Le constat des nombreuses rivalités qui opposent les différents services en charge de la sécurité pose le problème de l’efficacité des structures en charge de la coordination. Celles-ci existent mais ne semblent pas en mesure d’imposer une unité de vue et d’action aux différents services qui obéissent à des logiques propres. La conduite pour le moins erratique de l’enquête sur l’assassinat du préfet Erignac pose ainsi la question du pouvoir des magistrats sur les services de police judiciaire. Dans le même temps, les conflits entre les différents services de police intervenant sur le terrain corse soulèvent la question de l’efficacité du préfet adjoint pour la sécurité au niveau local et de la pertinence du dispositif de coordination de la lutte antiterroriste au niveau national par l’entremise de l’UCLAT.

* LA DIFFICILE MAITRISE DES SERVICES DE POLICE JUDICIAIRE PAR LES MAGISTRATS

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Les errements de l’enquête sur l’assassinat du préfet Erignac ont souligné l’absence d’un véritable pouvoir de direction d’enquête exercé par les magistrats sur les services de police. Mais cette situation était, là encore, préexistante et de nombreux témoignages recueillis par la commission ont fait état de difficultés rencontrées par les magistrats pour faire respecter leurs directives par les services de police judiciaire.

D’anciens gardes des sceaux entendus par la commission ont ainsi indiqué que le problème du rapport entre les magistrats et les services enquêteurs se posait sur l’ensemble du territoire, mais qu’il était accru en Corse, ce qui s’explique notamment par le caractère éminemment politique des affaires de terrorisme et des pratiques passées des différents gouvernements dans ce domaine.

M. Pierre Méhaignerie a déclaré sur ce point : " Il y a toujours un problème de relation entre le ministère de la Justice, les magistrats, et la police judiciaire. Le problème est général et il était probablement exacerbé en ce qui concerne la Corse. Il est évident que des mesures doivent être prises pour resserrer les relations entre la police judiciaire et le procureur général. Souvent les magistrats se sont plaints d’avoir été informés tardivement, notamment par la police et les renseignements généraux ; en revanche, les relations avec la gendarmerie étaient excellentes ".

Ce point de vue a également été relayé par M. Jacques Toubon qui a succédé à M. Pierre Méhaignerie au ministère de la Justice : " Je crois en revanche, pour l’avoir vécu, que dans un nombre assez significatif de cas, les diligences des magistrats instructeurs ou des parquets n’ont pas toujours reçu de la part des services d’enquête des réponses elles-mêmes suffisamment diligentes. Certaines affaires, dont on a beaucoup parlé depuis quelques mois, ont été engagées par le parquet du temps où j’étais garde des sceaux et n’ont pas connu de suite à l’époque, car les enquêtes n’avaient pas été diligentées de manière efficace.

" C’est l’une des difficultés que nous avons toujours connues : à mon sens, les magistrats n’ont pas ou, en tout cas, ils n’avaient pas en Corse suffisamment de poids à l’égard des services placés sous l’autorité des ministres de l’Intérieur et de la Défense. Ce n’est pas particulier à la Corse, c’est un problème plus général, posé dans le cadre de la réforme du code de procédure pénale dont vous avez discuté récemment : celui du contrôle de la police judiciaire par les magistrats. A mon avis, il s’agit là d’une question plus générale que les petites péripéties corses, si j’ose dire ".

L’ancien procureur général de l’île, M. Jean-Pierre Couturier, a également admis que les services de police judiciaire jouaient un rôle majeur dans la conduite de l’action publique et qu’ils exerçaient en fait un véritable contrôle de l’opportunité des poursuites en raison de leur forte autonomie dans la conduite des enquêtes préliminaires : " Il reste que certaines affaires ont avancé plus vite que d’autres pour des raisons multiples, mais je n’ai jamais reçu d’instructions précises pour me dire qu’une affaire ne devait pas sortir et qu’elle ne sortirait jamais. Je n’ai jamais entendu un tel discours et il est évident que, dans les affaires financières en particulier, l’impossibilité de mener à bien des enquêtes en l’absence d’enquêteurs spécialisés a fait que certaines affaires ont traîné en longueur. Mais on ramenait au parquet ce qu’on pouvait ou ce qu’on voulait : les enquêtes étaient entre les mains des fonctionnaires de police et de gendarmerie qui, il est important de le dire, ont les moyens à leur disposition, le choix du moment et le choix des moyens... ".

Du côté des magistrats du siège, les doléances sont en nombre impressionnant sur ce sujet. M. Pierre Gouzenne, président du tribunal de grande instance de Bastia, a rapporté plusieurs cas d’insoumission des services de police judiciaire aux ordres des magistrats : " Je parle de la période 1994-1996. (...) Très souvent, un juge d’instruction venait me dire - je ne travaillais pas directement avec les enquêteurs de la gendarmerie - que les enquêteurs n’exécutaient pas nos réquisitions. Que pouvais-je faire ? C’était la première fois que cela m’arrivait. Pour moi, c’était nouveau.

" Un jour, un juge d’instruction a demandé à un service de gendarmerie d’aller interpeller un individu parce que des écoutes et des témoignages avaient fourni des éléments suffisants pour le mettre en cause et éventuellement le présenter devant le juge. C’était quelqu’un de dangereux dont l’arrestation nécessitait une opération lourde. La première fois, on n’a pas pu le faire à cause de la prétendue venue d’un général, ce qui s’est révélé faux ; la deuxième fois, il y avait des absents dans le service ; la troisième fois, un gendarme m’a dit qu’ils n’iraient jamais le chercher. Il s’agissait d’une personnalité connue, Jean-Michel Rossi, dont on a reparlé récemment et qui était alors le rédacteur en chef d’un journal important. C’était une interpellation sensible et lourde qui pouvait avoir des effets politiques évidents.

" M. le Rapporteur : C’était à quelle époque ?

" M. Pierre GOUZENNE : En 1996. On s’aperçoit dans de telles circonstances que le juge d’instruction, que l’on prétend être l’homme le plus puissant de France est un homme nu, sans glaive ni soldats. C’est un peu le problème de l’équilibre entre la raison d’Etat, qui est tout à fait respectable, et l’ordre public et l’application de la loi. On dit que la raison d’Etat peut justifier des lois d’amnistie qui relèvent du Parlement ce qui est plus démocratique, mais de là à ce que la raison d’Etat aboutisse à des amnisties préventives ! Le fait que les services enquêteurs soient, dans des moments difficiles, trop dépendants de l’autorité administrative, pose donc problème.

" Autre affaire importante, un assassinat avait eu lieu à Corte en réaction à l’assassinat de M. Albertini. Deux tendances nationalistes s’étaient affrontées, provoquant trois morts sur le boulevard Paoli à dix-huit heures. Le lendemain, la riposte avait entraîné un mort à Corte. C’était une affaire très importante. Un juge d’instruction avait décidé la mise en place d’écoutes qui se sont révélées très intéressantes. Trois mois plus tard, lors d’une réunion organisée pour faire le point, on a appris que le résultat des écoutes avait été communiqué depuis trois mois au parquet général et au ministère. Le juge d’instruction l’a très mal pris. Elle a estimé qu’étant le juge d’instruction ayant ordonné les écoutes, c’était à elle que les résultats devaient en être transmis. Je ne connais pas le détail de l’affaire, mais c’était révélateur aussi ".

De fait, le système français de police judiciaire, qui soumet les policiers et gendarmes à une double, voire une triple hiérarchie, et qui postule l’étanchéité des activités de police administrative et de police judiciaire, contribue à limiter le pouvoir des magistrats au profit de l’exécutif qui exerce en réalité une autorité prépondérante sur les officiers de police judiciaire.

M. Jean-Pierre Niel, juge d’instruction au tribunal de Bastia, a fait part de son sentiment sur l’articulation des prérogatives des magistrats avec celles des officiers de police judiciaire : " J’ai entièrement confiance dans les enquêteurs. Je travaille principalement avec la section de recherches financière de la gendarmerie nationale d’Ajaccio. Je travaille également avec la police judiciaire. Quand ils viennent dans mon bureau, je leur dis : "J’attends de vous une loyauté absolue, mais je sais que vous avez une hiérarchie". Ils dépendent de leur hiérarchie : l’autorité judiciaire a la direction des enquêtes, mais nous n’avons pas d’autorité sur eux, ce qui nous manque. Même si je leur demande d’être loyaux, je sais bien que le procès-verbal des auditions de telle ou telle personne, élue ou pas, passera entre les mains de l’autorité hiérarchique.

" (...) Quand on discute avec les officier de police judiciaire, lieutenants, commandants, capitaines de police, brigadiers, majors, ils ne demandent qu’à être rattachés aux magistrats. Je connais en revanche certains commissaires, chefs d’antenne, directeur de SRPJ qui, eux, ne veulent pas être rattachés. Ils ont les deux casquettes, administrative et judiciaire, et ils en jouent. Je crois que l’on s’est compris ".

Pour le juge Niel, la dépendance des magistrats enquêteurs à l’égard des services de police judiciaire explique bon nombre de problèmes rencontrés en Corse, notamment dans le cadre de la conduite des investigations relatives à l’assassinat du préfet Erignac. Il a ainsi déclaré : " Pour que les choses aillent mieux, il conviendrait de rattacher les services d’enquête de police judiciaire aux juridictions, juge d’instruction et parquet. C’est un leitmotiv repris depuis des décennies. Le pouvoir politique ne nous entend pas pour une raison évidente : le ministère de l’Intérieur doit être informé en priorité. Si cela avait pu être réalisé, nous n’aurions peut-être pas connu les errements constatés avec l’affaire Bernard Bonnet. On le sait, M. Bonnet détenait copie de procès-verbaux de synthèse des auditions de telle ou telle personne ".

Dans le même temps, la situation difficile de la Corse a pour conséquence de ne pas attirer sur place des magistrats instructeurs expérimentés. Une telle situation a également pu poser un problème d’autorité dans la conduite des enquêtes, ce qui pour le juge Gilbert Thiel contribue à justifier les dépaysements au profit des magistrats parisiens. Il a ainsi estimé que lorsque " vous avez à traiter des problèmes corses (...) et que vous devez, parfois, dans le cadre d’enquêtes judiciaires savoir dire non à Roger Marion, Démétrius Dragacci ou autre, à vingt-cinq ans souvent, vous n’y arrivez pas, et cela d’autant moins que vous disposez d’un outil insuffisant compte tenu de l’ampleur des contentieux ".

Ce point de vue souligne à bien des égards la prépondérance des services enquêteurs dans la conduite des procédures judiciaires, alors qu’en théorie ceux-ci n’agissent que par délégation de pouvoir du juge d’instruction, formalisée dans le cadre des commissions rogatoires. Chaque juge ayant de son côté la liberté de saisir - et de dessaisir - le service de police judiciaire de son choix, de nombreux conflits sont apparus pour cette raison, ce qui a également pu nuire au déroulement des enquêtes.

L’ancien directeur du SRPJ d’Ajaccio, M. Démétrius Dragacci, a ainsi rappelé l’existence d’un conflit entre son service et certains magistrats antiterroristes parisiens : " Beaucoup d’officiers de police judiciaire ne souhaitaient plus travailler avec la 14ème section ou du moins avec ce dispositif de la galerie Saint-Eloi. Les malentendus ont été nombreux. Par exemple, un soir lors d’une émission sur Antenne 2, Envoyé spécial, des officiers de police judiciaire ont fait passer un communiqué anonyme mettant en cause l’indépendance de Mme Le Vert par rapport au pouvoir politique à propos de l’enquête relative à l’attentat contre le commissariat de Bastia. Que s’est-il passé ensuite ? Mme Le Vert a saisi l’inspection générale pour voir d’où venait la fuite, pour enquêter pour son propre compte. Les policiers de Bastia l’ont eu amer car ils avaient été choqués en décembre 1995 lorsqu’un véhicule piégé avait été déposé devant l’hôtel de police de Bastia, alors que Bastia Securità avait enlevé tous ses véhicules, et que la bombe a sauté à 19 heures au risque de tuer les fonctionnaires qui sortent à cette heure-là ".

Dans l’enquête sur l’assassinat du préfet Erignac, ces rivalités diverses se sont traduites par des rétentions d’information qui s’expliquent avant tout par la volonté de chaque service d’aboutir avant les autres... Dans ce cadre, les magistrats, qui ont théoriquement le pouvoir de direction des enquêtes, semblent avoir été pour partie instrumentalisés par les multiples services enquêteurs en charge de l’affaire.

Le juge Gilbert Thiel a, sur ce sujet, exprimé sa perplexité quant à la circulation de l’information entre les différents services enquêteurs et les magistrats : " Il est vrai qu’un certain nombre de noms me sont soumis dont de ceux de Ferrandi et de Castela, dans des conditions d’ailleurs que je ne comprends toujours pas. Je dois vous faire part de ma perplexité sur cet aspect de la question car j’ai cru lire dans la presse, et comprendre en voyant les uns et les autres que chacun a sa version des faits, qu’il s’agisse de le DNAT qui aurait trouvé la première Castela, des RG qui disent avoir fourni le nom, des gendarmes qui prétendent l’avoir eu avant les autres et reprochent à la DNAT d’avoir - passez-moi l’expression - "tapé" Castela prématurément, ou de la DNAT qui reproche aux gendarmes d’avoir filé Castela alors qu’elle s’occupait de lui : c’est extrêmement compliqué de savoir qui était le premier et je dirai qu’à la limite cela m’est égal... ".

L’investissement très fort de la gendarmerie dans l’enquête sur l’attaque de la brigade de gendarmerie de Pietrosella, affaire connexe à celle de l’assassinat du préfet Erignac, aurait conduit celle-ci à déborder du cadre légal des commissions rogatoires rédigées par le juge Thiel. M. Roger Marion, ancien chef de la DNAT, a ainsi jugé que le GPS avait été utilisé en dehors de tout cadre légal par une interprétation extensive de la délégation de pouvoir confiée par le magistrat instructeur aux forces de gendarmerie : " Ce que je constate dans la procédure qui a été faite par la gendarmerie, c’est qu’il y a eu vraisemblablement utilisation du GPS pour faire des surveillances sur le nommé Ferrandi. Or, c’est précisément ce qui est caractéristique d’un détournement de procédure.(...) La gendarmerie est saisie de l’enquête sur l’attaque commando à la gendarmerie de Pietrosella sur commission rogatoire du juge Thiel. A partir du mois de novembre, un procès-verbal est rédigé par le chef de la section de recherches, qui fait part d’informations selon lesquelles le groupe terroriste qui a soi-disant commis l’action contre la gendarmerie de Pietrosella envisage de faire un mitraillage de gendarmerie à Belgodère. Il y a détournement de procédure puisqu’ils utilisent le cadre juridique de la commission rogatoire du juge pour faire des surveillances sur une action qui n’est pas encore commise. Au lieu de procéder par enquête préliminaire, ils utilisent un cadre juridique commode qui est la commission rogatoire. Dans ce cadre juridique, j’ai le dossier, je constate qu’il n’y a aucune écoute téléphonique judiciaire ordonnée ni demandée par le juge, et que, par contre, le procès-verbal de surveillance est fait au nom d’un seul officier. C’est à partir de ce moment là que l’on s’est rendu compte que des voitures de gendarmerie surveillaient certains de nos objectifs ".

Dans le même temps, l’activisme de Roger Marion en vue de faire dessaisir la gendarmerie s’est manifesté lorsqu’il a remis au juge Thiel une note datée du 28 octobre 1998 rédigée par un gendarme et critiquant la manière dont le juge conduisait les investigations dans le cadre de l’affaire Erignac. Si le juge Thiel a déclaré que cette note n’avait pas conduit à elle seule au dessaisissement de la gendarmerie contrairement aux allégations de la presse, cet épisode n’en est pas moins révélateur des méthodes utilisées par certains chefs de service pour neutraliser le service concurrent.

De fait, le juge Thiel devait donner satisfaction au chef de la DNAT en raison de l’attitude des services de gendarmerie. Il a, en effet, déclaré que les gendarmes avaient tenté de lui imposer certaines décisions tenant à la conduite de l’enquête en vue de pousser les investigations hors du cadre qu’il avait lui-même défini dans le cadre de l’information judiciaire sur la brigade de Pietrosella. Cet épisode souligne les excès de la concurrence entre les différents services de police judiciaire et l’utilisation d’une enquête éminemment sensible en vue de satisfaire des ambitions personnelles ou des logiques de service.

Le juge Thiel a d’ailleurs rapporté que le dessaisissement de la gendarmerie dans cette affaire avait donné lieu à une intervention du procureur de la République de Paris afin de le faire revenir sur cette décision : " Je précise que, le jour où j’ai dessaisi la gendarmerie de [l’enquête de] Pietrosella, j’ai reçu un coup de fil d’une personne qui ne m’a pas dit "Mon jeune collègue..." car j’aurais compris qu’elle se moquait de moi, mais qui m’a dit : "Mon cher collègue, je ne veux pas peser sur votre décision, mais vous savez que dessaisir la gendarmerie, dans une affaire pareille, est un traumatisme considérable. Est-ce que vous y avez bien réfléchi ?". J’ai répondu à mon interlocuteur que j’espérais que oui et que, de toute façon, il ne pesait en rien sur ma décision puisqu’elle était prise et que je ne reviendrais pas dessus !

" L’auteur de ce coup de téléphone était le procureur de la République de Paris, M. Dintilhac, ce que je comprends bien puisqu’il est l’ancien directeur général de la gendarmerie ".

Même si l’on doit se féliciter que l’enquête Erignac ait abouti, les conditions dans lesquelles elle a été conduite, sur fond de guerre des services et de logiques personnelles, ainsi que les différends entre services de police judiciaire et magistrats dans un passé moins récent soulignent de graves carences dans le fonctionnement de la police judiciaire. Une telle situation nuit gravement à la lisibilité de l’action de l’Etat et révèle les défauts de la coordination dans ce domaine essentiel de la politique de sécurité.

* LE PREFET ADJOINT POUR LA SECURITE : UNE INSTANCE DE COORDINATION DEFAILLANTE

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Le problème de la coordination entre les services de police et de gendarmerie pourrait être réglé par l’institution du préfet adjoint pour la sécurité, puisque celui-ci a vocation à diriger les différents services de sécurité sur l’ensemble du territoire de l’île. Cependant, le principe de séparation des pouvoirs s’appliquant à ce préfet avec la même rigueur qu’aux préfets de département, il n’a aucun pouvoir en matière de police judiciaire.

Par ailleurs, en matière de police administrative, cette instance souffre d’un problème majeur, celui de manquer d’autorité ou de n’en avoir qu’à la condition qu’on la lui concède, ce qui d’ailleurs n’est pas toujours le cas dans chacun des deux départements pour lesquels elle est théoriquement compétente... Pour cette raison le dispositif souffre d’une instabilité chronique, chaque mouvement préfectoral pouvant conduire à modifier la nature du pouvoir effectivement exercé par chacun des trois préfets de l’île. Le processus de décision en matière d’ordre public s’en trouve à chaque fois affecté.

L’ancien procureur général de Bastia, M. Christian Raysséguier, a ainsi expliqué le caractère fondamentalement instable du dispositif : " j’ai cru comprendre que le préfet de police avait beaucoup de difficultés à se situer par rapport aux deux préfets territoriaux. Il est évident que lorsque le préfet de la Haute-Corse a de la personnalité, le préfet de police n’a aucun pouvoir : cela a été le cas avec M. Goudard. Les réunions de police se tenaient alors à Bastia, chez le préfet de la Haute-Corse, ce qui n’était pas le cas avant et après où ces réunions se tenaient à Ajaccio chez le préfet de police ".

Ce problème de coordination s’est posé de manière accrue avec l’arrivée du préfet Bonnet puisque celui-ci s’est fortement investi sur les questions d’ordre public aux dépens du préfet adjoint pour la sécurité. M. Daniel Limodin, inspecteur général de l’administration, a déclaré sur ce sujet : " En réalité, la coordination et la direction étaient assurées essentiellement par le préfet de région lui-même, qui tenait cinq réunions par semaine dans des configurations variables. Le fait qu’un préfet de région puisse tenir une réunion tous les soirs avec les services de police est tout à fait remarquable, surtout lorsqu’il dispose d’un préfet délégué et d’un directeur de cabinet. Il y a tout de même eu une déviation très forte en la matière ".

Le général Capdepont, inspecteur général des armées, a pour sa part jugé que le préfet adjoint pour la sécurité n’avait pas seulement été marginalisé, mais qu’il servait de courroie de transmission pour les instructions définies par le préfet de région à l’attention du département voisin. L’inspecteur général a même jugé que le préfet adjoint avait été placé au second plan par rapport aux responsables régionaux des services, qui recevaient directement du préfet de région des instructions pour les deux départements de l’île : " C’est toute l’ambiguïté de la situation de la Corse que dénonce l’inspecteur général Daniel Limodin. Le préfet faisait des réunions avec des responsables régionaux : le colonel Henri Mazères, le patron du SRPJ, le directeur régional des renseignements généraux, M. Gérard Pardini, sûrement le préfet adjoint pour la sécurité. Et le préfet était amené à prendre des décisions ou à déterminer des orientations concernant toute la Corse.

" Ensuite, le colonel Henri Mazères répercutait les directives sur ses deux commandants de groupement.

" S’agissant de la Haute Corse, le préfet n’appréciait pas toujours que des directives de la légion arrivent à son groupement sans qu’il ait été associé à la décision. Et moi, je n’aurais pas voulu être à la place du préfet adjoint pour la sécurité chargé d’indiquer à un préfet dont il dépendait, les orientations à prendre ".

Cette situation d’effacement du préfet adjoint pour la sécurité face au préfet de région a conduit M. Bernard Lemaire a exclure le préfet adjoint du processus de décision pour son département : " M. Spitzer, le préfet adjoint pour la sécurité à qui, très naturellement, j’adresse les demandes de moyens - je lui fais savoir que j’ai besoin d’un ou deux escadrons de gendarmerie pour faire telle ou telle chose - ne fait rien sans obtenir la caution de Bernard Bonnet ce qui, pour le coup, n’est pas dans les textes. Cela m’oblige à appeler systématiquement Bernard Bonnet pour lui dire que j’ai besoin de ces forces pour telle ou telle action et je les obtiens, mais petit à petit. Le préfet adjoint n’est donc plus que l’"adjoint" du préfet de Corse-du-Sud et pas celui de la Haute-Corse. A tel point qu’il ne vient pratiquement pas aux réunions de police ici et qu’il n’y exerce aucun rôle, tout simplement parce que, de la même façon, je fais en sorte de le gommer de la géographie administrative. Je n’ai recours à lui que pour du formalisme administratif - réquisitions, etc. - mais en aucun cas, pour gérer les problèmes de sécurité en Haute-Corse ".

Pour sa part le nouveau préfet de région, M. Jean-Pierre Lacroix, a estimé qu’il était indispensable de restaurer la fonction de coordination dévolue au préfet adjoint pour la sécurité, compte tenu de la situation particulière de la Corse : " on constate qu’il est nécessaire d’avoir un lien fort entre la Haute-Corse et la Corse-du-Sud. La coordination ne doit pas être assurée simplement par le colonel commandant la légion de gendarmerie, par le directeur régional des renseignements généraux, par le chef du service régional de la police judiciaire, qui sont les seuls responsables à l’échelon régional et qui peuvent de ce fait avoir une vision globale de la Corse - c’est pourquoi je leur demande de venir me voir de temps à autre. Il me paraît tout à fait souhaitable de ne pas laisser cette coordination à des services qui, vous l’avez dit tout à l’heure, ont eu quelquefois maille à partir ".

" Tels sont les motifs pour lesquels je continue à prôner que le préfet adjoint pour la sécurité exerce pleinement son rôle et assure cette coordination nécessaire, à une condition forte, à savoir que nous appliquions, le préfet de Haute-Corse et moi - le préfet de région n’a nulle part de compétence particulière en matière de police, il n’en aura pas ici tant que je serai dans ce siège, et c’est justement là que réside l’utilité d’un préfet de police - le cadre strict fixé par les textes et repris par une délégation de signature ".

Ce retour à une stricte application du droit en vue du respect des prérogatives de chacun des trois préfets de l’île, doublé par la récente nomination de M. Ange Mancini, policier expérimenté, au poste de préfet adjoint devrait contribuer à renforcer le pouvoir de coordination dévolu à cette autorité. Ce renforcement implique toutefois que la gendarmerie insulaire accepte l’autorité d’un homme ayant fait toute sa carrière au sein de l’institution policière... ce qui est loin d’être évident à l’aune de l’expérience passée. Par ailleurs ce nouvel équilibre, même s’il peut s’avérer plus efficace que celui qui prévalait auparavant, risque de ne durer que le temps de l’affectation des différents protagonistes en Corse.

* L’UNITE DE COORDINATION DE LA LUTTE ANTITERRORISTE : UNE INSTANCE TRANSPARENTE ?

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Enfin, dernière instance de coordination intervenant dans le dossier corse, l’unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT) placée près du directeur général de la police nationale, ne semble pas être une instance suffisamment efficace pour assurer la coopération entre les différents services en charge du problème du nationalisme corse.

Créée par un arrêté ministériel du 8 octobre 1994 par M. Pierre Joxe, l’UCLAT n’a pas de vocation opérationnelle, mais est une unité d’évaluation des risques qui a pour vocation première d’animer et d’orienter l’action des services en charge de la lutte antiterroriste. Sa compétence porte sur l’ensemble des phénomènes de terrorisme touchant la France.

Comme l’a indiqué le directeur général de la police nationale, M. Didier Cultiaux, l’UCLAT est composée de trois formations : " La première, restreinte, est composée de cinq personnes, pouvant à tout moment être présentes dans le bureau du directeur général : le responsable de l’UCLAT, les renseignements généraux, la police judiciaire et telle ou telle personne en tant que de besoin. La deuxième est élargie à l’ensemble des services de la police nationale et au corps préfectoral. Enfin la troisième est interministérielle ".

Cette structure prépare les réunions du comité interministériel de lutte antiterroriste (CILAT), réuni une fois par semestre pour évoquer l’ensemble des dossiers de terrorisme et définir la ligne de conduite dans ce domaine. Elle a dans le même temps pour fonction de favoriser la concertation entre les différents services dans des domaines aussi variés que le renseignement, la prévention et la répression.

M. Claude Guéant, ancien directeur général de la police nationale d’août 1994 à février 1998, a ainsi déclaré qu’un bureau de liaison sur les affaires corses se réunissait tous les 15 jours de façon systématique : " Lorsque j’étais directeur général de la police nationale, il rassemblait tous les services compétents du ministère de l’Intérieur, c’est-à-dire la direction centrale de la police judiciaire, la DNAT, mais aussi le SRPJ de Corse, la direction centrale des renseignements généraux, la sécurité publique ; la gendarmerie nationale y participait régulièrement, de même que le préfet adjoint pour la sécurité, ainsi que, toujours invité et souvent présent, un représentant du ministère de la Justice.

" Ce bureau de liaison a une mission importante. Je l’ai souvent présidé personnellement, et presque systématiquement à certaines périodes. Il permet avant tout de rassembler toute l’information disponible, de la croiser, de la recouper. Il permet ensuite de déterminer les axes de recherche ; de donner les moyens (si l’on décide d’envoyer des équipes supplémentaires et ou de faire un effort en termes d’interception de sécurité, il faut gérer cela au sein de l’ensemble national qui est contingenté, comme vous le savez).

" Il faut bien dire aussi que ce BDL est une instance qui se prête bien au règlement d’éventuels problèmes entre les services. Il permet de s’assurer que tous jouent le jeu, que tous disent ce qu’ils savent ou ce qu’ils doivent dire - on perçoit quand même assez vite ce qui n’est pas dit et qui devrait l’être -, de déterminer les services pilotes pour les interventions, de définir les missions des uns par rapport aux autres. Quand je parle de régler les problèmes, il s’agit de ceux pouvant exister entre les différents services de police, que ce soit la police judiciaire, les RG, ou le RAID, entre la police judiciaire centrale et la police judiciaire locale, ou entre police nationale et gendarmerie nationale ".

L’ampleur des problèmes de coordination constatés depuis 1993 conduit toutefois à s’interroger sur la réalité de ce tableau quelque peu idyllique. M. Claude Guéant admet à cet égard que si " l’information était échangée au cours des bureaux de liaison sur ces missions d’effectifs nationaux [RAID, GIGN, etc.] ", " en revanche, les décisions n’étaient généralement pas concertées ". De fait, si l’UCLAT fonctionnait de manière aussi satisfaisante que l’ont affirmé les différents responsables de la police entendus par la commission, il serait difficilement concevable de constater autant de dysfonctionnements dans la lutte antiterroriste en Corse.

Le commissaire Jacques Poinas, chef de l’UCLAT, a rappelé le caractère administratif de l’UCLAT et les limites de ses prérogatives de coordination en matière judiciaire : " Il est certain que dans ce domaine la coopération est plus complexe dans la mesure où elle échappe, un peu par nature, au pouvoir administratif. La coordination se passe donc dans les conditions souhaitées par les magistrats en ce domaine ; ce qui est une difficulté supplémentaire et une limite à la coordination, dès lors que l’on touche aux affaires qui font l’objet d’une information judiciaire ".

Dès lors, la règle du secret de l’instruction permet aux différents services participant aux réunions de l’UCLAT de conserver certaines informations essentielles. D’après M. Roger Marion, ancien chef de la division nationale antiterroriste, la rétention d’information est très forte dans cette instance qui ne permet pas de dépasser les clivages entre services : " l’UCLAT ne peut fonctionner que s’il y a un véritable patron qui ait vraiment autorité. Si cela consiste, comme c’est le cas actuellement, à faire des réunions... Dans l’enquête qui nous intéresse, à aucun moment, les gendarmes n’ont parlé dans le cadre de l’UCLAT des surveillances qu’ils faisaient dans le cadre de leur affaire. Le problème est là : l’institution en elle-même peut être utile, mais si les gens ne disent pas la vérité, c’est-à-dire ne vident pas leurs poches et ne disent pas ce qu’ils savent et cachent à leurs autorités supérieures ce qu’ils font, cela ne peut pas fonctionner. Les dysfonctionnements viennent de là : chacun se fait des cachotteries dans son coin ".

Si l’UCLAT est utile en théorie, elle semble donc être un outil de coordination insuffisant en pratique, car il n’a pas permis de réduire les tensions très fortes entre les divers services de sécurité en charge de la lutte antiterroriste en Corse. Lieu d’échange d’informations protégées et détenues par des services concurrents, l’UCLAT apparaît comme une instance partagée entre la nécessité pour les protagonistes de la lutte antiterroriste de conserver certains secrets et d’agir entre eux dans la transparence. Il conviendrait en conséquence de renforcer son rôle par une plus grande implication des services, ce qui suppose que le directeur général de la police nationale acquière une autorité qui semble lui faire défaut aujourd’hui.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr