Albert Londres publia en 1923 une série de reportages sur Cayenne, le bagne de la Guyane. Pour les réaliser, il avait obtenu l’autorisation de séjourner librement durant des mois dans ces colonies pénitentiaires ou soixante-dix mille hommes, femmes, enfants avaient étés déportés depuis 1854.

Aucune censure, en définitive, ne lui fut opposée. Nul recoin n’échappa à ses investigations. Tous les transportés qui le souhaitèrent, les plus dociles comme les rebelles, purent lui parler longuement. Ses articles, publiés dans la presse, contribuèrent à sensibiliser l’opinion à l’inhumaine condition des bagnards. C’est cette obsession d’un journalisme engagé, dévoilant le monde, qu’il revendiquait dans cette phrase devenue célèbre : "Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie." On peut encore trouver ces textes en librairie. Réunis sous le titre "L’Homme qui s’évada" (10/18), ils font toujours référence pour qui s’interesse à la question carcérale.

Un prix Albert Londres est décerné chaque année au meilleur reportage publié dans la presse écrite. Pourtant, lorsque l’Association des parents et amis de détenus tenta d’attirer l’attention de nombreux lauréats du prix et des syndicats de la presse sur les diverses censures entourant l’information dès qu’elle touche à la prison, ils ne reçurent aucune réponse. Ils avaient naïvement cru que les médias, même timidement, allaient relever le défi et se mobiliser pour le droit à l’enquête dans les prisons.

En 1990, lors du procès des "mutins" de la centrale de Saint-Maur, les journalistes qui couvraient l’événement et tentaient, du mieux qu’ils pouvaient, de comprendre pourquoi les détenus avaient mis le feu à cette "prison modèle", apprenaient avec étonnement que, depuis quelques mois, des textes circulaient. Ils dénonçaient l’état des choses dans cette prison : arbitraire, brimades et surtout ahurissant système d’application des peines mis en place par le directeur. Toutes conditions réunies pour aboutir fatalement à une explosion dans cet établissement que ses encagés ne surnommaient plus que "sainte mort" !

Pourtant ces libelles rédigées par des prisonniers courageux, et sorties en fraude avec les risques habituels, avaient étés distribuées aux rédactions bien longtemps avant les émeutes. Les professionnels de l’ information se justifièrent alors : "Un témoignage de "taulard", relayé par de simples amis, ne pourra jamais avoir la valeur d’une promenade guidée dans une prison ou de l’interview "d’experts", fussent-ils membres de l’administration pénitentiaire." Combien de suicides, mutilations, révoltes matées promptement pour que le sujet trouve enfin place dans les médias ?! C’est alors une longue litanie toujours renouvelée d’analyses toutes faites : chaleur, surpopulation, manque de personnel, de crédits...

Pourtant les revendications des détenus sont simples : quelques axes touchant les points fondamentaux de dignité humaine. Mais aucune des multiples réformes n’a été capable d’y répondre à ce jour.

Ils réclament notamment l’abolition des mesures d’isolement, la "torture blanche". Celle du prétoire, ce tribunal d’exception siégeant dans la prison. Et puis la fin du "mitard", prison dans la prison, de la censure, l’instauration de parloirs réellement libres pour abolir la guillotine du sexe.

A ces points communs s’ajoutent des revendications d’ordre plus matériel, évoluant en fonction de la spécificité des règlements intérieurs régissant chaque établissement, ou celles induites par les situations sociales des individus. Se posent également les problèmes liés à la progression du sida, de la tuberculose et des pathologies inhérentes a l’enfermement.

Pour comprendre ces revendications, il faudrait, par exemple, pouvoir se rendre à la D11R, le quartier d’isolement de la maison d’arrêt des femmes de Fleury, dont les vitres ont été peintes pour filtrer la lumière du jour, où les cours de promenade grillagées et bétonnées sont si petites que le soleil n’y entre jamais.

Il faudrait monter dans les étages de l’hopital pénitentiaire de Fresnes, voir ces détenus en fauteuil roulant, bloqués sur les coursives, sans ascenseur.

Il faudrait saisir a l’improviste le tabassage, l’arrosage au jet d’eau qui parfois peuvent mener à la mort dans ces mitards.

Il faudrait demander aux gardiens pourquoi ils n’entendent pas les coups frappés sur les portes de cellules lorsqu’un détenu agonise d’une crise cardiaque ?

Il faudrait rencontrer un malade en phase terminale du sida que l’on transfère dans un hôpital extérieur in extremis pour que sa mort ne soit pas comptabilisée dans le bilan de la prison.

Ce journal voudrait bénéficier en 1995 des mêmes libertés d’enquête qu’Albert Londres pour témoigner de la réalité du "bagne" moderne. Cela sera-t-il possible ? Rappelons que Raymond Depardon n’a pas pu filmer le sous-sol du Palais de justice, la trop sinistre "souricière". Sans moyens d’investigation institutionnels, il nous faudra débusquer l’information. Nos colonnes seront ouvertes à ceux qui vivent l’incarcération, à leurs familles et amis et, plus généralement, à ceux qui veulent témoigner de la prison.

Yves Leccia