : « invitez-moi et je vous dirai ce que je pense ! ». Quand on prend le temps de s’asseoir, de discuter, comme cela s’est fait avec certains parlementaires et d’autres interlocuteurs, les choses se passent très bien car chacun mesure alors que, malheureusement, ou heureusement - pour ma part, je dirais plus volontiers heureusement -, la réalité est beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît !

M. Yamin MAKRI : La réponse qui vient d’être apportée à M. le député semble le satisfaire, mais si je l’ai bien compris, sa préoccupation était la suivante : si l’on accepte le foulard, on acceptera tout et il n’y aura plus de limites !

M. Pierre-André PERISSOL : J’ai posé une question : je n’ai pas apporté de réponse !

M. Yamin MAKRI : Je caricature, mais ma réponse sera plus fine...

Selon lui, certains intervenants ayant déclaré que le port du foulard était un signe politique, le foulard ne devait pas être admis dans le cadre scolaire qui proscrit l’expression d’idées politiques. C’est un raisonnement très politicien qui repose sur des bases tronquées, puisque la personne qui voyait dans le foulard un signe politique lui accordait une valeur de reconnaissance identitaire et, par là, politique au sens très large du terme.

Si nous nous tenons à de telles interprétations, le « piercing » qui est également une demande de reconnaissance, qui répond à une volonté de se différencier des autres devrait, lui aussi, être interdit à l’école ! Il faut faire attention car nous n’allons plus nous en sortir et si nous étendons la reconnaissance identitaire dont nous parlions dans un cadre franco-français, à un cadre beaucoup plus large, non dénué d’arrière-pensées, bien des préjugés risquent d’émerger.

Par ailleurs, nous avons entendu parler du vendredi et du jour du shabbat comme si, dans le cadre scolaire, il n’y avait pas de règlements, comme s’il n’y avait pas, dans ce pays, des tribunaux administratifs, un Conseil d’Etat et des lois. Si toutes ces questions n’ont jamais posé problème, c’est parce qu’elles sont directement résolues dans le cadre scolaire. Si un élève décide de ne pas fréquenter l’école le vendredi, la question sera réglée car personne ne lui en accordera le droit : nous sommes tous d’accord là-dessus !

Pourquoi la question du port du voile pose-t-elle problème ? Parce qu’elle est beaucoup plus compliquée ! Les tribunaux administratifs eux-mêmes ne sont pas parvenus à la résoudre et il a fallu faire intervenir le Conseil d’Etat. Cessons donc de dire que si l’on admet le port du foulard, il n’y aura plus de droit dans ce pays ! Arrêtons de présenter les choses sous cet angle, d’abord parce que c’est très dangereux, ensuite parce que ce n’est pas là que se situe la difficulté !

Je comprends la question qui a été posée de savoir si le foulard est religieux, coranique ou culturel, mais c’est une interrogation à caractère documentaire. J’approuve le souhait de Bruno Etienne de mieux faire connaître l’islam. Mais, soit dit entre nous, tout cela est secondaire, car ce n’est pas la loi islamique qui va fonder l’autorisation ou l’interdiction du foulard, mais le cadre à partir duquel il nous faut raisonner. Si les motivations sont religieuses, culturelles ou autres, il est bon de le savoir, mais ce n’est pas ce qui va emporter la décision. La décision va dépendre du cadre commun et non pas d’un cadre islamiste, catholique, ou militant, qui doit permettre à un athée, à un agnostique, à un catholique, à un juif, à un musulman de vivre ensemble. Ce cadre a été défini : il s’agit maintenant de savoir si le foulard y pose problème et peut saper ses fondements.

Mme Malika DIF : Pour répondre de façon carrée à la question, je tiens à préciser que l’étude de toutes les disciplines est autorisée par l’islam, y compris celle des sciences naturelles : il n’existe aucune discipline qui ne puisse être étudiée par les musulmans et par les musulmanes. C’est une chose qui doit être très clairement affirmée ! A ce propos, n’oublions pas que la plupart des sciences aujourd’hui enseignées à l’école ont pour origine le monde arabo-musulman !

M. Pierre-André PERISSOL : Exactement !

Mme Malika DIF : Vous et moi, comme l’ensemble de l’humanité, nous lui sommes redevables, car, sans les efforts qu’il a consentis dans le passé, nous ignorerions probablement encore beaucoup de choses et nous ne pourrions pas profiter, comme nous le faisons, de la modernité !

Toutes les disciplines doivent être enseignées et les jours fériés n’ont jamais donné lieu à la moindre revendication. Lors des fêtes religieuses musulmanes, notamment les deux Aïd, la plupart du temps, interviennent au sein de l’école des aménagements qui ne posent aucun problème : les dirigeants de l’école, les enseignants sont parfaitement au courant que, le jour de l’Aïd, certains enfants seront peut-être absents, mais jamais personne n’a revendiqué un jour de congé. Il est évident que, en cas d’examen blanc ou de composition, les parents de notre communauté choisissent d’envoyer les enfants à l’école, même s’ils doivent être privés de fête et assumer, le cœur gros, leurs obligations scolaires. Il m’a fallu souvent aller travailler le jour de l’Aïd pour respecter mes engagements, mais des aménagements peuvent être trouvés et l’affaire ne revêt pas la même importance que le shabbat !

En revanche, je suis heurtée par le fait qu’une élève puisse refuser de répondre à un examinateur : à moins que ce dernier n’adopte une attitude offensante, rien dans le cadre normal de l’Education nationale ne le justifie.

Pour ce qui est du sport, toutes les disciplines sportives sont autorisées, mais les jeunes filles doivent pouvoir les pratiquer en survêtement. S’agissant de la natation, vous savez tous ce qu’il en est, et je suis un peu triste qu’aujourd’hui d’aucuns s’insurgent de voir certaines femmes demander à bénéficier de quelques heures réservées, d’autant que cet avantage a été accordé depuis fort longtemps aux femmes juives et que personne n’en a jamais parlé. Le jour où les femmes, qu’elles soient juives, musulmanes ou athées, auront leurs piscines, elles seront peut-être très contentes de s’y retrouver et j’applaudirai à cette initiative. Il faut en effet savoir que de nombreuses femmes souffrant de complexes apprécieraient d’aller de temps en temps nager dans un cadre plus serein où elles se sentiraient plus protégées.

M. Jean-Pierre BRARD : Dans quelle ville y a-t-il des heures de piscine réservées aux femme juives ?

Mme Malika DIF : Je crois que c’est en banlieue parisienne.

M. Yamin MAKRI : A Sarcelles !

Mme Malika DIF : A Sarcelles, par exemple, mais c’est également vrai ailleurs depuis des années et ce n’est pas un drame : personne n’y a rien vu à redire jusqu’à ce que la question se pose pour les musulmanes. Il est vrai que les musulmanes qui se sont exprimées à la télévision étaient entièrement voilées de noir ce qui a allumé la mèche...

Mme. François GASPARD : Les hammams ne sont pas mixtes !

Mme Malika DIF : C’est vrai aussi ! En général, dans un hammam les gens n’ont pas grand-chose sur le dos, mais, à mes yeux, cela est secondaire car je suis beaucoup plus préoccupée par l’éducation des filles. Personnellement, je n’ai pas été à la piscine depuis 30 ans et je vis très bien sans cela !

M. Pierre-André PERISSOL : Oui, mais notre discussion a trait au cadre scolaire ! `

Je tiens à préciser qu’il n’y a absolument aucune passion de notre côté. Je rappelle aux invités qu’il est tout à fait normal que nous posions un certain nombre de questions et qu’elles n’induisent ni attitudes, ni convictions. Nous nous efforçons de faire la clarté sur un sujet à propos duquel je souligne, puisque vous avez demandé à ce qu’il soit traité comme complexe, que, s’il y a une mission parlementaire, c’est bien parce que nous le considérons comme tel et que, si nous posons des questions et écoutons les réponses qui y sont apportées, c’est bien parce que nous manifestons le souci d’établir un dialogue. Je mets l’accent sur ce point de méthode pour que l’ensemble des personnes présentes sache bien quelle est la règle du jeu d’une audition parlementaire.

M. Hervé MARITON : Ma première question s’adresse à Malika Amaouche qui, s’agissant du port du voile, a évoqué le rapport aux parents et le rapport à l’autorité de l’Etat. Nous nous sommes interrogés sur la signification du voile qui est un point important : il s’agit de savoir si l’on peut considérer qu’elle correspond, parfois, à une remise en cause de l’autorité de l’Etat.

Ma deuxième question sera pour M. Makri. Je souhaiterais, monsieur, que vous reveniez sur la notion de manipulation idéologique de la laïcité. Au demeurant, un autre intervenant nous a dit qu’indépendamment de sa signification, qu’elle soit religieuse, culturelle ou politique, le port du voile relevait de la liberté de conscience. Or, la laïcité ne définissant pas l’ensemble des catégories d’expression, il y a probablement dans la notion de laïcité ce que l’on reconnaît comme pouvant s’exprimer dans le lieu dont on parle et ce que l’on considère comme ne pouvant pas s’exprimer dans le lieu dont on parle. Vous avez, par ailleurs, M. Makri, évoqué l’expression d’un engagement citoyen que vous liez à l’expression de valeurs spirituelles fortes et je souhaiterais que vous précisiez ce point.

M. Etienne, vous avez posé par rapport au voile la question de la sphère publique et de la sphère privée. C’est une bonne question sur laquelle je me permets de revenir car vous l’avez, à mon sens, assez bien introduite. Ne peut-on pas considérer que le voile préserve ce qui doit rester privé, mais que, dès lors que l’on se trouve dans la sphère publique, il n’a plus de raison d’être ? En d’autres termes, dans le cadre des relations interpersonnelles que l’on souhaite codifier, si dans un contexte privé, le voile peut constituer une protection privée, conserverait-il son sens dans la sphère publique et du fait de sa définition même, ne devrait-il pas tomber ?

Je souhaiterais maintenant interroger l’ensemble des intervenants sur un point qui renvoie à ma question première sur la relation à l’autorité de l’Etat : certains pourraient vous demander s’il y a dans le voile une intention de « tester », en quelque sorte, l’Etat pour savoir jusqu’où il peut aller et à partir d’où il recule.

Enfin, vous me permettrez de demander deux éclaircissements.

Premièrement, M. Imarraine a expliqué que la laïcité reposait sur un modèle de relations entre l’Etat et la religion et il a ajouté que l’islam était venu pour la parfaire. J’aimerais savoir ce qu’il entend par là car la relation entre l’Etat et les religions était complexe avant même le débat de nombre qui nous concerne aujourd’hui ...

Deuxièmement, lorsque le principe de l’évolution est évoqué, il convient de préciser de quelle évolution il est question : s’agit-il de l’évolution de la laïcité ou de celle de l’Etat ?

Mme Malika AMAOUCHE : Lorsque, dans mon intervention, j’ai fait allusion à l’autorité des parents ou à l’autorité de l’Etat, je m’exprimais par rapport à l’interdiction du voile et je me référais à ce que la loi permet ou ne permet pas. Légiférer en la matière et interdire le port du voile reviendrait à mettre les jeunes filles musulmanes devant l’alternative suivante : soit adopter un comportement imposé par les parents ou par une conscience religieuse et personnelle, soit se conformer à la loi.

Je souhaitais simplement que l’on prenne en compte les conséquences d’une loi qui interdirait d’afficher sa conscience religieuse. Il me semble, en effet, qu’apparaître voilée dans un espace public n’obéit pas à une volonté de « tester » l’Etat ou de le provoquer par des stratégies, y compris de caractère politique, mais au souci de figurer dans l’espace public, d’y participer et d’y évoluer.

M. Yamin MAKRI : Il est bon d’aborder la question des préjugés et de la volonté de « tester » l’autre car dans notre communauté, elle se pose également. Certains pensent que l’interdiction du foulard sert uniquement à « tester » les musulmans à savoir jusqu’où pourraient aller leurs concessions, pour mieux leur faire perdre leurs références religieuses et les assimiler totalement. Les préjugés sont répandus de part et d’autre et nous devons les combattre !

S’agissant de la manipulation idéologique de la laïcité, je pense qu’elle est claire et je vous dis franchement que j’ai eu quelque appréhension à venir m’exprimer ici, car un débat comme celui qui nous réunit aujourd’hui est, selon moi, un débat de fond, un débat de société. A plusieurs reprises, j’ai même déclaré, au sein de l’association, qu’il était inutile de l’engager avec des représentants politiques, sachant que la plupart de ceux que nous avons rencontrés se situaient dans une démarche électoraliste, politicienne ou carriériste et se montraient trop soucieux, lorsque nous parvenions à les convaincre, de renouveler leur mandat pour que nous puissions espérer en retirer quelque chose.

M. Eric RAOULT, Président : Nous vous aurons peut-être démontré le contraire...

M. Yamin MAKRI : J’espère bien et si je suis là c’est parce que j’y crois encore un peu !

En fin de compte, nous pensons souvent que les élus, même si nous pouvons les convaincre, doivent, pour renouveler leur mandat, se situer dans le courant majoritaire, et qu’ils n’iront jamais dans notre sens. Nous en avons fait l’expérience, car nous avons eu des discussions avec des élus dont je ne préciserai pas l’appartenance et nous nous sommes expliqués devant des commissions au cours de débats dont je ne vous dirai même pas comment ils se sont terminés...

Certains députés ont bâti leur carrière politique sur la question du foulard ! Voilà où est la manipulation : c’est l’exemple le plus mesquin, mais j’en connais de plus importants et je vous dis, moi, qu’il y a, ici, en France, des hommes politiques et des intellectuels qui, sous couvert de promotion de la laïcité, font du racisme anti-musulman au relent néo-colonial. Finalement, la laïcité n’est, pour eux, qu’un outil. Connaissant les positions qu’ils ont eues dans le passé, je peux vous dire qu’ils se fichent radicalement de la laïcité qui n’est qu’un moyen pour taper sur une catégorie de la population : c’est de la manipulation idéologique, c’est un discours politicien. Certains voient là un moyen de faire une carrière, quand ils n’ont pas, ce qui est pire, des arrière-pensées politiques encore plus graves ! Personnellement, de tels interlocuteurs ne m’intéressent pas. Je préfère débattre sur le fond et voir s’il y a réellement un problème et des achoppements entre la laïcité et la présence de l’islam dans ce pays !

Pour ce qui est de l’origine du port du foulard, je ne nie pas qu’il puisse recouvrir un projet politique telle que la création d’une internationale islamiste ou la destruction de l’école de la République, mais vous ne pouvez juger les personnes que sur leur comportement. Il est impossible d’entrer dans leurs intentions. Vous pouvez affirmer que le foulard est politique et je peux, moi, prétendre le contraire, mais à quoi aboutirons-nous ? Vous ne pouvez pas m’attribuer une intention car vous ne pouvez entrer ni dans mon cœur, ni dans mon cerveau. La seule chose qui peut prêter à discussion, c’est le comportement et c’est d’ailleurs la position adoptée par le Conseil d’Etat qui nous dit clairement que le foulard en lui-même ne pose pas problème, mais que le comportement des lycéennes par rapport à cette question pourrait appeler des sanctions.

La question relative à la citoyenneté et à la spiritualité ne faisant pas partie du sujet qui nous préoccupe aujourd’hui, j’ignore si je dois y répondre ...

M. Eric RAOULT, Président : Vous avez toute liberté de parole, étant précisé que notre temps est limité.

M. Yamin AKRIM : Je serai donc bref. Quand nous parlions des valeurs de l’islam, nous avons rappelé que nous obéissions aussi à des principes qui nous dépassent nous-mêmes et qu’il nous faut appliquer, y compris parfois aux dépens de notre communauté. Je citerai, par exemple, le principe de justice : nous devons être justes, quitte à en souffrir nous-mêmes. Ce sont des principes qui se situent au-dessus de tout et que nous exerçons dans le cadre citoyen, dans notre collectif ou de façon individuelle. Nous participons à des mouvements politiques dans le souci de défendre ces valeurs qui, pour nous, sont essentielles et qui sont la justice, la solidarité, l’équité, la liberté etc. Si nos motivations sont spirituelles, cela nous regarde !

M. Bruno ETIENNE : Tout à l’heure, je me suis réjoui d’entendre plusieurs personnes évoquer la complexité du sujet, mais cette complexité peut encore atteindre des degrés supérieurs. Le port du foulard à l’école touche, en amont et en aval, à des problèmes relatifs à la sphère privée et à la sphère publique. Je pose des questions encore à mon âge, même en fin de carrière, parce que je n’y trouve pas de réponse. L’école est-elle un espace privé ou un espace public ? A l’intérieur de l’école y a-t-il des espaces privés de l’espace public et des espaces publics de l’espace privé ? C’est là un vrai problème qui a d’ailleurs été soulevé par le Conseil d’Etat !

Pourquoi ai-je parlé d’Habermas et du prophète Mohammed ? Parce que votre interrogation renvoie à une question fondamentale de notre société. Nous parlions, il y a un instant, des principes et des valeurs de l’islam et je suis d’accord pour reconnaître que le pluralisme religieux peut enrichir la société française, mais, puisque votre texte fait très précisément référence au principe de la laïcité, il convient de savoir si ce dernier impose de toujours cantonner le champ du religieux à la sphère privée de l’existence. Nous savons par les commissions de bioéthique que la réalité est différente et que les curés, les imams, les rabbins se mêlent de tout ! Dans le cas contraire, il faudrait interdire aux catholiques de ne pas appliquer la loi sur l’avortement. Je prends un exemple qui est terrifiant comme aporie, étant précisé que je suis contre la peine de mort : aux Etats-Unis, on vient d’exécuter l’assassin d’une personne qui pratiquait des interruptions volontaires de grossesse...

Comment cette contradiction se manifeste-t-elle ? Le prophète dit qu’à l’intérieur de la domesticité, les femmes n’ont pas à cacher leurs atours, sauf aux hommes hiérarchiquement désignés. Donc le velum sert à protéger dans l’espace public. Or, si nous réfléchissons sur l’espace public, est-ce que, seul, le voile islamique porte atteinte, comme un défi, à l’Etat, alors qu’il reste encore quelques petites sœurs voilées - même si elles ne portent plus la cornette - et des hassidims et des zélotes qui portent, non pas la kippa qui, elle aussi, est négociable, mais des papillotes et autres choses du même ordre ? Est-ce à dire que nous allons interdire les uniformes militaires ?

M. Robert PANDRAUD : Ce n’est quand même pas comparable !

M. Bruno ETIENNE : J’exagère volontairement, mais qu’est-ce qui, dans l’espace public, marque une inégalité ? Je prendrai pour exemple un insigne qui n’existe plus : celui de la faucille et du marteau qu’arboraient dans ma jeunesse des copains de mon âge et qui est un insigne idéologique...

M. Pierre-André PERISSOL : Mais il n’avait pas sa place à l’école !

M. Bruno ETIENNE : Mais vous êtes d’accord pour admettre que c’est un insigne qu’on a porté longtemps ?

M. Pierre-André PERISSOL : Non, pas à l’école !

M. Bruno ETIENNE : Ne soyez pas naïf !

Mme François GASPARD : Il a été interdit par le Front populaire.

M. Pierre-André PERISSOL : Tout insigne politique est interdit à l’école, voyons !

M. Bruno ETIENNE : Je prenais juste un exemple de la non-neutralité de l’école sur le plan politique. Ne vous mettez pas en colère !

M. Pierre-André PERISSOL : Je ne mets pas en colère, je vous dis simplement - et je ne suis pas sûr que ce soit servir la cause du foulard que de l’assimiler à la faucille et au marteau - qu’à l’intérieur de l’école la faucille et le marteau sont interdits comme le serait d’ailleurs le port de la francisque ou de n’importe quel autre insigne !

M. Bruno ETIENNE : Laissez-moi terminer. Est-ce que la sphère privée de l’existence, dans laquelle se trouve cantonné le champ religieux, peut-être limitée à l’espace public dans sa définition actuelle ? Je sais parfaitement qu’avant de défiler dans la rue, la congrégation du Sacré-Cœur doit soumettre une déclaration à la préfecture : nous sommes tous d’accord sur ce point ! Quelle est la question posée dans cette affaire ? Celle du statut de sphère publique ou privée de la cour de l’école et de la classe de cours.

Quant à la neutralité de la laïcité, je n’en donnerai qu’un seul exemple : puisque ces jeunes gens ont évoqué la mémoire de leur passé, je dois dire que j’ai dirigé la thèse de l’un de mes étudiants sur le Mallet-Isaac et sur la légitimation de la colonisation dans le Mallet-Isaac. Bien sûr, vous levez les bras au ciel, mais vous savez ce que Jules Ferry, père de la laïcité, disait clairement ? « Le devoir des races supérieures est d’apporter la civilisation aux peuples que l’histoire a confiés au destin de la France éternelle... »

M. Pierre-André PERISSOL : Nous ne sommes pas en 1880 !

M. Bruno ETIENNE : Nous ne sommes pas en 1880, mais j’ai fait, moi, un travail sur la représentation de l’islam dans les manuels scolaires actuellement en usage et je peux vous dire que la laïcité n’y est absolument pas respectée. Comme je suis l’une des rares personnes à enseigner la sociologie des religions comparée, je suis partisan de réintroduire l’histoire des religions dans l’enseignement secondaire, et de le confier, non pas à des religieux, mais à des gens comme moi. Cela suscite des débats, ce qui montre que le respect du principe de la laïcité implique que les députés déterminent clairement ce que sont la sphère privée et la sphère publique de l’existence. Je ne crois pas que l’on puisse, dans la société française, notamment, et surtout du fait de l’Europe, maintenir indéfiniment la religion dans la sphère privée de l’existence : c’est tout ce que je veux dire !

M. Fouad IMARRAINE : Quand je parlais d’évolution, je me référais à l’évolution des individus dans leur cheminement spirituel. A certains moments, il peut se trouver des personnes qui, en réaction au rejet de la société, éprouvent à leur tour un rejet qu’ils manifestent aussi bien à travers une expression religieuse que politique. En se concentrant parfois sur une étape de la vie et sur une catégorie sociale - jeunes, vieux ou autres -, on émet des théories d’orientation qui ne sont pas sans conséquence par la suite.

Par ailleurs, quand j’ai employé la formule « parfaire la laïcité », je voulais signifier que la présence du foulard et donc de l’islam, a permis de remettre sur la table la discussion sur la laïcité. Quand je fréquentais l’école, le collège et même le lycée, alors qu’il y avait des lycéens de confession juive qui n’apparaissaient pas le samedi matin, je ne me posais même pas de question. Dans mon lycée, où le principal s’appelait Mme Komheyni sans avoir rien à voir avec l’ayatollah du même nom, les enseignants ne se posaient pas la question de savoir si cela était, ou non, conforme au principe de laïcité.

C’est avec l’islam que le débat sur la laïcité revient sur le devant de la scène et je ne fais là que reprendre la théorie de Jean Boberot, qui revendique son appartenance à la religion protestante et qui a accompli, de même que les membres de la commission Jaurès, un énorme travail sur la question de la laïcité. Ceux qui ont le plus poussé la réflexion et conduit les travaux les plus importants en la matière sont les juifs et les protestants. La France, qu’on le veuille ou non, reste marquée par l’appartenance catholique, ne serait-ce que par le respect du dimanche et la répartition des jours fériés. Elle se trouve aujourd’hui confrontée à ce que j’appelle « l’islam de l’intérieur » qui, à la différence de « l’islam indigène » qui ne la dérangeait guère, lui pose problème.

M. Robert PANDRAUD : J’ai connu une période où il y avait des signes distinctifs à l’école et dans le lycée où j’étudiais, le proviseur les interdisait : je veux parler de l’étoile jaune pendant la guerre !

M. Farid ABDELKRIM : Je ne ferai que quelques courtes observations.

Premièrement, on a peut-être omis de préciser ce matin que si certains foulards peuvent être perçus comme une forme de contrainte, je connais autant, sinon plus, de jeunes filles qui ont été contraintes d’enlever leur voile sous la pression de la société et de parents qui ne voulaient pas y faire face. Il est important de signaler cette situation dont on ne parle pas assez où des jeunes filles, y compris au niveau du doctorat, ont été obligées par leurs directeurs de travaux de choisir entre leurs études et le port du voile. C’est une question qu’il convient de soulever et qui s’inscrit, selon moi, dans l’enceinte de l’école, mais à un niveau où l’on devrait considérer que les intéressées sont suffisamment « majeures et vaccinées » pour savoir quelle conduite suivre. L’affaire ne s’arrête pas là et se poursuit d’ailleurs dans les milieux professionnels où chacun est censé être totalement émancipé.

Deuxièmement, la façon dont M. Mariton pose la question de la volonté de tester l’autre me trouble dans la mesure où elle me donne l’impression, qu’aujourd’hui, on parle des défenseurs de l’islam ou des valeurs liées à l’islam, comme d’un corps étranger, comme si les fidèles de l’islam n’étaient pas des Français. Je me trouve trop souvent, malheureusement, dans la position de celui qui est censé se justifier. Il va de soi que je vais tester la République. Je vais le faire en qualité de citoyen et je vais voir ce qu’elle permet, non pas à partir de l’idéologie dont je serais porteur, mais, tout au contraire, à partir du problème qui est soulevé aujourd’hui. Par rapport au problème du voile, il faut savoir ce que dit la République à laquelle j’adhère et qui est la mienne tout autant que la vôtre, il faut définir jusqu’où l’on peut aller. Il nous faut en discuter sereinement, et non violemment, comme cela s’est fait il n’y a pas très longtemps, lors d’un débat organisé, ici, qui s’est terminé en pugilat, et au cours duquel un invité, réputé pour son ouverture d’esprit, M. Tarek Obrou, a dû interrompre son intervention... Ce n’est pas ainsi que l’on pourra faire avancer le débat ! Il faut surtout cesser de considérer ces interlocuteurs qui sont nés et qui ont grandi en France comme des étrangers, mais savoir que l’on s’adresse à des citoyens. C’est là une dimension extrêmement importante !

Troisièmement, j’aimerais aborder avec vous la question de l’école et de l’espace qu’elle représente. Il existe un problème plus important que celui du port du voile. Il a été précisé tout à l’heure par Mme Dif qu’il y a des obligations religieuses dont le non-respect pourrait presque conduire à une excommunication de l’islam. La règle du quatrième pilier de l’islam, qui est un des piliers de cette religion, est observée par l’ensemble des élèves qui fréquentent l’espace public, laïque de l’école, depuis des années : l’observation du jeûne du ramadan. Cette pratique qui, peut-être parce qu’elle n’est pas visible, ne pose pas problème, devrait être interdite puisqu’il s’agit de la pratique du culte à proprement parler. Comment des élèves peuvent-ils pratiquer le culte à l’intérieur de l’enceinte publique ? Ce sont des questions qui sont, pour moi, autrement importantes que la simple question du voile.

Enfin, je voudrais apporter une dernière précision. Là où j’habite, près de Nantes, très précisément à Saint-Herblain, des créneaux horaires de piscine sont réservés, non pas, cette fois, aux femmes, mais à la « communauté » des nudistes, puisque c’est ainsi qu’elle se définit. Deux ou trois fois par semaine, les nudistes peuvent aller se baigner entre eux, et je me vois mal me présenter en maillot de bain, prétendre participer à de telles séances ou déclarer que je suis contre le communautarisme et qu’il faut mettre un terme à tout ce « bataclan ». Il n’empêche que ce sont des réalités : c’est dans notre pays que de tels faits se déroulent, ce qui ne va pas sans poser un certain nombre de questions...

M. Jacques MYARD : J’ai moi-même organisé ce débat sur la laïcité où j’ai effectivement invité le représentant de l’UOIF et je m’inscris en faux sur la manière dont viennent d’être rapportés ces débats : il n’y a pas eu de pugilat. Le représentant de l’UOIF s’est exprimé. Il y a eu des échanges quand certains participants n’étaient pas d’accord, mails il n’y a jamais eu de pugilat !

M. Farid ABDELKRIM : Je m’inscris également en faux à mon tour !

M. Jacques MYARD : Je suis bien placé pour le savoir : j’étais président de cette réunion ! Il ne faut tout de même pas exagérer ! Et cet invité a été jusqu’au bout de son propos : le verbatim du colloque le prouve !

Mme Françoise GASPARD : Je souhaiterais revenir sur un problème qui a été soulevé et qui est très compliqué : la séparation de la sphère publique et de la sphère privée. Cette question est complexe car, comme on le voit, les limites entre les deux sphères sont mobiles et varient au cours de l’histoire.

Je n’en prendrai pour exemple que notre histoire nationale depuis la révolution française au cours de laquelle cette étanchéité a été mise en place pour séparer les femmes des hommes. Il est très intéressant, à la lecture des récits de Georges Sand, de Flora Tristan, et d’un certain nombre d’autres auteurs du XIXème siècle, qui ont notamment été cités par l’historienne Michelle Perrot, de constater que, dès 1794, les femmes disparaissent de l’espace public. Quand j’étais enfant, on ne voyait pas de femmes fréquenter les bistrots, par exemple. Je me souviens que j’ai eu le sentiment en allant pour la première fois boire un café avec des amis, à Dreux, de me livrer à une transgression extraordinaire ! Ces lieux restaient encore dans les années 70, des espaces masculins.

Si je m’en tiens à ce qui incarne aujourd’hui l’espace public, c’est-à-dire nos assemblées parlementaires, je ne peux que constater qu’elles restent très masculines. Le problème se pose donc de la place et de l’évolution des femmes dans l’espace public et c’est une question très compliquée. Les femmes sont aujourd’hui partout : il y a, depuis 1971, plus de bachelières que de bacheliers, mais le problème demeure d’un espace public marqué comme masculin et d’un espace privé marqué comme féminin.

A cet égard, je voudrais ajouter qu’il m’est arrivé, en 1994, lors de la deuxième affaire du foulard, de me rendre discrètement, à la demande de Mme Simone Veil, dans un certain nombre d’établissements scolaires pour discuter avec les enseignants et avec les élèves. J’arrivais avec trois textes : un texte de Saint Paul qui disait que seules les prostituées pouvaient sortir tête nue ; un texte de la Torah qui expliquait qu’il était bien pour les femmes de confession juive, quand elles se mariaient, de se tondre les cheveux ; quelques versets du Coran sous différentes traductions. Le fait de montrer aux élèves que ce n’était pas seulement l’islam qui était en question, mais que toutes les religions révélées, représentées sur notre territoire, avaient eu des problèmes avec la chevelure féminine, suffisait à faire réfléchir, à percevoir les problèmes autrement que comme une attaque frontale de l’islam, et à détendre l’atmosphère.

J’ai enseigné dans des instituts de formation des maîtres et je dois dire que lorsque j’expliquais, sur la base de ces textes, comment il était possible de faire tomber les foulards, les enseignants étaient très intéressés car c’est une question qu’ils n’avaient jamais apprise dans leurs études antérieures.

Depuis le printemps dernier, on a vu émerger ce souhait nouveau de faire voter contre le foulard une loi élargie à tous les signes religieux. J’ai, personnellement, téléphoné à un certain nombre de mes anciens étudiants qui sont aujourd’hui chefs d’établissement ou professeurs et je leur ai demandé s’ils se trouvaient confrontés à des problèmes liés au port du foulard et pratiquement tous m’ont répondu : « Non, mais qu’est-ce que nous avons comme problèmes de casquettes ! ». Un certain nombre d’entre eux ajoutaient que, finalement, en cas de problème, ils traitaient à l’identique le foulard et la casquette dont ils admettent le port en cour de récréation, mais pas en classe. Pour autant, ils présentaient l’affaire - c’est en quoi je suis un peu choquée et c’est la raison pour laquelle je pense qu’un travail doit être conduit avec les enseignants - non pas comme une question de respect de la laïcité ou de l’égalité entre garçons et filles, ce qui me plairait encore plus, mais comme une question de politesse. A mon sens, il nous faut introduire dans notre enseignement un certain nombre de valeurs qui, aujourd’hui, en sont absentes et qui seraient de nature à permettre de faire tomber, et non pas d’arracher, le foulard et de décrisper la situation. Pour y parvenir, encore faudrait-il qu’il y ait une forte conscience du fait que la laïcité s’est construite grâce à des compromis : n’oublions pas que l’on a notamment laissé le jeudi libre à ceux qui voulaient recevoir un enseignement religieux.

Je souhaiterais signaler qu’il est un certain nombre de situations que nous n’avons pas encore évoquées et qui pourraient aussi poser un problème au niveau légal : la situation de l’Alsace et de la Moselle ; la situation de Mayotte où aujourd’hui encore, comme dans l’Algérie d’avant 1962, deux justices cohabitent en matière de statut privé. A cet égard, je rappelle que votre assemblée vient de voter, en juillet dernier, la suppression, à compter de 2005 pour les hommes qui auront dix-huit ans à cette date, de la polygamie et de la répudiation à Mayotte où nous conservons, en matière de droit privé, à la fois une justice de première instance qui applique le code civil et des cadis qui appliquent de droit musulman aux citoyens de la République. Aujourd’hui, on leur reconnaît le statut de citoyen de la République, alors qu’à l’époque de l’Algérie française, ceux qui ne voulaient pas se convertir et abandonner la religion musulmane n’étaient que des sujets !

Par ailleurs, je souhaiterais savoir si votre mission s’est penchée sur la question des enseignants de langue et culture d’origine (ELCO) qui m’a posé un grave problème au regard de la laïcité. Conformément aux conventions bilatérales ratifiées par la France, les consulats d’un certain nombre de pays, dont le Maroc, peuvent envoyer dans les écoles françaises ces fameux enseignants. J’ai signalé au ministère de l’éducation nationale et au ministère des affaires étrangères, quand j’étais encore maire et députée, les plaintes qui m’étaient parvenues émanant de parents, turcs et marocains notamment. Ils déploraient que ces ELCO, censés dispenser dans notre école publique l’enseignement de la langue, y professaient également, pour beaucoup d’entre eux, la religion et ils se plaignaient, au nom de la laïcité, de la présence d’enseignants de ce type dont j’ai pu constater sur le terrain qu’ils ont été les noyaux de la création de structures fondamentalistes radicales dans certains quartiers.

Nous devons aussi, si nous voulons évoluer par rapport à cette question, balayer devant notre porte et voir quelques-uns des dégâts que nous avons causés et qui, malheureusement, perdurent.

M. Eric RAOULT, Président : Nous n’avons pas le droit de vous applaudir, mais nous souscrivons à vos propos, madame !

M. Jean-Pierre BRARD : Le Président a rappelé antérieurement que nos auditions ne portaient pas sur le foulard islamique, et les autres auditions auxquelles il nous a été donné de participer ont témoigné de la diversité de nos préoccupations.

Pour ce qui me concerne, je suis, comme mes collègues, député de la nation et, au risque de troubler les repères, si je n’appartiens à aucune formation politique, je me situe bien à gauche et je suis arrivé à la conscience politique dans le cadre de la lutte en faveur de la paix en Algérie. Je tenais à le préciser : chacun a droit à sa biographie personnelle et nous n’avons pas forcément tous eu le même parcours !

Mes questions seront brèves.

Premièrement, nos invités trouvent-ils pertinent ou légitime qu’un enfant ait connaissance et tienne compte de l’appartenance religieuse de ceux qui travaillent à dispenser l’éducation ?

Deuxièmement, puisque Mme Bouzar a évoqué « l’âge d’or de l’islam », je souhaiterais qu’elle puisse me dire dans quelle période de l’histoire elle le situe et ce qu’elle entend par exactement par cette formule. Je vous informe très clairement que j’ai mon opinion sur la question et je que suis évidemment très intéressé par la réponse qui pourra m’être apportée.

Troisièmement, j’ai écouté avec un grand intérêt les propos de Mme Dif et du professeur Etienne. J’ai suivi avec attention la lecture qui nous a été faite des versets du Coran qui est l’un de mes « livres de chevet » et la formule n’est en rien ironique car j’estime que le Coran fait partie de l’histoire spirituelle de l’humanité, avec le Talmud, le Nouveau Testament et quelques autres textes...

M. Jacques MYARD : Le capital de Karl Marx ?...

M. Jean-Pierre BRARD : Evidemment, étant précisé que Karl Marx qui avait lui aussi lu ces grands textes était à même d’en déchiffrer certains dans leur langue originale, ce que l’on oublie un peu vite !

La lecture des textes de Mme Dif m’a semblé très littérale, à la différence de celle du professeur Etienne qui me semblait plus historique, mais peut-être suis-je un peu caricatural d’où cette question : ne fait-on pas une lecture trop intemporelle ? Pour ce qui vous concerne, madame, vous avez fait référence au savoir, mais comme dans mon esprit, la « science sans conscience n’est que ruine de l’âme », j’aimerais que vous me précisiez si, pour vous, le savoir se conjugue avec l’esprit critique et comment.

J’aimerais aussi connaître l’opinion de nos invités sur cette déclaration du président de la fédération des associations musulmanes de Montreuil : « Lorsque l’islam est arrivé au Sud du Sahara, il a trouvé nos femmes en pagne - elles le sont toujours - mais dieu n’est pas dans le foulard, il est dans les cœurs. »

Enfin, ne pensez-vous pas que l’une des solutions pour sortir de la difficulté dans laquelle nous nous trouvons, passe, d’une part par la lutte contre l’analphabétisme en ayant recours, non pas à des religieux, mais à des scientifiques qui dispenseraient l’enseignement des religions dans nos écoles, et d’autre part par l’instauration de l’égalité dans la pratique des cultes ? Je sors un peu de notre sujet, mais il est un moment où, comme l’on dit « tout est dans tout et réciproquement » ! Moyennant la réalisation de lieux de culte, selon des modalités qui ne seraient d’ailleurs pas très compliquées à arrêter pour peu que l’on en ait la volonté politique, ne pensez-vous pas qu’avec d’un côté, une reconnaissance concrète d’une égale liberté de pratiquer le culte, et de l’autre, la lutte contre l’analphabétisme religieux, nous pourrions trouver une issue ?

Je suis favorable, M. le Président, à la poursuite de la discussion sur la sphère privée et la sphère publique : c’est un débat très important. Comme je vois mal comment tracer des lignes dans les écoles pour définir où s’arrête la première et où commence la seconde, je dirais que, s’agissant des questions qui nous intéressent, la sphère publique englobe tous les lieux des services publics et j’ajouterais que cette définition qui concerne, non pas les usagers desdits services, mais ceux qui les dispensent, vaut pour toute personne présente dans l’espace de l’école publique.

M. René DOSIERE : Je souhaiterais simplement demander à nos interlocuteurs, à l’exception de M. Etienne et Mme Gaspard qui défendent le port du foulard pour des raisons un peu différentes, s’ils donnent fondamentalement raison à l’enseignante qui demande à porter le foulard.

M. Jean-Yves HUGON : Ma question a également trait aux enseignants. Je souhaiterais, pour ma part, recentrer le débat sur le titre de notre mission qui est une mission d’information sur la question des signes religieux à l’école. Nous avons, naturellement, beaucoup parlé du voile, au niveau des élèves mais il faut aussi nous intéresser aux enseignants et c’est pourquoi je vous soumets l’interrogation suivante qu’il ne faut nullement prendre comme une provocation, mais comme une question sérieuse : pensez-vous que les membres de la communauté musulmane accepteraient que leurs enfants assistent à des cours dispensés par un enseignant portant la kippa ?

Mme Dounia BOUZAR : Je vais profiter de cette dernière prise de parole pour faire un peu le point. Comme je l’ai dit à maintes reprises dans mes interventions publiques, je ne défends pas le foulard, mais j’entends défendre toutes les femmes qui réclament l’égalité, quel que soit le moyen qu’elles utilisent pour l’obtenir. Cela étant, je ne défends pas du tout le foulard en tant que tel, sans quoi j’en porterai un sur la tête : je m’oppose simplement au modèle unique et je tente de permettre aux gens de se réapproprier leur façon de se construire, dès lors qu’elle s’inscrit dans une dynamique de respect des valeurs de la laïcité et de l’égalité entre les hommes et les femmes.

Vous avez parlé, M. le député de « l’âge d’or ». Je n’ai pas parlé de « l’âge d’or », mais du « mythe de l’âge d’or » ce qui est totalement différent. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas eu un âge d’or musulman, mais ce n’était pas là mon propos. Mon propos consistait à souligner que l’on assiste à un croisement entre, d’une part, une histoire de France dont Suzanne Citron a largement montré qu’elle s’est appliquée, depuis la révolution, à remplacer le pouvoir absolu de dieu par le pouvoir de la nation et à construire une relation au temps et à l’espace qui a été mythifié à travers la mise en relief de la pureté de la race des Gaulois et, d’autre part, une pression sur une génération de jeunes à qui l’on répète qu’il n’y a qu’une seule façon d’accéder à telle ou telle valeur. J’ai, moi, l’impression que ces jeunes ont de plus en plus tendance à penser que l’islam a été précurseur, ce qui entraîne une sublimation des textes et renforce une vision apologétique qui conduit certains à dire que le prophète était féministe avant l’heure et à chercher qui, le premier, a défendu telle ou telle valeur.

Les jeunes filles qui portent actuellement le foulard, se sont souvent trouvées prises dans ce nœud et, quand elles passent par l’islam, c’est souvent pour combattre des traditions archaïques, ancestrales de leur pays d’origine. Bonne quantité de jeunes filles mettent à profit l’islam pour reprocher à leur mère de s’être fait berner par une mauvaise interprétation des textes et pour défendre une nouvelle lecture du Coran. Ce passage par l’islam leur permet finalement de se sortir d’une sorte « d’ethnicisation » qui ne laisserait pas d’autre choix que d’être soit Français moderne, soit Marocain ou Algérien musulman et forcément archaïque. Je vois, chez ces jeunes filles, une volonté de sortir de ces critères ethniques et culturels pour accéder à une formule qui transcenderait cette vision et permettrait à la fois d’être sujet de son histoire et d’adhérer aux valeurs prônées par les autres Françaises.

Si j’ai mentionné le mythe de l’âge d’or, c’était pour dire que, selon moi, le problème essentiel est l’ignorance de la référence musulmane, ce qui ne signifie absolument pas qu’il faille tenir compte de la croyance musulmane d’un élève. Pour moi, il est absolument hors de question de prendre en considération les convictions religieuses de qui que ce soit dans l’espace scolaire. En revanche, je demande à ce que cette référence musulmane soit comprise dans le patrimoine français et soit normalisée - j’allais dire « banalisée » -, au même titre que toutes les autres références, ce qui suppose que les adultes porteurs de l’histoire aient intégré, dans leur enseignement, l’apport transversal, l’interaction de toutes les références. En cela, le projet de l’enseignement des faits religieux est très positif puisqu’il est convenu, non pas de faire une matière de cet enseignement, mais de l’introduire transversalement dans toutes les matières, pour bien montrer l’apport des références et leur interaction. Il est important d’intégrer cette référence, parmi les autres, dans le patrimoine culturel français pour le normaliser et le laïciser, et faire en sorte que cette référence, perçue comme celle des musulmans, ne les incite pas à créer un espace, à l’extérieur du patrimoine français.

On remarque aussi l’absence d’étayage culturel des musulmans puisque, si dans les pays d’origine, il va de soi d’être musulman, ici, tout reste à redéfinir, ce qui se fait parfois dans un rituel excessif. Selon moi, le foulard est à prendre comme un symptôme, non pas de maladie, mais d’un processus de pensée. C’est plus sur ce processus qu’il convient de se pencher que sur son symptôme. Je répète que nous n’avons pas à tenir compte d’une appartenance religieuse mais qu’il nous faut, en revanche, faire en sorte que la référence à l’islam, soit, comme les autres références, totalement intégrée au sein de la culture française ce qui désamorcerait, d’un côté comme de l’autre, l’action de ceux qui souhaitent scinder le monde en deux !

M. Jean-Yves HUGON : Comment faites-vous pour ne pas tenir compte de la référence religieuse lorsque vous faites face à un élève porte une kippa ?

Mme. Dounia BOUZAR : J’ai parlé d’une surenchère des mythes et il est clair que, face à une telle situation, l’enseignant se trouve en difficulté et qu’il ne pourra régler tout seul le problème. C’est précisément pourquoi une loi qui ne porterait peut-être pas sur le foulard, mais qui serait de nature à travailler les histoires, les mémoires communes pour faire de nous tous les sujets d’une histoire commune, serait la bienvenue. Pour moi, tout le reste n’est que symptômes.

M. Bruno ETIENNE : Je considère, moi qui suis un professionnel dont c’est « le fromage », même si je suis éthiquement honnête, que toutes ces questions sont d’un ordre complètement différent des propos tenus par ces jeunes gens sur leurs pratiques et les défis auxquels ils se trouvent confrontés.

Premièrement, je ferai remarquer que les enseignants savent que les élèves, y compris lorsqu’ils ne sont pas « intégristes », pour reprendre le langage des journalistes, ont une appartenance religieuse, ne serait-ce que parce, que vous le vouliez ou pas, les noms existent. On sait que le fait d’avoir demandé aux juifs, au début du siècle, lorsqu’ils étaient complètement intégrationnistes, de changer de nom, a eu des effets pathologiques d’autant plus catastrophiques d’ailleurs, que l’on a déclaré, par la suite, qu’un changement de nom ne modifiait en rien ce que pensaient les Français. On ne va pas demander aux gens qui s’appellent Mohamed de s’appeler Marcel ! Or quand vous avez une liste d’élèves, les noms sont là.

Deuxièmement, on ne peut pas nier l’existence de certaines réactions. Je suis chargé d’enseigner au niveau du doctorat et du diplôme d’études supérieures spécialisées (DESS) et je me suis trouvé confronté à des conflits de trois types. Je prendrai volontairement l’exemple juif et musulman, pour vous apprendre que certains étudiants, au niveau du doctorat, refusent d’inscrire le mot « dieu » dans leur mémoire. Ils déclarent qu’ils ne sont pas capables de le faire et je ne vais pas discuter avec eux des limites de leur orthopraxie.

Plus important encore : lorsque nous discutons sur l’origine des textes, si je dis, par exemple, que les Septante sont en grec, j’aurai immédiatement un étudiant qui va m’avertir qu’il va demander à son rabbin si ce propos est casher. Nous travaillons sur des textes arabes, hébreux, araméens, grecs, français ou autres, et l’un des problèmes auxquels je suis confronté est qu’une partie de musulmans, surtout les plus cultivés, déclarent que les juifs et les musulmans ont falsifié les écritures. Comment, dans ces conditions, faire de l’interprétation ?

Troisièmement, certains étudiants contestent notre droit à dispenser ce type d’enseignement. Certains prétendent que je n’ai pas le droit de commenter le Coran. C’est un débat : est-ce que nous, les non musulmans, nous pouvons travailler sur ce texte ? Certains ne nous reconnaissent pas ce droit, y compris dans d’autres religions.

A titre d’exercice pratique, je fais visiter à tous mes étudiants, une fois par an, la cathédrale d’Aix-en-Provence, qui, si elle est laide, présente l’avantage d’avoir sédimenté bien des cultures depuis l’empire romain. Chaque année, un étudiant juif ou musulman refuse d’y pénétrer. Or que se passe-t-il à la fin de l’année avec ces jeunes, juifs musulmans ou laïques, car les laïques ne nous épargnent pas non plus les critiques ? Ils se déclarent contents d’avoir appris quelque chose de nouveau ce qui prouve que nous avons tous progressé. Ce que je veux dire par là, c’est que toute progression dans la connaissance mutuelle marque une avancée dans la paix sociale.

La question va plus loin : certains enseignants peuvent-ils porter des signes religieux ? Je compte dans mon équipe de doctorat un diacre catholique, un orthodoxe et le plus grand talmudiste de France Raphaël Draï. Ce dernier, qui peut être critiqué par un certain nombre de nos amis musulmans, ne porte pas la kippa. Le problème ne tient pas tant au fait de porter ou non la kippa qu’au fait de savoir si l’on peut avoir un dialogue intrareligieux et interreligieux qui soit dialogique, c’est-à-dire qui oppose dans la verse et la controverse des arguments dialectiques. Mon expérience démontre que c’est possible !

Savez-vous que, dans la région Provence-Alpes-Côte-d’Azur, 17 % des enfants musulmans sont scolarisés par l’enseignement catholique ? Pour quelle raison ? Je vais vous le dire et ma réponse va nous ramener à l’école : parce que l’école ne remplit plus un certain nombre de fonctions ce qui pose un vrai problème. Il ressort d’une enquête sur laquelle je travaille actuellement que ce sont les catholiques pratiquants qui sont aujourd’hui les plus ouverts à l’altérité religieuse dans ce pays et que c’est la gauche laïque qui est la plus bloquée. Je suis, comme tout le monde le sait, protestant et franc-maçon - même si le député du Gard est parti, je peux dire que, samedi dernier, je me suis rendu au temple de Nîmes - et j’estime qu’il nous faudra bien réfléchir à ce type de problèmes !

Mme. Françoise GASPARD : Il y a quelques minoritaires dans la gauche laïque.

M. Bruno ETIENNE : Certes, mais tout ce que je tente de dire c’est que ce problème épiphénoménal, cette partie haute de l’iceberg que constitue le port du voile, pose à la société française des problèmes fondamentaux qu’elle n’a pas envie de voir. Prenons garde à ce qu’une stigmatisation trop inconsidérée ne pousse les groupes à la réclusion et à ce que vous redoutez, c’est-à-dire le pseudo communautarisme !

Je vais prendre une fois de plus, et vous m’en excuserez, un exemple juif - si j’étais antisémite je le dirais, mais ce n’est pas le cas et je rappelle que mon père a été fusillé par les Allemands. Nous rencontrons actuellement un problème avec un groupe de Juifs qui fait des procès aux prioritaires d’immeubles qui installent des digicodes, au motif qu’ils ne peuvent pas s’en servir durant le shabbat. Nous devons prêter attention car nous nous trouvons devant des problèmes considérables qui posent la question de savoir comment la France entend gérer le pluralisme sur tous les plans. Vous allez comprendre pourquoi j’ai pris cet exemple : si nous nous raidissons sur des positions drastiques par rapport aux revendications du droit à la différence - et contrairement à ce que certains ont dit, je ne suis ni pour, ni contre le port du voile -, nous allons pousser les gens à habiter tous dans les mêmes immeubles, sans digicode. Tout cela revient à dire que la situation évoluera en fonction de la flexibilité dont vous allez faire preuve.

Inversement, il faut que les musulmans, les juifs, les catholiques et les autres fassent un travail en montrant jusqu’où on peut, ou on ne peut pas, aller. Sans vouloir faire de la démagogie, je peux dire qu’actuellement, dans la mouvance musulmane, des débats extraordinaires s’instaurent sur tous ces sujets. Quelqu’un a précédemment fait très opportunément référence à M. Obrou et je ne peux que vous recommander la lecture du livre de Leïla Babès et des actes du débat qu’elle a organisé avec l’imam de Bordeaux. Vous mesurerez ainsi la qualité du travail actuellement réalisé sur tous ces problèmes : les musulmans sont taraudés par toutes ces questions ! Que veulent les gens ? A hauteur de 90 %, ils réclament la paix sociale ! Or, l’école est considérée comme un lieu dangereux par un certain nombre de personnes en raison de la violence qui y règne et de toute une série de problèmes qui s’y pose.

Je renvoie la balle dans le camp des vieux « réac-gauchos » dont je fais partie : qu’avons-nous laissé passer dans le dialogue pour qu’un certain nombre de minorités nous posent, aujourd’hui, des questions qui mettent en branle nos valeurs centrales de cohésion universelle ? Je ne peux rien ajouter si ce n’est que la réflexion que vous devez conduire, que nous devons conduire, dépasse largement le seul problème du voile.

M. Eric RAOULT, Président : Avant de donner la parole à Mme Dif, je voudrais rappeler, monsieur le professeur, que nous avons eu huit auditions successives au cours desquelles nous avons reçu un appel à l’aide émanant, non pas des députés dans leur soif de légiférer, mais d’enseignants et de chefs d’établissement qui nous ont dit : « ne nous laissez pas seuls ; nous ne savons pas quoi faire, nous n’en pouvons plus ! ». Un certain nombre d’entre eux nous ont confié qu’ils avaient pu solutionner les problèmes avec intelligence, grâce aux parents ou autres, mais que la communauté éducative avait été profondément divisée et qu’ils ne savaient plus comment gérer leur établissement scolaire.

M. Bruno ETIENNE : J’ai bien compris !

Mme Françoise GASPARD : J’ai pu constater que les tensions et les problèmes naissent souvent dans les établissements situés dans des quartiers socialement difficiles, où il y a une très forte rotation des enseignants et où ces derniers arrivaient le matin pour repartir le soir. Ils n’ont, par conséquent, aucun lien avec le quartier, ils ne rencontrent pas les familles comme c’était le cas de mon temps quand le professeur de mathématiques s’inquiétait auprès de ma mère, sur le marché, de l’évolution de mes études.

Là encore le problème dépasse la question du foulard et renvoie à celui du fonctionnement actuel de l’école, à la façon dont sont gérées les nominations, au contenu de l’enseignement, et aux missions des enseignants. On ne peut pas réduire tout cela à un problème de foulard et stigmatiser à travers ce type de difficultés une communauté particulière.

M. Jean-Pierre BRARD : On ne parle pas que du foulard !

Mme Françoise GASPARD : Nous n’avons parlé que de cela ! Il suffit de lire les titres des journaux pour constater que c’est le foulard qui est mis en avant ce qui symbolise le risque de voir une communauté se replier sur elle-même.

Vous me permettez d’ajouter quelques mots par rapport au travail que j’ai réalisé sur ce sujet.

Je voudrais vous rendre sensibles au fait qu’au départ, j’étais favorable à l’interdiction du foulard à l’école parce que je suis féministe et qu’il représentait à mes yeux un signe de domination masculine. C’est en parlant avec les acteurs, les actrices de terrain et les enseignants que ma position a évolué.

Premièrement, est-ce que l’interdiction du foulard renforcera la laïcité ? Non, sauf à penser que quelques centaines de foulards troublent la laïcité. Je crois donc que c’est la laïcité qui doit être globalement repensée et remise à jour.

Deuxièmement, est-ce que l’interdiction du foulard à l’école fera reculer l’islamisme radical et l’islamisme politique ? Non. Je pense au contraire qu’elle risque de susciter des réactions qui conforteront auprès des familles l’idée qu’elles sont stigmatisées.

Troisièmement - c’est là une question qui, à mes yeux, est fondamentale et insuffisamment abordée par les parlementaires dans les débats et dans les textes que j’ai pu lire sur le sujet - est-ce que l’interdiction du foulard fera reculer le sexisme et le machisme ? Si j’en étais convaincue, je plaiderai immédiatement pour cette interdiction, mais je considère qu’il y a bien d’autres choses à faire et que le risque de marginalisation et d’exclusion des petites et des jeunes filles qu’elle sous-tend est plus grave que tout.

Cela invite à une réflexion, ce qui ne veut pas dire que la question est résolue, mais que, pour moi, qui ne suis pas, non plus, favorable aux foulards, il m’apparaît fondamental, de pouvoir les faire tomber, et de pouvoir, dans une démocratie, donner le choix aux filles et aux futures femmes de le porter ou non.

Mme Malika DIF : Vous m’avez demandé si une lecture très littérale permettait de conserver un esprit critique. Bien sûr ! D’ailleurs le Coran exige de nous cet esprit critique. Puisque vous le lisez, vous y trouverez de très nombreux appels à la réflexion, à l’observation et à l’analyse des événements : le musulman ne doit pas prendre le texte à la lettre, bêtement sans le comprendre. Je milite contre quelque chose qui me fait hurler : l’existence d’écoles coraniques où l’on apprend aux enfants le Coran par cœur sans jamais leur en expliquer le contenu. Le plus souvent, cet enseignement s’adresse à des enfants qui ne sont pas arabophones et qui mémorisent des sons, sans jamais comprendre ce qu’ils récitent, ce qui est contraire au principe de base de l’islam.

L’islam n’est pas dans les foulards mais dans les cœurs. Il est aussi fréquemment « dans les chaussettes » comme l’on dit familièrement, car les musulmans ont souvent le moral à zéro a force d’entendre systématiquement opposer le foulard à la laïcité. C’est une attitude qui a un impact tout à fait négatif sur la communauté musulmane. Je n’ose pas vous dire, le nombre de coups de fils que j’ai reçus, depuis la rentrée des classes, de jeunes filles, voire de petites filles de 12 ans, pour me dire qu’elles s’étaient présentées à l’école et qu’on les avait refusées, qu’elles avaient troqué le foulard pour un bandana, qu’elles avaient également été refusées et qu’elles étaient menacées de passer devant le conseil de discipline et d’être expulsées. Que pouvais-je dire à ces enfants ? Je leur ai dit qu’elles devaient choisir entre deux obligations, celle du savoir et celle du foulard, et qu’à ce stade, la première était probablement la plus importante. A titre personnel, c’est ce que je pense, mais si ces jeunes ont pris dans leur cœur la décision de porter le foulard, je ne peux pas aller contre et leur demander de le retirer.

Qu’est-ce que tout cela signifie ? Que ces jeunes filles vont porter leur foulard, et qu’elles vont être exclues avec toutes les péripéties qui nous ont été rapportées par les médias : vous n’imaginez pas leur souffrance, mais je peux, moi, vous en parler pour avoir vécu une exclusion de cette sorte parce que j’étais catholique.

Cela peut vous surprendre, mais quand j’étais petite fille, j’ai fréquenté l’école des religieuses avant d’intégrer l’école laïque, à l’âge de 12 ans. Pour montrer mon niveau scolaire, j’ai dû présenter mes livres et les cahiers de ma classe précédente et ma nouvelle directrice qui était plus laïque que laïque et, pour le moins, fortement anticléricale, m’a prise en grippe à un point tel que je n’osais pas même m’en ouvrir à quiconque. Ainsi, pendant deux ans, je lui ai servi de souffre-douleur et j’ai été quotidiennement punie, tant à l’école qu’à la maison, mes parents pensant que je traînais en chemin.

C’était une époque où on luttait contre les poux et, régulièrement, elle m’enduisait la tête de poudre insecticide, et m’obligeait à traverser le bourg avec un chiffon sur la tête pour regagner mon domicile qui se trouvait à plus d’un kilomètre de l’école. Je suis donc bien placée pour savoir quelle est la souffrance de ces petites musulmanes quand elles me téléphonent et je crains, non seulement la souffrance qu’elles ressentent sur le moment, mais aussi celles qu’elles endureront par la suite. Elles vont, en effet, intégrer un circuit d’enseignement par correspondance dont je sais qu’il n’a offert aucun débouché aux élèves précédemment exclues qui sont toutes, aujourd’hui, soit déjà mariées, soit recluses, enfermées à la maison où elles apprennent à faire le pain !

C’est une situation dramatique et il faut permettre à ces filles de vivre, de s’émanciper, de s’instruire pour trouver leur vraie place, de choisir, ensuite, si elles veulent ou non porter le voile, en fonction, comme l’a dit Mme Gaspard, des milieux professionnels auxquels elles auront accès à 18 ou 20 ans. Je connais des jeunes femmes musulmanes qui, dotées d’une formation, ont choisi d’abandonner le foulard pour trouver un travail.

Avec l’interdiction du foulard, on risque d’isoler ces jeunes élèves, ce qui pourra avoir de graves conséquences. Ces femmes sont appelées à avoir des enfants et que vont-elles leur enseigner ? Comme elles n’auront pas d’autre savoir à transmettre, elles vont leur donner une image négative de la France et de la citoyenneté dans notre pays.

Enfin, puisque vous évoquez la nécessité de combattre l’analphabétisme religieux et de réaliser des lieux de culte, sachez que certains d’entre nous font partie du conseil français pour le culte musulman qui prévoit d’aborder ces sujets. J’espère donc, si dieu veut, que nous aboutirons à un résultat positif.

Pour ce qui est de la sphère privée je serai brève.

Cette distinction entre sphère publique et sphère privée, pour la musulmane que je suis est relativement simple : la sphère privée correspond à la maison où je ne porte pas le foulard et où je bronze, même bras nus, dans le jardin. La sphère publique comprend tous les espaces hors de la maison. Pour moi, ces choses-là sont claires et l’école est une sphère publique puisque s’y trouvent présentes des personnes étrangères à ma famille !

M. Eric RAOULT, Président : C’est vous, madame, qui avez eu à conclure cette rencontre. Il me semble que durant ces trois heures d’échange, les différents invités qui étaient partisans, non pas de promouvoir le voile, mais de laisser la liberté de le porter, ont pu s’exprimer.

Vous me permettrez d’ajouter, par rapport à la liberté de porter le voile à l’école, que nous devons tenir compte de la supplique de chefs d’établissement et élargir le débat sur la laïcité qui est le thème de la mission que le Président de la République a confiée à Bernard Stasi, même si nous avons souhaité polariser notre attention sur le problème du voile, surgi il y a quelques années à Creil, qui est intervenu, plus récemment, à Lyon, au lycée La Martinière-Duchère et sur lequel les chefs d’établissement et les enseignants ont bien souvent adopté des positions très divergentes de celle du Conseil d’Etat et du ministère de l’éducation nationale.

En réponse à certains propos, je tiens à souligner que nous avons, dans le cadre de cette mission, toute liberté de parole et d’expression. Je précise d’ailleurs que Jean-Louis Debré souhaite que, lorsque nos travaux toucheront à leur fin, nous ayons auditionné dans la liberté et le respect de chacun, l’ensemble de ceux qui, comme vous, ont, sans avoir à gérer le problème au sein d’un établissement scolaire, pris position à travers leurs écrits et leurs associations.

Pour terminer par un trait d’humour, je reprendrai des propos qui ont été tenus au cours de cette matinée en rappelant que le voile de Mme Dif, qui est élégant et n’effraie pas la population, n’est pas tout à fait celui que l’on peut voir dans un collège de ma circonscription de Clichy-sous-Bois. C’est d’autant plus vrai que Mme Dif a une grande capacité à « argumenter », mais que le regard de la population, des maîtres, des élus est évidemment différent lorsque c’est une petite fille de 9 ans qui arrive voilée à l’école. Cela confirme qu’il y a plusieurs voiles et que le problème ne se pose pas dans les mêmes termes quand la personne directement concernée n’est ni une femme, ni une jeune fille, mais une enfant.

Au nom de notre Président Jean-Louis Debré, je vous adresse à tous mes remerciements pour votre participation


Source : Assemblée nationale française