La drogue est devenue, depuis la fin des années 1980, l’ennemi public n°1 incarnant, en quelque sorte, les "nouveaux désordres" résultant des bouleversements mondiaux que l’Occident a du mal à appréhender. En stigmatisant de manière virtuelle le désordre par la mise en avant du "fléau de la drogue" les Etats occidentaux ont surtout cherché à réactiver leurs outils géopolitiques, mis à mal par l’entropie de ce que sans doute un peu hâtivement on a voulu qualifier de "Nouvel ordre mondial". Le système des drogues est un phénomène à l’échelle mondiale qui ne connaît ni nationalité ni frontières. Il est régi par les règles de l’offre et de la demande, du dumping voire du troc. Il met en jeu des stratégies et des tactiques comme tout produit performant de la fin du XXème siècle. Mettant en contact des civilisations, des attitudes et des principes radicalement différents, subissant des mutations diverses quant aux produits. Partie prenante de l’histoire locale et régionale, le système de production et de commercialisation des drogues est cependant très différent de tout autre produit, licite ou illicite. Tout ce qui est lié aux drogues est à la fois "moderne" et "traditionnel", "mondial" et "local". Les drogues sont en somme le reflet à peine déformé des dysfonctionnements de notre monde à l’aube du troisième millénaire...

Mutation des organisations criminelles liées à la drogue

Ces deux années ont été à plusieurs égards des années charnières. Et tout d’abord au niveau des mutations observées au sein de la criminalité liée au commerce des drogues. Durant les années 1980, la transformation, l’exportation et, dans une moindre mesure, la distribution de ces produits étaient, pour une large part, entre les mains de grandes organisations criminelles dont certaines s’étaient investies dans le trafic sur une large échelle au cours de la décennie précédente : les organisations criminelles italiennes, ce qu’il est convenu d’appeler les "cartels colombiens", les maffya turques ou les triades chinoises. Bien que la structure centralisée, hiérarchisée de ces organisations ait été le plus souvent mythifiée, il n’en reste pas moins qu’elles monopolisaient une partie importante du marché et entretenaient entre elles des relations d’affaires. Depuis deux ou trois ans, le monde du commerce des drogues présente une physionomie sensiblement différente. Certes, il continue d’exister quelques organisations criminelles importantes (au Mexique ou en Birmanie, par exemple) ou de taille moyenne (en Colombie, au Brésil ou au Pakistan), mais à côté d’elles prolifèrent une multitude de petits entrepreneurs, et même de familles au sens nucléaire. A côté des tonnes de drogues saisies, à propos desquelles les polices font un grand étalage publicitaire, circulent sur le marché une quantité considérable de petits lots transportés par des fourmis. Mis bout à bout, ils constituent des livraisons bien plus importantes encore comme en peut s’en convaincre en lisant les rapport mensuels de l’Organisation mondiale des douanes (OMD).

Cette mutation a plusieurs causes. La première - et la plus évidente -, est que la répression beaucoup mieux coordonnée qui est exercée par les organismes internationaux de lutte contre la drogue et les polices nationales, a pris pour cible la criminalité la plus visible qui, de ce fait, est devenue vulnérable. Et cela d’autant plus que, surestimant ses forces dans le cas de la Colombie et de l’Italie, elle s’en est pris ouvertement à l’Etat. Cela a abouti soit au démantèlement de ces organisations, comme dans le cas du cartel de Medellín après la mort de Pablo Escobar (décembre 1993), soit à un repli ou un changement de stratégie comme dans le cas de Cosa Nostra et de la Camorra (début des années 1990), du cartel de Cali (1995-1996) ou de l’organisation dirigée en Birmanie par le seigneur de la guerre Khun Sa (1995-1996). Cette répression a eu pour effet immédiat de désorganiser les réseaux. Mais très vite, faisant de nécessité loi, ces grandes organisations ont compris que des structures décentralisées étaient beaucoup moins vulnérables et elles ont entamé elles-mêmes un processus de reconversion. Dans certains cas, elles ont même anticipé les événements. C’est ainsi que Khun Sa, le "Roi de l’opium" en Birmanie, s’est rendu sans combattre à l’armée en janvier 1996, en échange d’un partage du marché avec elle et de la possibilité d’investir dans les secteurs économiques. En décembre 1995, le grand baron de l’héroïne pakistanais, Haji Ayub Zakakhel Afridi, s’est rendu de son plein gré aux Etats-Unis pour y être jugé. Il fort probable qu’une partie des soi-disant arrestations des leaders du cartel de Cali par le gouvernement colombien n’aient été en fait que des redditions déguisées dans le cadre des accords passés avec ce dernier. Ses leaders ont adopté une stratégie de reconversion dans les activités légales après avoir négocié avec les organisations mexicaines une partie de leurs réseaux d’exportation aux Etats-Unis. Les organisations criminelles colombiennes n’ont pas disparu pour autant, mais elles se font aujourd’hui plus discrètes. Si on ajoute aux héritiers des deux grands cartels les autres groupes régionaux (cartels de Bogota, de Pereira, de la Côte, etc.), ils ont donné naissance à 14 moyennes organisations. Mais parallèlement, le repli des grands cartels a permis à de moyens et petits entrepreneurs de se faire une place au soleil sans trop de risques. Ces derniers, qui se réduisent souvent à des familles ou des groupes d’amis ayant un contact ou des parents aux Etats-Unis ou en Europe, pourraient être de 2 000 à 3 000 en Colombie. Les organisations péruviennes et boliviennes, jusque-là étroitement dépendantes de leurs homologues colombiennes, en ont également profité pour acquérir une plus grande autonomie et, dans le cas des secondes, travaillent étroitement avec les organisations criminelles brésiliennes. Si le processus de restructuration de Cosa Nostra est encore mal connu - le chercheur Pino Arlachi avance cependant que la "Coupole", son instance dirigeante, ne s’est pas réunie depuis plusieurs années - on est mieux informé de celui qui a affecté la Camorra napolitaine. Selon la police de Naples, les succès de la lutte anti-mafia, grâce en particulier à l’utilisation des repentis, qui a permis l’arrestation des principaux parrains, a provoqué un éclatement de l’organisation et une multiplication des groupes. En 1983, on recensait une douzaine de groupes camorristes à Naples. Aujourd’hui, on en dénombre une centaine, forts de 6 000 affiliés. Ils sont en outre mieux équipés grâce aux armes récupérées en ex-Yougoslavie. D’autres facteurs, plus conjoncturels, vont dans le même sens. Par exemple l’émergence des réseaux africains, nigérians en particulier, qui reposent en général sur des structures familiales ou claniques. Il va de soi que ces nouvelles formes d’organisation rendent le travail des polices beaucoup plus difficiles et aléatoires. Et le démantèlement d’un réseau n’affecte qu’une portion infime des quantités de drogues en jeu. Mais il existe d’autres facteurs qui ont provoqué ou permis la transformation des organisations liées au commerce des drogues.

L’explosion des productions

Le premier de ces facteurs est la croissance ininterrompue de l’offre. On note d’une part une stabilité ou une extension depuis dix ans de la plupart des zones de production anciennes de cocaïers, de pavot et de cannabis ; l’apparition de nouvelles zones de production (le pavot en Colombie ou le cocaïer en Géorgie) et la transformation de zones dont la production était jusqu’ici destinée à un usage traditionnel en fournisseur du marché international (l’Asie centrale, le Caucase, les Balkans et l’Ukraine en ce qui concerne le pavot et l’Afrique sub-saharienne en ce qui concerne le cannabis). Une des causes de cette production est la mondialisation des échanges, aggravée souvent par la mise en place des Programmes d’ajustement structurel, qui contribue à la marginalisation des agricultures de nombreux pays, en particulier en Amérique latine et en Afrique. A ce développement des cultures de plantes à drogues, s’ajoute l’explosion du marché des drogues de synthèse. Cette situation permet à toutes les organisations, quelle que soit leur dimension, et même à des individus, de s’approvisionner sans difficultés en drogues de toute nature. Mais comme on assiste parallèlement à une extension et une diversification des marchés de consommation, cette abondance de matière première ne donne pas lieu, jusqu’ici, à des conflits pour le contrôle des marchés.

En ce qui concerne la production, on estimait à la fin des années 1980 que celle de chlorhydrate de cocaïne en Amérique latine oscillait entre 500 et 700 tonnes. Cette même fourchette se situe en 1996 entre 800 et 1 200 tonnes. En 1988, la Birmanie et l’Afghanistan produisaient chacun entre 800 et 1 000 tonnes d’opium. Cette production se situe globalement autour de 4 500 tonnes en 1996. Elle se développe en outre dans l’ensemble des pays de l’Asie centrale, dans le Caucase et les Balkans, en Chine et au Vietnam. Les productions de marijuana explosent elles-aussi. Les cultures de cannabis sont passées au Maroc de 30 000 hectares en 1988 à plus de 70 000 en 1996 permettant une production de plus de 2 000 tonnes de haschisch. La production de l’Afghanistan et du Pakistan réunis représente un tonnage sensiblement équivalent. Quand au territoire de la CEI, il recèle un potentiel de cannabis sauvage, en grande partie inexploité, de quelque 3 millions d’hectares. La Colombie est en train de redevenir le grand producteur de marijuana qu’elle était dans les années 1970. Le marché des Etats-Unis étant déjà approvisionné par les productions locales ainsi que mexicaines et jamaïcaines, les Colombiens se tournent de plus en plus vers l’Europe. Les saisies d’herbe d’origine asiatique, en particulier cambodgienne, se multiplient dans le monde. L’Afrique du Sud produit plusieurs dizaines de milliers de tonnes pour le marché interne et commence à exporter vers l’Europe. Les productions sont en progression rapide dans toute l’Afrique sub-saharienne, en particulier au Kenya, au Malawi, au Nigeria, au Ghana, dans les deux Congo, en Côte d’Ivoire et au Sénégal. De nombreux indices suggèrent que des essais de culture de cocaïers et de pavot ont été entrepris dans plusieurs de ces pays.

Ces productions qui se développent sur tous les continents répondent à une demande elle-aussi en pleine expansion. Les grands marchés traditionnels, les Etats-Unis et l’Europe, sont relativement stables. Mais depuis quelques années sont apparus de nouveaux marchés en développement rapide. En ce qui concerne la cocaïne, on peut mentionner en particulier le Japon et d’autres pays asiatiques, l’Afrique du Sud et surtout la Russie et les autres pays de l’Europe de l’Est. Le marché de l’héroïne se développe également dans les ex-pays communistes. A cela s’ajoute une explosion de la consommation de toutes les drogues dans les pays producteurs eux-mêmes, et d’une façon plus générale dans les pays du tiers monde, dont la dimension des marchés compense les prix très bas pratiqués : héroïne en Asie (en particulier au Pakistan, en Inde, en Thaïlande et en Chine) ; cocaïne en Amérique latine (en particulier en Argentine, au Brésil et au Chili). Les drogues de synthèse font également une percée importante sur ces marchés en particulier en Asie et en Afrique. Ces diversifications, à la fois des marchés de consommation et des zones de production, sont donc une première explication à la multiplication du nombre des petits et moyens entrepreneurs. Et cela d’autant plus que les victimes de la crise à la fois dans le tiers monde et dans les grandes métropoles des pays développés sont de plus en plus nombreuses et que la production et le trafic - voire une consommation "utilitariste" - de drogues s’intègrent à des stratégie de survie.

La multiplication des conflits locaux

Le troisième élément constitutif de la nouvelle situation est la multiplication des conflits locaux, effet pervers de la fin de l’antagonisme des blocs et des soubresauts provoqués par l’effondrement de l’Union soviétique. Les grandes puissances que la dissuasion nucléaire empêchait de s’affronter directement, s’opposaient à travers leurs alliés dans le Tiers monde. La fin de la guerre froide, loin de mettre un terme à ces conflits locaux, n’a fait que révéler l’absence de motifs idéologiques qui préside à leur déclenchement et à libérer des forces relevant de facteurs ethniques, religieux ou nationaux. Les belligérants ne pouvant désormais compter sur le financement de leurs puissants protecteurs ont dû trouver dans les trafics, dont celui de drogues, des ressources alternatives. Certains de ces conflits, en Colombie, en Afghanistan ou en Angola, existaient avant la fin de la guerre froide. Mais le retrait de partis frères ou de puissants protecteurs fait qu’ils ont pris un caractère nouveau : glissement progressif vers des activités de prédation dans le cas des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) ou antagonismes ethnico-religieux manipulés par les puissances régionales dans celui de la guerre civile afghane. Le plus souvent, la fin de l’antagonisme des blocs a révélé des conflits de caractère ethnique, national, religieux que la chape de plomb des régimes communistes avait contribué à masquer : c’est le cas, comme l’indique ce rapport, des conflits yougoslaves, tchétchènes, azéris-arméniens, des guerres civiles géorgienne et albanaise. Les protagonistes de ces affrontements, dans leur recherche de financements, font flèche de tout bois : trafic de pétrole, de drogues, de métaux stratégiques, etc. Les acteurs de ces conflits utilisent en particulier leurs diasporas et leurs migrants en Europe de l’Ouest comme des têtes de ponts dont les acteurs créent des réseaux au profit de la cause ou parfois agissent en toute autonomie. Les agents des services secrets de nombreux pays qui, pendant la période précédente, avaient utilisé la drogue comme moyen de financer des opérations non-officielles, se sont souvent reconvertis - en Russie, au Pakistan ou en Afrique du Sud dans des activités ayant des fins purement criminelles.

Cette réalité, qui s’ajoute aux facteurs que nous avons évoqués plus haut, entraîne la multiplication de ce que l’OGD définit comme les "réseaux courts ou fragmentés". Leurs acteurs ne sont pas des "professionnels" du trafic ; ils ne sont pas spécialisés dans un produit ; ils n’opèrent que sporadiquement et abandonnent leurs activités criminelles dès que leurs objectifs politiques ou économiques sont atteints.

Le potentiel de l’Est et les drogues de synthèse

Une autre phénomène marquant au milieu de la décennie est la confirmation de l’entrée en force des pays de l’ex-bloc soviétique sur le marché des drogues, amorcée depuis le début des années 1990, qui pourrait constituer un nouveau détonateur. La première cible de ces nouveaux producteurs est l’Europe de l’Ouest. Mais de nombreux indices suggèrent qu’elles s’intéressent à des marchés plus lointains comme l’Amérique du Nord, l’Afrique du Sud ou l’Australie.

Les organisations criminelles locales peuvent aussi bien choisir de développer les cultures de plantes à drogues, que de reconvertir une industrie chimique à l’abandon dans la production massive de drogues de synthèses. Cette dernière solution est favorisée par plusieurs facteurs : les produits chimiques de base ne sont soumis à aucun contrôle sérieux ; les chimistes très qualifiés et sous-payés sont légion ; les consommateurs de drogues de ces pays ont peu l’habitude des drogues naturelles (du moins dans les zones urbaines) et n’ont donc aucun a priori contre leurs succédanés. Or, ces dernières années, les signes de la mise en place de productions à grande échelle à l’Est se sont multipliés.

La police allemande estime que 20 % à 25 % de l’amphétamine saisie sur son territoire en 1994 venait de Pologne. Les autorités de Varsovie jugent, pour leur part, que la production nationale couvre 10 % du marché européen. Des laboratoires universitaires sont soupçonnés et l’on ne compte plus les passeurs arrêtés aux frontières allemande et suédoise. La République tchèque dispute aux Polonais le titre de deuxième producteur européen de psychotropes, après les Pays-Bas, et plus particulièrement d’ephédrine (principal précurseur de la méthamphétamine). En 1994, les Nations unies ont dénoncé l’expédition de 50 tonnes d’éphédrine tchèque à des laboratoires clandestins mexicains, via la Suisse. Le produit fini aurait été destiné au marché des Etats-Unis. Des chimistes tchèques sont employés par des laboratoires implantés en Saxe (Allemagne) voisine.

Différentes affaires, survenues depuis 1992, ont prouvé que la Lettonie et la Hongrie sont les terres d’élection d’investisseurs, scandinaves et néerlandais notamment, qui financent la production d’ecstasy destinée à l’Union européenne et celle de dérivés amphétaminiques sous forme liquide injectable. Enfin, déjà en 1993, l’Organe international de contrôle des stupéfiants (OICS) s’inquiétait de l’existence, en Bulgarie, d’entreprises d’Etat fabriquant des phényléthylamines exportées sans autorisation sous la marque Captagon vers l’Afrique (Nigeria) et la péninsule arabique, via la Turquie.

L’ex-URSS est en passe de dépasser ces performances. L’Azerbaïdjan s’est spécialisé dans la production d’opiacés de synthèse (méthadone, normorphine, 3-méthylfentanyl) et de méthamphétamine à Guiandja et à Bakou. En ex-URSS, l’éphédrine synthétique est extraite de préparations pharmaceutiques et transformée en éphédrone (un dérivé amphétaminique connu aux Etats-Unis sous le nom de methcathinone), produite en Russie, en Biélorussie, en Ukraine, dans les Etats baltes et au Kazakhstan. L’ephedra vulgaris, cultivée en Azerbaïdjan, pousse à l’état sauvage au Kirghizistan et au Kazakhstan, dans la région d’Almaty.

La Chine, elle aussi, tire parti de ses ressources en ephedra. Les laboratoires clandestins de méthamphétamine, alimentés par de l’éphédrine détournée de l’industrie pharmaceutique, se multiplient dans les régions de Guangdong et de Fujian, pour l’instant à destination quasi-exclusive des marchés du sud-est asiatique et de la CEI. L’initiative de cette production revient souvent aux triades taiwanaises, originaires de Chine du Sud.

Les drogues synthétiques auront vraisemblablement le "mérite" douteux, au début du troisième millénaire, d’unifier les modes de consommation des drogues : d’une part entre les membres des classes favorisées et les laissés pour compte dans les pays riches ; d’autre part entre les pays développés et ceux du tiers monde. Comme en ce qui concerne les autres drogues, la seule différence résidera dans la qualité des produits. Mais il est probable aussi que cette toxicomanie de masse touchant des dizaines de millions d’individus ne fera que coexister avec la consommation "classique" des dérivés des plantes à drogues.