En janvier 2004, le secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan, désignait le diplomate algérien Lakhdar Brahimi pour le représenter en Irak et lui confiait une « mission exploratoire » d’une semaine [1]. Il s’agissait d’évaluer quel rôle l’ONU pouvait encore jouer dans le pays alors que la Coalition ne savait plus très bien si elle voulait encore confisquer le pouvoir politique ou se défausser. M. Brahimi avançait d’autant plus prudemment que le représentant permanent de l’ONU à Bagdad, Sergio Vieira de Mello, avait été assassiné et que ses collaborateurs avaient été rapatriés [2]. En une semaine, la mission alla à la rencontre d’une multitude de leaders irakiens et des principaux responsables états-uniens sur place. En outre, M. Brahimi prit contact avec les ministres des Affaires étrangères des États riverains [3]. Après six mois d’absence, l’ONU revenait sur le devant de la scène et nouait promptement des contacts avec tous les protagonistes, sans exception.

Les entretiens conduits par Lakhdar Brahimi ont mis en évidence les enjeux les plus importants :
 Le retour à la souveraineté, prévu pour le 30 juin 2004, n’a guère de sens tant que les Irakiens n’ont pu choisir leur Constitution et élire leurs dirigeants. Techniquement, il faudrait environ huit mois pour organiser des élections libres avec l’aide de la Coalition, mais celle-ci fait tout pour retarder ce processus.
 Le recours à des élections directes pourrait ouvrir la voie à une dictature de la majorité si des dispositions constitutionnelles ne garantissent pas les droits des minorités.

Brahimi-alibi

Le 8 mars 2004, Autorité provisoire de la Coalition (CPA) et le Conseil de gouvernement qu’elle a nommé ont signé une Loi administrative provisoire qui, à défaut de régler quoi que ce soit, a permis aux États-Unis d’introduire discrètement l’ONU dans le processus de désignation du futur gouvernement de transition. Ce changement de stratégie de Washington a été confirmé à Kofi Annan dans deux lettres qui lui furent adressées, le 17 mars, par l’ambassadeur L. Paul Bremer III et par le président tournant du Conseil de gouvernement irakien, Mohammad Bahr al-Ouloum. Lakdhar Brahimi et son équipe se sont ainsi trouvés priés de « revenir dès que possible en Irak pour aider les Irakiens à parvenir à un consensus sur les pouvoirs, la structure et la composition du gouvernement provisoire et les modalités de sa mise en place » et, en outre, d’aider à « l’organisation de l’infrastructure électorale ».

M. Brahimi est donc revenu en Irak, du 4 au 15 avril. Il est apparu rapidement que l’ONU s’était engagée dans la gueule du loup. Il était impossible de réunir une conférence de notables pour désigner le nouveau gouvernement avant la date butoir du 30 juin. Dès lors, l’ONU devait choisir entre servir de caution à un retard du transfert de souveraineté ou à une désignation arbitraire du gouvernement. En définitive, c’est la seconde option qui fut choisie par Kofi Annan. Dès lors, M. Brahimi s’est efforcé de sélectionner les candidats les plus consensuels du point de vue des composantes politiques irakiennes. Pour ce faire, il ne pouvait avoir d’autre interlocuteur légitime que le Conseil de gouvernement, dans la mesure où c’est lui qui a été reconnu par le Conseil de sécurité comme institution suprême de l’Irak. Il a choisi à l’intérieur de ce Conseil trois interlocuteurs privilégiés, représentatifs des principaux groupes de population : Massoud Barzani (kurde), Ezzedine Salim (chiite) et cheikh Ghazi Al-Yawer (sunnite). Avec eux, il a procédé à la sélection.

M. Brahimi a essayé d’écarter du futur gouvernement de transition la plupart des ministres de l’actuel Conseil de gouvernement, dont beaucoup incarnent la Collaboration avec l’envahisseur. Mais il a dû rapidement déchanter car les candidats extérieurs crédibles à une fonction ministérielle ne se sont pas bousculés. Tout au plus est-il parvenu à confirmer que le département de la Défense ne pouvait pas imposer Ahmed Chalabi, bête noire du département d’État [4]. Il était convenu de désigner un sunnite comme président. Lakhdar Brahimi aurait souhaité proposer Adnan Pachachi, ancien ministre des Affaires étrangères soutenu par les Émirats, comme président. Mais il a refusé. Il s’est donc rabattu sur cheikh Ghazi Mashal Ajill al-Yawer. Le poste de Premier ministre devait échoir à un chiite. Mais au lendemain d’une réunion du groupe de travail, Ezzedine Selim fut assassiné. Les États-Unis essayèrent alors de forcer la main de M. Brahimi en faisant courir le bruit qu’il avait déjà choisi Hussein Shahrastani. Cette éventualité suscita un tollé de protestations de sorte qu’elle fut immédiatement récusée. Restait le cas d’Ayad Alloui qui représente une ouverture pour beaucoup d’Irakiens. En effet, bien que stipendié depuis longtemps par le MI6 et la CIA, il s’est prononcé pour la réhabilitation des cadres du Ba’as. Sa candidature fut soutenue par le roi Abdallah de Jordanie auprès de George W. Bush au nom des États riverains et l’emporta donc. À la fin du processus, M. Brahimi aura donc proposé à Paul Bremer de composer un nouveau gouvernement avec les membres de l’ancien qu’il avait lui-même choisis.

Parallèlement, M. Brahimi a conseillé Fouad Massoum pour l’organisation d’une conférence nationale, qui pourrait rassembler 1 000 à 1 500 notables. Elle pourrait être articulée à une conférence internationale qui neutraliserait l’ingérence de la Coalition. Son but serait d’élaborer un consensus politique, c’est-à-dire de convaincre chacun de renoncer à la résistance armée. Ce projet de double conférence est une suggestion de Vladimir V. Poutine que l’on prend d’autant plus au sérieux que certains imaginent le bras de Moscou dans l’approvisionnement de la résistance en armes et munitions.

Pas de solution, une résolution

Jouant avec plus de souplesse qu’à l’habitude, Washington et Londres ont introduit un projet de résolution devant le Conseil de sécurité pour légaliser le transfert de souveraineté. L’ambassadeur John Negroponte, représentant permanent des États-Unis à l’ONU, s’est montré plus conciliant qu’à l’habitude sachant qu’il assumera de facto la régence de l’Irak après le 30 juin. À vrai dire, chacun des 15 membres du Conseil avait intérêt à refermer l’abcès. Après deux semaines de négociations, une résolution a été adoptée, le 8 juin, à l’unanimité. Ce monument de diplomatie est une leçon de réalisme : il rappelle des principes en sachant qu’ils seront violés et il avalise le rôle de la Coalition auquel il ne peut s’opposer, sans pour autant lui donner un blanc-seing. Bref, la résolution 1546 permet à tout le monde de gagner du temps sans empirer la situation.

Les amateurs de langage diplomatique apprécieront quelques subtilités.
Le Conseil de sécurité approuve « la formation d’un gouvernement », pas la composition de ce gouvernement.
Il « note avec satisfaction que, d’ici le 30 juin 2004, l’Autorité provisoire de la Coalition cessera d’exister ». Un soupir de soulagement accompagne la dissolution de cette instance dont nous avions révélé dans ces colonnes qu’elle n’était pas une instance de droit public, mais une entreprise privée.
Le Conseil de sécurité « réaffirme » le droit du peuple irakien sur son pétrole, mais il ne dit mot de la manière dont ce droit pourrait s’exercer, laissant à la Coalition tout loisir de poursuivre son pillage.
Il « approuve » la convocation d’une conférence nationale et invite le gouvernement irakien à la coupler avec une conférence internationale, réclamée par la Fédération de Russie, mais se garde bien de l’imposer à la Coalition en fixant des dates ou des modalités.
Il « note que c’est à la demande du nouveau gouvernement intérimaire de l’Irak que la force multinationale est présente dans le pays », feignant ainsi de croire que ce n’est pas une occupation étrangère, alors même que ce gouvernement est composé par la Coalition.
Il se « félicite » des échanges de lettres entre Colin Powell et Ayad Allaoui à propos des relations entre les forces de la Coalition et le nouveau gouvernement, probablement parce qu’elles prolongent un flou artistique. Ainsi les Irakiens ne peuvent pas expulser les GI’s, mais les ceux-ci n’ont qu’un mandat d’un an renouvelable.
Enfin, le Conseil « condamne » non pas le recours au terrorisme par la résistance, mais « tous les actes de terrorisme commis en Irak ». Ce qui, de l’avis général, vise aussi les attentats perpétrés par les services états-uniens et israéliens pour susciter une guerre entre sunnites et chiites.

Tout le monde est heureux : Tony Blair a obtenu une résolution avant les élections européennes et John Howard avant les élections australiennes. George W. Bush fait savoir urbi et orbi que le leadership des États-Unis est reconnu à l’unanimité par le Conseil de sécurité. La Russie, la France, l’Allemagne et l’Espagne ont obtenu plus de concessions qu’elles n’espéraient. Les Russes ont glissé une peau de banane sous les rangers états-uniennes en réglant le retour des inspecteurs en désarmement, ce qui pourrait ultérieurement soulever des débats plaisants sur l’origine de la guerre. Les Français se sont fait un plaisir de renoncer à ce que le Conseil de sécurité précise le contenu de la « pleine souveraineté » de l’Irak en déclarant perfidement qu’ils n’imaginaient pas « que la force multinationale puisse aller à l’encontre de l’avis du gouvernement souverain de l’Irak ». Les Allemands espèrent accéder enfin aux marchés de reconstruction, mais n’ont pas manqué de soutenir la proposition russe de conférence internationale afin de relativiser le poids des États-Unis. Quant aux Espagnols, ils ont rajouté un appel au « consensus » et à la « réconciliation nationale » qu’ils interprètent non comme un appel aux ba’asistes, mais comme une reconnaissance des « dissidents », c’est-à-dire de la résistance.

Conscient qu’une résolution du Conseil de sécurité est source de droit, chacun des quinze membres a veillé à ce que le texte se borne à des affirmations politiques vagues et à des dispositions techniques pointilleuses. Il en résulte un texte beaucoup plus long qu’à l’habitude, car il tourne autour des problèmes qu’il ne résout pas, et qui a facilement trouvé un appui unanime.

[1Outre Lakhdar Brahimi, la mission exploratoire comprenait Ahmad Fawzi (porte-parole), Carina Perelli (division de l’assistance électorale), Jamal Benomar (PNUD), Carlos Valenzuela, Sadiq Abu Nafissa et Sean Dume. Elle s’est rendue en Irak du 6 au 13 février 2004. Texte intégral du rapport de la mission exploratoire disponible dans la Bibliothèque électronique du Réseau Voltaire.

[2Voir « Qui a tué Sergio Vieira de Mello ? » par Sandro Cruz, Voltaire, 20 novembre 2003.

[3M. Brahimi, accompagné de Ross Mountain et Jamal Benomar, a participé au sommet des ministres des Affaires étrangères à Koweït, les 14 et 15 février 2004.

[4Voir « Ahmed Chalabi, parcours d’un aventurier », Voltaire, 31 mai 2004.