Sa position géographique et l’absence de contrôle aux frontières avec les pays voisins, a d’abord fait de l’Ukraine un lieu de passage des drogues produites en Asie du Sud-Ouest (Iran, Afghanistan) et centrale (Kirghizstan, Tadjikistan) ou dans le Caucase (Tchétchénie, Géorgie, Azerbaïdjan) et destinée à l’Europe de l’Est (principalement Hongrie) et de l’Ouest : haschisch, opium, paille de pavot et héroïne. Ces drogues, auxquelles s’ajoutent la marijuana et la cocaïne, peuvent également provenir d’autres régions de production dans le monde, y compris l’Afrique et l’Amérique, et emprunter les mêmes routes. Ainsi, au début du mois de décembre 1995, 4,5 t de marijuana débarquées dans le port ukrainien de Illichivsk, à quelques kilomètres au sud d’Odessa, ont été saisies sur le territoire tchèque. Cette drogue, en provenance du Nigeria (où elle avait été embarquée), et destinée aux Pays-Bas, avait déjà franchi 5 frontières. Entre août 1995 et janvier 1996, 26 kg d’opium ont été saisis lors de contrôles de routine à la frontière avec la Pologne sur des camions qui allaient de Turquie en Europe de l’Ouest. En octobre 1996, 2 kg d’héroïne en provenance de l’Inde ont été saisis à l’aéroport de Kiev. Selon Interpol, les quantités de drogues saisies en transit sont passées de huit tonnes en 1988 à 106 t durant les neuf premiers mois de 1996. Les détournements de médicaments opérés dans le pays permettent également d’approvisionner en psychotropes les marchés illicites de la Russie et de plusieurs pays de l’Est. Les substances produites localement dont l’offre s’ajoute à celle qui résulte des retombées des drogues en transit, alimentent un marché intérieur estimé à environ 400 000 personnes (un millier de morts par overdose en 1996). Ce commerce local alimente une criminalité qui, à son tour, s’exporte dans tous les pays voisins - en particulier en Pologne, en Hongrie et en République tchèque - où elle devient un élément de déstabilisation de ces pays.

Toxicomanie et criminalité

La police a recensé une multitude de groupes criminels dans le pays dont l’activité tourne autour du trafic local des dérivés du cannabis et du pavot ainsi que de la cocaïne. En ce qui concerne la paille de pavot, elle est broyée puis cuite avec de l’acétone ou du phosphore rouge dans le but d’obtenir une mixture appelée shirka ("noir" en argot) qui est injectée. Un verre de paille de pavot coûte entre sept et 10 grivnas, soit de 4,5 à 5 dollars. L’interdiction récente de la culture du pavot fait qu’il est devenu difficile de s’en procurer de manière individuelle en allant le chercher dans les régions de l’ouest et de se constituer des réserves. Les usagers de ce produit (environ 60 % des toxicomanes) ont donc tendance à se regrouper au sein du "système" : un cercle fermé, avec son mode de vie, ses règles très dures régissant la fabrication, le transport et la vente de la drogue.

Ces nouveaux réseaux ont été mis à jour par des saisies comme celle opérée par la police de Crimée, en décembre 1996, de 10 kg de paille de pavot envoyés dans un colis postal à Kiev. Le shirka, une substance impure, très nocive pour le système veineux, est à l’origine de la plupart des overdoses. Sa consommation a créé une véritable culture de masse de la toxicomanie.

La consommation des drogues par les élites a été abordée dans une étude du Centre de recherches sociologiques de l’Institut national scientifique sur les problèmes de la jeunesse, publiée en novembre 1996. Ses auteurs distinguent trois générations de consommateurs ukrainiens. La première est apparue dans les années 1960. Elle rassemblait des non-conformistes bravant le système par leur tenue vestimentaire et leur refus de consommer de l’alcool. Leur drogue de prédilection était les dérivés du cannabis. Les consommateurs des années 1970 formaient un milieu mieux structuré, ayant des liens avec les milieux étrangers et écoutant la musique rock et qui se cotisaient pour "explorer" le chimique. Dans les années 1990, la cocaïne et l’héroïne, et dans une certaine mesure les amphétamines, sont par contre le signe d’appartenance au monde des nouveaux riches. Elles sont également appréciées par les hommes de main de la mafia.

Selon Interpol, le chiffre d’affaires des drogues sur le marché ukrainien représente 60 millions de dollars. Le même rapport indique qu’une fraction des toxicomanes, 16 %, se procure de la drogue au marché central des villes contrôlé par une mafia. D’autres, 19 %, l’achètent (il s’agit surtout du haschisch) en discothèque et 16 % auprès des vendeurs de rue. Dans 10 % des cas, les drogues sont détournées des pharmacies. Ce centre de recherches a également étudié l’appartenance sociale des consommateurs : 65 % sont des chômeurs, 21 % des ouvriers et 5 % des élèves des écoles secondaires ou professionnelles. 40 % ont moins de l8 ans et 90 % moins de 30 ans. Mais l’Ukraine subit également l’effet boomerang du détournement des psychotropes d’abord destinés à l’exportation.

La pharmacie de l’Europe de l’Est

Selon la police russe, les médicaments opiacés volés dans les stocks des laboratoires pharmaceutiques ukrainiens sont une des principales sources d’approvisionnement du marché noir de ces produits en Russie, dans les Pays Baltes, en Roumanie, en République tchèque, en Slovaquie et en Pologne. La consommation de médicaments comme le Dimidrol (un antihistaminique), l’Eophiline (homologue du Bricanil, un antispasmodique) et la morphine à usage médical, se développe de façon exponentielle en Europe de l’est : un toxicomane sur trois en Pologne, en Roumanie ou en Estonie est accro à ces substances dont les quantités saisies en provenance d’Ukraine sont de plus en plus importantes. Une boîte de Dimidrol qui coûte 50 cents de dollars en Ukraine se négocie en Pologne au marché noir entre 2,5 et 3 dollars et en République tchèque entre 5 et 6 dollars.

En 1995, à la suite d’un règlement de compte entre bandes rivales, 14 Ukrainiens qui revendaient des médicaments volés ont été tués et 38 autres arrêtés sur le sol polonais. Durant la même année, trois groupes de revendeurs ukrainiens ont été arrêtés en Russie et quatre petits trafiquants mis sous les verrous en Lituanie. En Roumanie, au mois d’octobre 1995, un groupe de revendeurs a été trouvé en possession d’un millier de boîtes de Dimidrol et d’Eophiline en provenance d’Ukraine. Ces faits démontrent l’existence de véritables mafias ukrainiennes du trafic de médicaments.

Ces produits, qui sont classés en Ukraine au "tableau A" (délivrés uniquement sur ordonnance), sont fabriqués dans quatre laboratoires sur lesquels s’exerce en principe un contrôle strict : Darnitsa et Barchagovka (banlieue de Kiev), Zdarovie (à Kharkov) et Ukrfarmatsia (à Tcherkassy). S’y ajoutent quelques laboratoires clandestins, contrôlés par des familles mafieuses. Au début du mois de décembre 1996, la police a découvert à Lvov (à l’ouest du pays), un atelier clandestin qui fabriquait des précurseurs chimiques des drogues de synthèse. Ces produits semi-finis étaient destinés aux marchés polonais et hollandais. Cependant, selon les déclarations au correspondant de l’OGD d’un journaliste ukrainien qui a enquêté sur le sujet, "il n’est pas rare que des stocks se volatilisent au moment où ils sont livrés aux pharmacies". Par ailleurs, un peu comme cela se produit parfois dans les installations nucléaires, les employés de ces laboratoires, mal payés (environ 60 dollars mensuels) et le plus souvent avec plusieurs mois de retard, sont tentés de compléter leurs revenus en revendant au marché noir une partie de leur production.

En janvier 1996, le gouvernement a adopté une ordonnance sur la lutte contre le trafic de médicaments. Elle institue un comité de contrôle auprès du ministère de la Santé chargé de prévenir les détournements de stocks. Aucune loi, cependant, ne réprime en Ukraine la détention de médicaments du groupe "A". Les contrôles sont d’autant plus difficiles qu’une grande partie du marché légal des médicaments échappe à l’Etat : les rayonnages des pharmacies publiques sont vides, tandis que tous les produits médicaux s’achètent au marché "libre", dans les kiosques ou au coin des trottoirs. Le Dimidrol et l’Eophiline sont réduits en poudre par les toxicomanes, puis mélangés à du permanganate de potassium et du vinaigre, ils sont filtrés et injectés par voie intraveineuse. L’oxydation de la molécule au moyen du permanganate renforce l’effet hallucinogène et le produit obtenu - que les toxicomanes russes ou ukrainiens nomment le dief - possède alors des propriétés proches de celles de l’héroïne. Cette recette, mise au point dans les centres de détention des années 1950, s’est popularisée au sein des camps et dans les groupes d’intellectuels Nieformalnie (non-officiels). Elle est aujourd’hui très prisée par la jeunesse, et en particulier les petits commerçants qui travaillent sur les marchés privés tenus par des hommes de main des mafias.

Les autorités sanitaires ukrainiennes se disent "préoccupées" par l’augmentation de la consommation de drogues par voie intraveineuse. Et cela d’autant plus que le pays doit aujourd’hui faire face à une forte épidémie de sida. Alors que le nombre de personnes contaminées était longtemps demeuré assez bas, il connaît, depuis 18 mois, une forte augmentation. En 1994, 183 séropositifs avaient été répertoriés. Leur nombre, fin 1995, s’élevait à 1 673. Au 1er mai 1996, ils étaient 5 360, soit une augmentation de 3 000 % en un an et demi. Or, 70 % des séropositifs repérés sont toxicomanes par voie intraveineuse. Pour enrayer l’épidémie et offrir une porte de sortie aux usagers de drogues, l’Ukraine s’efforce de mettre en place des cures anonymes et gratuites, rompant avec la pratique répressive qui voulait, jusqu’à ces dernières années, qu’un toxicomane soit interné dans un établissement psychiatrique ou un camp de travail. Le pays expérimente également un programme de méthadone à Kiev. Mais les moyens manquent pour étendre à toute l’Ukraine ces expériences novatrices. Bien que chaque jour, 1 000 à 1 200 patients victimes d’une intoxication grave due aux drogues se présentent dans les hôpitaux à travers le pays, il n’existe que très peu de services spécialisés. Un directeur de clinique pour toxicomanes, interrogé par le correspondant de l’OGD, raconte qu’il n’a reçu, l’an dernier, que 40 % du budget qui lui était alloué pour nourrir ses patients et n’a eu d’autre recours que de s’endetter auprès de ses fournisseurs. Kiev ne dispose, par exemple, que d’un seul de ces services ne pouvant accueillir plus de 12 à 15 toxicomanes à la fois. Ce sont en général les Eglises qui se substituent aux carences de l’Etat : les protestants avec l’aide de la Norvège à Kiev, les baptistes à Odessa ou les uniates qui, avec le soutien de la filiale autrichienne de Caritas, ont ouvert un centre à Ivano-Frankovsk.