Le libéralisme, avec la complicité des « sociaux libéraux », a émasculé la grande idée européenne. Depuis les années 1980, la social-démocratie s’est soumise à cette Europe-marché qui, avec le traité de Maastricht, plaçait en ajustement structurel toutes les économies européennes pour le seul profit de la politique monétariste aberrante de la Banque centrale. Cette alliance des sociaux-démocrates et des libéraux est aujourd’hui patente. Elle aboutit à livrer un texte de soumission aux marchés en lieu et place du projet européen qu’on était en droit d’attendre. À Lisbonne, en 2000, le couple José-Maria Aznar-Tony Blair donnait le ton : flexibilisation de l’emploi, précarisation sociale, orientation vers une économie de services dont la conséquence est une désindustrialisation massive de l’Europe, privatisation généralisée dont la troisième partie du traité est l’incarnation juridique, dumping social dont la circulaire Bolkestein est l’emblème. Tout cela a été élaboré conjointement. Est-ce un hasard si ces courants se retrouvent ensemble pour défendre ce traité ?
Pourtant, ils prétendent construire l’Europe ! Les élites européennes semblent ne pas s’inquiéter d’une abstention galopante qui se développe surtout dans les couches populaires qui ne semblent plus rien attendre de l’Europe. Ces élites ne s’avisent pas de voir qu’un lent, mais puissant mouvement de refus national prend corps en Europe, contre l’Europe. Ce refus national enfle : finira-t-il par se transformer en nationalismes antagoniques ? Le refus d’Europe se développe et il pourrait encore s’approfondir quand les coupes de crédits seront adoptées.
C’est le projet européen des élites financières qu’on voit se concrétiser : un vaste espace de libre-échange, une zone euro pour ce marché intérieur et un arrimage aux multinationales mondiales. Elles ont réussi au-delà de tout espoir. Pendant que le dollar ne respecte aucune règle, la Banque centrale européenne maintient une politique d’euro fort. Les fédéralistes nous ont également fait accepter l’entrée de nouveaux pays alors que nous n’avions pas les moyens de passer à une Europe à 25. L’entrée de ces pays trop disparates interdit également toute harmonisation économique. Leur attitude vis-à-vis des États-Unis a également fait exploser tout projet politique avant même sa construction.
On pouvait faire mieux, construire une Europe européenne, une défense, une politique sociale et une fiscalité communes. On pouvait mettre en place un autre élargissement, choisir l’approfondissement de l’Europe au lieu de sa dilution mercantile, créer des cercles de solidarité à partir d’une conception intelligente des coopérations renforcées. Il suffisait de contrôler l’engrenage infernal d’une politique exclusivement libérale. En refusant ce traité constitutionnel, les Français rendraient un immense service à tous les peuples européens. L’autre Europe deviendrait possible.

Source
Le Monde (France)

« Dire non, pour rendre un immense service aux Européens », par Sami Naïr, Le Monde, 6 avril 2005.