Le 21 mai 2006, 55,5 % des électeurs monténégrins ont approuvé par référendum la séparation du Monténégro et de la Serbie. Ce résultat dépasse de peu le seuil exigé par l’Union européenne pour reconnaître l’indépendance monténégrine (55 % des suffrages exprimés). La Serbie, dont la population n’a pas été consultée, a reconnu cette indépendance mettant un terme définitif à l’existence de l’État de Serbie-Monténégro, dernier avatar de la Yougoslavie. Il s’agit d’une étape supplémentaire, mais sans doute pas ultime, de l’éclatement des Balkans en micro-États ethniquement ou religieusement homogènes. Les liens entre la Serbie et le Monténégro n’ayant pas cessé de se distendre, cette issue était prévisible et certains estiment qu’il s’agit in fine d’un non-événement qui n’a pas d’ailleurs pas fait couler beaucoup d’encre.

Toutefois, bien que peu nombreuses ou peu développées, les réactions de la presse dominante européenne à l’indépendance du Monténégro manifestent un changement d’appréciation de la situation dans les Balkans. Dans le passé, l’éclatement de la Yougoslavie était perçu positivement. On dressait l’éloge de MM. Tudjman, Izetbegovic ou Rugova et on légitimait leurs visées séparatistes. Aujourd’hui, l’indépendance du Monténégro est présentée dans la presse européenne avec beaucoup plus de circonspection bien qu’elle marque une continuité. Autrefois on s’enthousiasmait pour la vaillance des « résistants albanais » à un nationalisme serbe dont on exagérait les crimes, aujourd’hui on s’alarme de la réaction en chaîne que pourrait provoquer la naissance du micro-État monténégrin. Les réactions semblent illustrer l’appréhension des cercles euro-atlantistes face à un processus qu’ils ont soutenu mais qu’ils craignent de ne plus contrôler.

L’analyse que la rédactrice en chef adjointe du service étranger du Figaro, Isabelle Lasserre, livre dans le quotidien conservateur français est révélatrice. L’auteur soulève les risques pour la région que pourrait faire courir un réveil des aspirations ethniques, en Bosnie notamment. Toutefois, se raccrochant à la doxa qui s’est développée ses 15 dernières années concernant la question de l’ex-yougoslave, elle espère qu’une issue positive naîtra de cette nouvelle indépendance. Ainsi, elle imagine, en se référant à l’analyse de l’International Crisis Group, que cet arrêt de mort officiel de la « grande Serbie » permettra à cette dernière de se tourner vers l’intégration européenne.
L’ancien ministre tchécoslovaque des Affaires étrangères et rapporteur de l’UNHCR dans les Balkans, Jiri Dienstbier, se montre lui aussi légèrement circonspect dans le Korea Herald. Avec l’indépendance du Monténégro, il craint que les tensions ethniques et les réclamations micro-nationalistes se réveillent. Il redoute particulièrement les tensions au Kosovo et demande que rien ne soit fait sans l’accord de la Serbie. Ce texte est diffusé par le cabinet de relations publiques Project Syndicate, lié, comme l’International Crisis Group (ICG), à George Soros. Il bénéficie cependant d’une diffusion bien moins massive que d’habitude pour un texte publié sous l’égide de cet organisme. Parce qu’il n’a pas (encore) trouvé preneur ou parce que sa tonalité est contraire à l’enthousiasme de l’ICG pour l’indépendance du Monténégro ?

Pour le journaliste arabe, Ali Ouhida, dans Alarabonline, l’indépendance du Monténégro n’est pas seulement une mauvaise nouvelle pour la politique de l’Union européenne dans les Balkans, c’est un coup porté à l’Union européenne en elle-même. C’est surtout une menace pour tous ses membres qui redoutent l’action de séparatistes sur leur sol. L’auteur estime que Bruxelles à tout à perdre dans cette affaire qui ouvre un processus de régionalisation accéléré de la Catalogne à la Flandre en passant par les Balkans et la Corse.

L’académicien et ancien ministre français, Jean-François Deniau, ne comprend pas ces réactions et dénonce l’attitude de la presse occidentale. Dans Le Figaro, face à une presse qui commence à s’inquiéter de la situation dans le Sud de l’Europe, l’auteur se déclare favorable à l’indépendance du Monténégro. Surtout, il brocarde la frilosité de l’Union européenne qui avait si peur du suffrage universel qu’elle a imposé l’obligation d’obtenir une majorité qualifiée. Las, une fois de plus, Bruxelles n’a pas eu de chance avec un référendum !

Mais le débat et les inquiétudes sur l’éclatement de l’Europe n’en cache-t-il pas un autre ? C’est ce que semble signifier la tribune de William Pfaff, chroniqueur de l’International Herald Tribune.
Comme la plupart de ses collègues, l’éditorialiste s’inquiète de cette indépendance et redoute un développement du séparatisme serbe en Bosnie, albanophone au Kosovo ou hongrois en Vojvodine. Pour lui, les tensions ethniques pourraient mener à de nouveaux bains de sang. Toutefois, sa conclusion laisse augurer que ce n’est pas là son principal sujet de préoccupation. Il termine en effet sur le dangereux précédent que crée cette situation et l’exemple qu’elle pourrait donner au Proche-Orient. Il met en garde Washington : l’éclatement extrême des Balkans n’est-il pas un laboratoire de ce qui pourrait advenir en Palestine si Ehud Olmert mène son plan de définition unilatéral des frontières à son terme ?

L’inquiétude n’est pas illégitime. On se souvient qu’en Bosnie-Herzégovine, feu le président Izetbegovic s’était à la fois appuyé sur le mouvement sioniste international et sur l’Iran pour créer un État islamique. Les premiers espéraient ainsi se fabriquer un nouveau cheval de Troie dans le monde musulman, tandis que les seconds voulaient prendre pied en Europe. Emporté par cette surenchère, le mouvement sioniste avait occulté l’engagement d’Izetbegovic dans les milices pro-nazie durant la Seconde Guerre mondiale pour le dépeindre comme un combattant de la liberté et avaient encouragé l’éclatement de la Yougoslavie.
C’est donc sans surprise que l’on retrouve parmi les rares commentateurs à se réjouir de l’indépendance du Monténégro, le professeur Schlomo Avineri, ancien conseiller au ministère des Affaires étrangères israéliennes. Dans le Jerusalem Post, cet éternel défenseur de toutes les séparations ethniques de part le monde, se réjouit de l’éclatement de la Serbie-Monténégro et en profite pour réitérer ses appels en faveur de l’indépendance du Kosovo. Bien entendu, c’est moins à ces États qu’il pense qu’à la situation d’Israël et des Palestiniens. Son argumentaire consiste à soutenir la création de précédents qui permettront de légitimer prochainement la formation de Bantoustans palestiniens ou l’éclatement de l’Irak.

Ces diverses réactions font réapparaître une opposition stratégique ancienne que les euro-altantistes se sont efforcés de nier depuis vingt ans : d’un côté les Anglo-Saxons représentés par l’OTAN plus Israël souhaitent une division des Balkans en États monoethniques ; de l’autre, l’Union européenne plus la Russie et la Turquie espéraient des États multiethniques. L’Histoire recule. Nous sommes revenus au Congrés de Berlin de 1878 au cours duquel le Monténégro fut reconnu internationalement pour la première fois, sous l’impulsion de l’Empire britannique pour limiter l’influence continentale de la Russie et de la France.

Dans ce débat médiatique, les populations de l’ex-Yougoslavie semblent les grandes oubliées. Rares sont les journaux qui, comme l’International Herald Tribune, donnent la parole à des ressortissants de l’État défunt. La consultante en communication, désormais, serbe, Mirjana Tomic se désole de ce fractionnement dont elle pointe tous les désavantages pour les populations autrefois membre d’un même pays : peu d’échanges entre les États nouvellement créés, disparition des lignes aériennes réunissant les deux pays et repli culturel et économique au détriment de tous.