Les efforts conjugués du Haut Commissariat en Nouvelle-Calédonie et de la MILS ont permis l’installation d’une cellule de vigilance contre les dérives sectaires à Nouméa. Sa réunion constitutive a eu lieu le 29 août 2001.

Lors de sa seconde réunion, le 18 octobre, sous la présidence du Délégué du gouvernement, haut-commissaire de la République, et en présence du président de la MILS, trois groupes de travail ont rendu compte de leurs premiers travaux sur les thèmes "sectes et coutume", "prévention et institutions scolaires" et "travail clandestin et fiscalité".

Cette très fructueuse réunion a permis de constater d’abord combien était large le spectre de la cellule de vigilance néocalédonienne qui comprend en effet notamment, outre les diverses administrations relevant du Haut Commissariat, le gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, les autorités judiciaires, les assemblées de provinces, le Sénat coutumier, les représentants des maires ainsi que des responsables religieux.

En second lieu, il est apparu que même s’ils considèrent les menaces sectaires comme relativement contenues en Nouvelle-Calédonie, les membres de la cellule de vigilance et les institutions qu’ils représentent ont pleinement conscience du danger que font peser les mouvements sectaires sur l’exercice des droits et libertés individuelles et des droits fondamentaux ainsi que sur leur capacité de mettre en péril l’ordre social lui-même.

Sans atteindre les chiffres élevés des Départements d’Outre-mer, la mouvance sectaire en Nouvelle-Calédonie était en progression et pouvait s’établir à environ 5000 adeptes auxquels il faut ajouter autant de sympathisants, soit 5% de la population totale. Comme en France métropolitaine, les Témoins de Jéhovah représentent, de très loin, le groupe le plus important (60% des effectifs totaux).

Le prosélytisme des Témoins de Jéhovah, en dehors des communautés mélanésiennes de la Calédonie, ne pose pas de problèmes sensiblement différents de ceux que l’on observe en métropole, à une exception près. Prenant en compte les majorations sensibles des pensions de retraite en Calédonie par rapport à leurs montants versés en France continentale, les adeptes métropolitains retraités ont été récemment incités à s’y installer, permettant ainsi à ce mouvement de tirer de ces derniers des contributions financières plus substantielles. Le signalement de cette singulière "instruction" a provoqué des explications embarrassées. Il semble toutefois que cette consigne ait eu peu d’effet jusqu’à présent.

En milieu mélanésien, en revanche, le prosélytisme des Témoins de Jéhovah a provoqué récemment des réactions multiples qui ont été exprimées à la Mission aussi bien par les membres du Sénat coutumier que par les autorités traditionnelles qu’elle a rencontrés (chefs et grands chefs des tribus) ainsi que par plusieurs élus mélanésiens du gouvernement et des instances politiques locales.

Il semble que les Témoins de Jéhovah récuseraient, de fait, l’autorité coutumière bien que celle-ci ait été consacrée - mais non clairement définie dans ses rapports avec le droit national - par les accords de Matignon. Ignorant ou voulant ignorer que les structures sociales mélanésiennes associent étroitement la notion physique et métaphysique de la terre à l’autorité morale et politique des chefferies, le comportement des Témoins de Jéhovah a conduit certains de leurs récents adeptes canaques à récuser l’équilibre de solidarité qui lie chaque Mélanésien à un réseau commun de droits et de devoirs. Cette attitude des Témoins de Jéhovah n’est pas pour surprendre, ces derniers préférant ne s’adresser qu’à des individus et contestant fréquemment, en métropole aussi bien qu’outre-mer, certaines normes sociales qu’ils considèrent comme profanes ou même diaboliques.

Un conflit aigu est ainsi survenu dans l’île de Lifou en octobre 1998. Des Mélanésiens convertis par les Témoins de Jéhovah qui, semble-t-il, refusaient de contribuer à certaines obligations de solidarité du groupe ont été l’objet de sanctions physiques sur ordre d’un chef local, sanctions incompatibles avec celles que prévoit le Code pénal. Plainte ayant été déposée, le chef coutumier a été condamné en première instance. Aggravée en appel, cette sanction est devenue définitive par le rejet d’une saisine de la Cour de Cassation. La condamnation infligée à ce chef de Lifou est mal ressentie par la communauté mélanésienne dans son ensemble et cette amertume est perceptible, y compris chez les membres canaques des clergés catholique et protestant.

La Mission a estimé devoir suggérer les observations et propositions suivantes afin que de tels conflits ne puissent induire à l’avenir des différends disproportionnés avec leur cause initiale et compromettre ainsi la stabilité indispensable à la paix civile d’un archipel qui ne peut construire son avenir prochain que dans la concorde de ses communautés.

1°) Un dialogue semble indispensable pour clarifier la coexistence d’un droit coutumier non écrit et de la loi générale.

2°) Les peines infligées par l’autorité coutumière, qui traditionnellement ne doivent être prises que par consensus au sein de la communauté mélanésienne concernée, devraient pouvoir faire l’objet d’un examen qui tienne compte de l’abolition des châtiments physiques par les Etats de droit, en conformité avec les normes des Droits de l’Homme telles qu’elles ont été exprimées par plusieurs déclarations ratifiées, qu’elles soient nationales, internationales ou universelle30.

3°) S’agissant des Témoins de Jéhovah, plutôt que de diaboliser à son tour ce mouvement à dérives sectaires par une condamnation morale globale, il conviendrait que les communautés de Calédonie disent, lorsqu’un incident est connu, en quoi certains comportements des Témoins de Jéhovah paraissent incompatibles avec l’ordre public, notamment en ce qui concerne les droits de l’enfant tels qu’ils sont garantis par la Convention internationale des droits de l’enfant ou la liberté de changer de conviction religieuse, garantie par la Convention européenne des droits de l’Homme.

4°) Les décrets des 16 janvier et 6 décembre 1939 (dits "décrets Mandel") pourraient faire l’objet soit d’une abolition pure et simple, soit d’amendements substantiels (voir plus bas).

5°) Afin d’éviter le renouvellement d’incidents graves comme ceux qui se sont produits à Lifou, la Mission suggère la mise en place de la "médiation pénale coutumière". Cette médiation que les textes rendent possible aurait pour rôle essentiel de prévenir tout dérapage et, d’autre part, d’assurer une liaison constante avec l’autorité judiciaire. Elle aurait aussi l’intérêt de permettre sous l’autorité du procureur général, une concertation positive entre les médiateurs pénaux désignés dans le cadre coutumier, d’une part, et les magistrats, d’autre part.

Les décrets Mandel

Se référant au senatus consulte du 3 mai 1854, un décret a été publié au journal officiel du 16 janvier 1939, sous la signature du ministre des colonies de l’époque, Georges Mandel. Instituant aux colonies des "conseils d’administration des missions religieuses", il visait à suppléer partiellement la non-application, dans ces dépendances de la République, de la loi du 9 décembre 1905 sur la séparation des églises et de l’Etat.

Complété par le décret du 6 décembre de la même année, il tendait à instituer un pouvoir de contrôle de la puissance publique - représentée alors sur place par le chef de la colonie - sur les missions religieuses, par le biais d’une "petite reconnaissance" assortie d’avantages fiscaux (exonération pour les biens immeubles servant à l’exercice du culte, à usage scolaire ou d’assistance médicale ou sociale). Le premier décret instituait, en outre, une taxe annuelle sur les biens de mainmorte, en compensation des droits de mutation non perçus.

Ces deux décrets, ni abrogés ni amendés, demeurent ainsi en vigueur en Nouvelle-Calédonie31 alors que la loi de 1905 a été étendue aux Antilles et à la Réunion par le décret du 6 février 1911, le régime de la Guyane restant pour l’essentiel déterminé par les ordonnances royales des 27 août et 11 novembre 1828.

Pris à la veille de la seconde guerre mondiale, moins dans un esprit de reconnaissance que pour combler un vide juridique et valider le pouvoir de contrôle du chef de colonie sur des missions religieuses d’origine très diverses, les décrets Mandel sont aujourd’hui l’objet d’un intérêt soutenu de la part des mouvements sectaires.

Ces derniers, en effet, sollicitent aujourd’hui leur bénéfice en vue d’obtenir les avantages fiscaux et l’apparence d’honorabilité qu’ils confèrent. Au-delà de cette revendication, il ne fait aucun doute que les mouvements sectaires cherchent également à obtenir par la voie indirecte de l’outre-mer une reconnaissance d’organismes cultuels qui ne leur est pas accordée au plan métropolitain. Ce faisant, ils poursuivent simultanément l’objectif d’un alignement statutaire sur les grandes églises, assimilation abusive puisque ces dernières, à l’inverse des premières, ne portent atteinte ni aux principes des droits de l’Homme ni à l’ordre public32.

La compétence en matière de reconnaissance des "missions religieuses" a d’abord été transférée en 1990 aux trois provinces de Calédonie, en application de la loi référendaire de 1988 (au même titre que les associations déclarées selon les dispositions de la loi du 1er juillet 1901 sur le contrat d’association). Puis, un arrêt du Conseil d’Etat du 29 avril 1994, confirmé par un arrêt du Conseil constitutionnel en date du 9 avril 1996, a considéré que les libertés publiques constituant un des principes fondamentaux de la République, la mise en œuvre d’une loi relative à l’exercice d’une liberté publique ne pouvait relever d’une autorité du territoire. En conséquence et par analogie, la compétence en matière de "missions religieuses" a été retransférée à l’Etat le 1er septembre 2000 (ce dernier ayant récupéré compétence en matière d’association dès juin 1994).

Dix-neuf dossiers de missions religieuses sont aujourd’hui gérés par la Délégation du gouvernement. Parmi les plus récents, cinq groupements considérés comme ayant un caractère sectaire par la commission d’enquête de l’Assemblée nationale (rapport de 1995).

La Mission estime toutefois que parmi ces mouvements, compte-tenu de la définition du caractère sectaire d’une association par l’examen exclusif de son comportement au regard des droits de l’Homme et de l’ordre public (rapport au Premier ministre, décembre 1999) ni l’Eglise adventiste du 7ème jour (reconnue le 17 juillet 1997 par la province sud), ni l’Eglise de Jésus-Christ des Derniers Jours (reconnue par la même province le 14 août 1998) ne devraient être considérés comme sectes.

Elle s’interroge en revanche sur la reconnaissance par le Haut-Commissariat de l’Eglise néo-apostolique de Nouvelle-Calédonie (14 septembre 1984), de l’Eglise réorganisée de Jésus-Christ des Saints des derniers Jours, dite Eglise Sanito33, par la province sud le 28 décembre 1999 et de la congrégation des Témoins de Jéhovah, par la même province le 2 mai 2000.

Compte-tenu de leur reconnaissance comme "missions religieuses" par une seule province entre 1990 et 2000, ni l’Eglise Sanito ni les Témoins de Jéhovah ne peuvent exciper d’une quelconque reconnaissance dans les deux autres provinces (à majorité mélanésiennes) de l’archipel. La disparité des situations entre les trois Provinces est sans doute contestable. Il serait souhaitable que le Délégué du gouvernement, Haut-Commissaire de la République, réexamine le cas de l’église Sanito et de la Congrégation des Témoins de Jéhovah au double point de vue du respect des droits de l’Homme et de l’ensemble des dispositions déterminant l’ordre public. La Mission observe que cette question n’a pas échappé au parlement (question écrite n° 48742 du 10 juillet 2000).

Au-delà de ces considérations inspirées par l’état actuel des reconnaissances des missions religieuses, la Mission s’interroge sur la question de savoir si les ordonnances de 1939 correspondent toujours aux intentions initiales du législateur.

La loi de 1901 sur le contrat d’association s’appliquant à la Nouvelle-Calédonie, il est d’ores et déjà loisible à certaines institutions religieuses de solliciter le statut de congrégation dont l’attribution relève du Conseil d’Etat. Une extension de la loi de 1905 à la Nouvelle-Calédonie, du moins en ce qui concerne les associations cultuelles, permettrait au Délégué du gouvernement, sous le contrôle du juge administratif, d’accorder ce statut, ainsi que les avantages fiscaux qui lui sont liés, après une enquête diligentée sur le fondement de l’avis rendu le 1er février 1985 par le Conseil d’Etat qui détermine les deux critères fondamentaux des associations cultuelles : n’avoir qu’une activité cultuelle et respecter les dispositions de l’ordre public.