Chacun ressent bien qu’une logique est enclenchée concernant la question du nucléaire iranien et celle-ci peut entraîner la communauté internationale dans une nouvelle et dangereuse impasse.
Bien que le Traité de non-prolifération interdise à l’Iran de se doter de l’arme nucléaire, il y a de très fortes raisons de penser que ce pays travaille en secret à sa construction. L’Agence Internationale de l’Energie Atomique (AIEA) a les pires difficultés à vérifier tout cela tandis que George W. Bush avance ses menaces guerrières. Les Européens tentent de négocier et, devant les ambiguïtés iraniennes, risquent d’amener le dossier devant le Conseil de sécurité ; celui-ci ne pourra que condamner l’Iran, et donc donner la légitimité onusienne à une Amérique qui envisage des frappes avec, cette fois, l’approbation ou la neutralité de la communauté internationale. Certains conseillers influents de George W. Bush rêvent d’instrumentaliser ainsi l’Union européenne dans la perspective d’une action militaire visant à renverser le régime au profit des Moudjahidins, eux-mêmes classés comme terroristes par l’Union européenne. Des frappes états-uniennes auraient pour seule conséquence d’unir le peuple iranien derrière les durs du régime de Téhéran et l’instabilité se développera dans toute la région.
Depuis qu’Israël a la bombe atomique, il n’a plus jamais été attaqué par ses voisins. L’arme atomique s’est avérée être un outil purement défensif, inutilisable pour une invasion. Sa seule présence a dissuadé définitivement les États qui auraient voulu porter atteinte à l’existence d’Israël, comme elle avait dissuadé l’ancienne URSS de lancer ses hordes de chars sur l’Europe de l’Ouest. Cette arme n’empêche pas le terrorisme ou l’Intifada, mais elle fixe un seuil maximal de l’intensité des conflits. Cet aspect stabilisateur est également recherché par l’Iran qui aspire à devenir un pôle de stabilité malgré les agressions qu’il a subi, sa proximité avec trois puissances nucléaires et la menace de Ben Laden contre lui. Certes, les enquêtes de l’AIEA n’en fournissent pas la preuve tangible, mais cette preuve existe tout de même : l’Iran s’est doté de missiles balistiques à moyenne portée dont l’imprécision est si grande qu’ils n’ont d’intérêt que si on les équipent de têtes nucléaires.
Cette attitude est compréhensible, mais peut-on pour autant laisser faire ? En fait, cette question revient à se demander si l’on peut empêcher l’Iran d’avoir la bombe. La réponse est « non ». Par contre, nous pouvons faire entrer l’Iran dans le concert normal des nations. Il faut pousser l’Iran à reconnaître Israël et son droit à vivre en paix. D’un autre côté, il faut reconnaître l’obsolescence du Traité de non-prolifération, aboutir à une nouvelle définition de la prolifération et ne pas mélanger des situations différentes : celle d’un grand pays qui se dote de l’arme nucléaire, celle des trafics de matériels et de technologies sensibles au profit de groupes douteux et surtout celle des trafics de matière fissile.

Source
Le Monde (France)

« L’Iran aura la bombe », par Jean-Michel Boucheron, Le Monde, 22février 2005.