Présidence de M. Paul Quilès, Président

Le Président Paul Quilès a accueilli M. Jean-Michel Marlaud, Ambassadeur de France au Rwanda de mai 1993 à avril 1994, rappelant qu’il avait exercé cette fonction pendant la période dramatique au cours de laquelle les tensions se sont exacerbées pour aboutir aux massacres et au génocide d’avril et de mai 1994. Il a souligné le caractère capital de son témoignage.

Après voir indiqué qu’il avait présenté ses lettres de créances au Président Habyarimana le 7 mai 1991, M. Jean-Michel Marlaud a précisé que le cadre de sa mission au Rwanda avait été fixé, conformément à l’usage, dans un relevé d’instructions établi, après concertation interministérielle, au cours d’une réunion présidée par le Secrétaire général du Quai d’Orsay. Il en a cité les extraits suivants :

" La France a pour préoccupation principale la nécessité d’éviter les massacres et de favoriser la stabilité de la région.

" L’ambassadeur cherchera à favoriser le règlement politique de la crise et la mise en oeuvre des accords conclus dans le cadre des négociations d’Arusha, en gardant à l’esprit l’importance qui s’attache à un retour très rapide des personnes déplacées sur les terres dont elles ont été chassées, ainsi qu’à la tenue, à échéances rapprochées, d’élections, seule procédure permettant d’assurer la légitimité démocratique.

" Pendant la période de transition, l’ambassadeur encouragera les autorités rwandaises, présidence et gouvernement, à se rapprocher et à se concerter pour agir, dans toute la mesure du possible, de concert. L’ambassadeur sera, en outre, attentif aux questions interethniques et à la situation des droits de l’homme et rappellera, en tant que de besoin, les préoccupations de la France sur ce point. Il réfléchira, enfin, à la position que devra adopter notre pays, ainsi qu’à ses intérêts à moyen et long terme à l’issue de la crise rwandaise, en sachant que nous nous garderons de privilégier l’une ou l’autre des ethnies.

" L’objectif est de favoriser à terme la paix et la réconciliation nationale et d’encourager la démocratisation en cours.

" L’ambassadeur devra rendre très précisément compte de tout élément qui pourrait avoir une incidence sur la position de la France quant à la présence des forces françaises au Rwanda. A cet égard, il fera part au Département de ses propositions en liaison avec les autorités rwandaises et en fonction de l’évolution de la situation au Rwanda. A cette fin, il gardera à l’esprit le rôle stabilisateur et dissuasif de la présence militaire française dans ce pays, ainsi que sa vocation première en ce qui concerne la sécurité des ressortissants français.

" Partenaire privilégié du Rwanda, la France a toujours comme objectif la préservation de la stabilité du Rwanda et de la région. L’action de l’ambassadeur devra continuer à être orientée par cette préoccupation. "

Il a indiqué que c’est dans ce cadre qu’il avait développé son action, centrée autour de deux préoccupations.

La première était d’obtenir, dans un premier temps, la signature des accords d’Arusha le 4 août et, dans un second temps, leur mise en application. Pour cela, il a multiplié les démarches auprès de l’ensemble des parties et de leurs composantes : le Président Habyarimana, le Gouvernement et, une fois désigné, le futur Premier Ministre Faustin Twagiramungu, ainsi que le FPR. Ces démarches ont toujours été accomplies en étroite coordination, soit avec les partenaires de l’Union européenne, soit avec les autres pays observateurs du processus d’Arusha.

La seconde concernait la situation des droits de l’homme. Elle a notamment conduit l’ambassadeur à entreprendre les actions suivantes :

 attirer l’attention des autorités rwandaises sur les violations des droits de l’homme lorsque certaines étaient constatées. De nombreux télégrammes à ce sujet ont été envoyés de Kigali. A titre d’exemples, M. Jean-Michel Marlaud a mentionné le télégramme relatant sa première visite au Ministre de la Défense rwandais, le 24 mai 1993, au cours de laquelle il avait attiré l’attention sur les exactions commises par les Forces armées rwandaises, ainsi que le compte rendu d’un entretien, quelques jours après, entre l’attaché de défense, le Colonel Bernard Cussac, et le chef d’Etat-major de l’armée rwandaise, qui portait sur la même question. Lorsqu’une personnalité rwandaise venait en France, son attention était notamment attirée sur les risques que comportaient les incitations à la haine ethnique diffusées par la Radio des Mille Collines ;

 appuyer les ONG. Malgré une situation assez complexe due à un paysage mouvant, l’ambassade a essayé de travailler avec les différentes ONG, en particulier avec M. Nkubito, à l’époque Président du comité de liaison des associations des droits de l’homme, et, par la suite, Ministre de la Justice dans le Gouvernement constitué après avril 1994. Un séminaire à l’initiative de l’université catholique de Lyon sur le respect des droits de l’homme au Rwanda était d’ailleurs prévu ;

 coopérer à long terme pour la construction d’un Etat de droit. Il s’agissait d’apporter un appui à la gendarmerie rwandaise et de développer la coopération en matière de justice. A la suite de la décision du chef de la Mission de la Coopération de mettre un terme à la mission de Mme Bouvier qui travaillait avec le ministère rwandais de la Justice, M. Jean-Michel Marlaud a précisé qu’à plusieurs reprises, il avait attiré l’attention du ministère de la Coopération sur la nécessité de poursuivre la coopération dans le domaine judiciaire.

Les relations entre l’ambassade et Paris s’effectuaient toujours sous la forme de télégrammes diplomatiques. C’est ainsi que parvenaient les instructions du Quai d’Orsay et qu’en sens inverse lui étaient envoyés les comptes rendus. De la même manière, les demandes d’instruction étaient-elles adressées aux autorités de tutelle concernées : ministère des Affaires étrangères, de la Défense, de la Coopération, ou Etat-major des Armées.

Au sein de l’ambassade, afin d’éviter que les diplomates et l’attaché de défense émettent des opinions divergentes, les messages partant de Kigali en direction de Paris reflétaient, après discussion avec l’attaché de Défense, le Colonel Bernard Cussac, une position commune. Ce mode de fonctionnement a été maintenu jusqu’au bout.

Selon M. Jean-Michel Marlaud, sa mission au Rwanda peut être découpée en plusieurs périodes distinctes :

 les mois de mai à août 1993, date de la signature des accords d’Arusha, ont été essentiellement consacrés à l’achèvement de leur négociation. Un certain nombre de sujets avaient déjà fait l’objet d’accords entre les différentes parties, mais le problème essentiel des pourcentages respectifs devant revenir au Front patriotique rwandais et aux Forces armées rwandaises dans la future armée nationale et dans la gendarmerie restait en suspens. C’est finalement en juillet 1993, alors que le Premier Ministre rwandais, M. Dismas Nsengiyaremye, venait d’être écarté au profit de Mme Agathe Uwilingiyimana, que les derniers points à résoudre ont été discutés et qu’une solution attribuant notamment au FPR 40 % des effectifs dans l’armée et la gendarmerie a pu être trouvée. Dès le 9 août, la France annonçait un premier retrait de ses coopérants militaires, dont le nombre avoisinait une centaine. Cinquante ont été retirés dès le mois de septembre et vingt-cinq entre les mois de septembre et de décembre. Des contacts ont été pris, tant avec les partis d’opposition qu’avec le Front patriotique rwandais, concernant l’avenir de notre coopération militaire, que tous souhaitaient apparemment poursuivre, ce qui apparaît dans différents télégrammes ;

 entre les mois d’août et de décembre 1993, la France a veillé à la mise en oeuvre des accords d’Arusha en appliquant, d’une part, leurs dispositions pour ce qui la concernait et en poursuivant, d’autre part, ses efforts aux Nations Unies pour que soit créée la force internationale neutre qu’ils prévoyaient. Cette force, appelée MINUAR (mission des Nations Unies pour l’assistance au Rwanda), a été créée le 5 octobre 1993. Elle comprenait 2 500 hommes opérant sous le régime du chapitre VI de la Charte, ce qui, selon le Président Habyarimana constituait un élément de faiblesse. Celui-ci aurait souhaité que les Français fassent partie de la MINUAR ; en revanche, il était assez méfiant à l’égard des Belges. L’arrivée des Casques bleus a permis le retrait du détachement Noroît dès le 13 décembre 1993.

Globalement, la politique menée par la France et les pressions qu’elle a exercées sur l’ensemble des participants au cours de cette période, ont abouti à un succès : la conclusion d’un accord politique prévoyant le partage du pouvoir pendant une phase de transition de vingt-deux mois qui devait déboucher sur des élections libres et démocratiques. Ce point avait fait l’objet de nombreux débats, le FPR souhaitant une transition beaucoup plus longue.

C’est pourtant entre août et décembre 1993 que va survenir l’un des événements qui vont faire échec à la mise en application des accords d’Arusha, à savoir l’assassinat, au mois d’octobre 1993, du Président du Burundi, M. Melchior Ndadaye.

L’élection du Président Ndadaye, à l’issue des premières élections libres organisées au Burundi, avait été considérée comme un test par les Rwandais. Nombre de personnes, dans l’entourage du Président Habyarimana, étaient persuadées que l’armée burundaise n’accepterait jamais la victoire de M. Melchior Ndadaye. Cette élection montrait que le processus démocratique pouvait effectivement fonctionner. A contrario, l’assassinat du Président Ndadaye valait évidemment contre-exemple, comme en témoigne le contenu de quelques télégrammes de l’époque.

Le 21 octobre, quelques heures après la mort de M. Melchior Ndadaye, en tout cas après le coup d’Etat, le Président Habyarimana recevant les ambassadeurs occidentaux leur disait que la situation au Burundi revêtait un caractère exemplaire et que la communauté internationale ne pouvait pas se contenter de déclarations.

Dans l’analyse faite par l’ambassade, le 22 octobre, donc le lendemain du coup d’Etat au Burundi, il était précisé : " Les événements du Burundi portent un coup très dur au processus d’Arusha. Ils viendront renforcer le camp de tous ceux qui se disent convaincus que, décidément, une paix durable est impossible dans la sous-région. Le Burundi est, pour lui -le Président Habyarimana- un cas d’école. Nous en avons salué le processus de démocratisation exemplaire et l’avons présenté comme un modèle. Comment allons-nous réagir devant la situation actuelle et éviter que ce pays devienne un contre-exemple ? Ces événements exacerbent les peurs, élément psychologique essentiel ici et qui peut conduire à tous les excès, chacun voulant prendre les devants et éliminer, le premier, l’adversaire ".

M. Jean-Michel Marlaud a déclaré que l’assassinat de M. Melchior Ndadaye avait incontestablement constitué un élément négatif pour la mise en oeuvre des accords d’Arusha, en jetant le doute sur les chances de succès du processus démocratique et en exacerbant encore plus le facteur ethnique. Pour nombre de Rwandais, il était évident que cet assassinat devait s’analyser comme le refus de l’armée burundaise entièrement dominée par les Tutsis de voir un Président hutu, même légitimement et démocratiquement élu, diriger le pays.

Il a estimé que c’est sans doute à ce moment-là que le Président Habyarimana avait en partie perdu confiance dans la communauté internationale. Il faisait peut-être le calcul selon lequel, à l’issue de la période de transition, le FPR perdrait les élections. Cette conviction pouvait être étayée par le fait que, dans la zone tampon constituée après l’offensive du FPR en février 1993, un accord organisant des élections avait pu être trouvé. Tous les cadres du parti du Président Habyarimana, le MRND, avaient été élus, bien que le FPR n’eût pas ménagé ses efforts pour gagner ces élections. Après l’assassinat du Président Ndadaye, le Président Habyarimana était convaincu que même un processus démocratique ne saurait lui apporter toutes les garanties.

Le changement de tactique des partis d’opposition a également contribué à enrayer la mise en oeuvre du processus d’Arusha. Pendant la période de négociation, ceux-ci avaient eu tendance à s’allier au Front patriotique rwandais afin d’arracher le plus de concessions possibles au Président Habyarimana. De fait, les accords d’Arusha résultaient d’un équilibre à trois : le Président Habyarimana, les partis d’opposition, le Front patriotique rwandais -deux de ces protagonistes devaient s’allier pour parvenir à imposer quelque chose au troisième.

Après la signature des accords, les partis d’opposition, constatant que le Président Habyarimana était à peu près privé de pouvoir, ont estimé qu’il fallait, au contraire, éviter de faire le jeu du Front patriotique rwandais et certains dirigeants de ces partis se sont alors rapprochés du Président Habyarimana. Cette évolution a évidemment été confortée et accélérée par les événements du Burundi qui montraient clairement qu’on ne pouvait pas faire abstraction du fait ethnique.

Deux camps se sont donc constitués : Habyarimana et ses alliés d’un côté, le Front patriotique rwandais et ses alliés de l’autre. Dès lors, la mise en oeuvre des accords d’Arusha devenait extrêmement difficile car il n’existait guère de possibilité de compromis dans cette nouvelle configuration. Toute la discussion se centrait autour du point de savoir si le Président Habyarimana obtiendrait le tiers de blocage au sein de l’Assemblée nationale de transition. S’il ne l’obtenait pas, il pouvait être mis en accusation, soit pour le motif de non-respect des droits de l’homme, soit pour celui d’enrichissement illicite. Le Président Habyarimana courait d’autant plus le risque d’être écarté du pouvoir avant même la fin de la période de transition que la présidence de l’Assemblée nationale revenait à l’un des partis d’opposition les plus déterminés : le parti libéral.

A compter de cette période, le phénomène de bipolarisation, qui au mois de juillet avait déjà divisé le MDR, principal parti d’opposition, est apparu dans les autres formations politiques. A cette époque, le Premier Ministre MDR, M. Dismas Nsengiyaremye, avait été écarté au profit de Mme Agathe Uwilingiyimana qui appartenait à la tendance opposée, conduite par M. Faustin Twagiramungu. M. Justin Mugenzi, Président du parti libéral, constitué essentiellement de personnalités relativement proches du Front patriotique, et adversaire personnel du Président Habyarimana, s’en est brusquement rapproché, provoquant une scission au sein de ce parti.

Le seul parti à avoir maintenu son unité et à se présenter comme troisième force était le PSD, dirigé par M. Félicien Gatabazi. Toutefois, après son assassinat, l’avenir du PSD posait aussi problème. Par ailleurs, onze petits partis avaient droit, chacun, à un siège à l’Assemblée.

L’enjeu était alors devenu celui de l’allégeance des représentants de ces différents partis, soit à Habyarimana, soit au FPR, ce qui a engendré de nouveaux conflits.

L’autre problème était l’entrée ou non à l’Assemblée nationale de transition de la CDR, parti extrémiste qui prônait la haine ethnique. Après avoir refusé de signer le code de bonne conduite, la CDR s’était ravisée pour bénéficier d’un siège à l’Assemblée nationale de transition.

Il était donc clair que la France devait continuer ses efforts pour que le processus d’Arusha parvienne à son terme. D’ores et déjà, en application des accords d’Arusha, la MINUAR était arrivée au Rwanda le 28 décembre et 600 hommes d’un bataillon du FPR s’installaient à Kigali dans les bâtiments du Parlement. Par ailleurs, le 5 janvier, le Président Habyarimana prêtait serment, en qualité de Président de la période de transition : la première institution de cette période se mettait donc en place.

En revanche, la formation du Gouvernement restait bloquée, faute d’accord sur la répartition des portefeuilles ministériels et sur celle des sièges au sein de l’Assemblée nationale.

Dans un télégramme diplomatique en date du 7 janvier, il était indiqué : " les chances de succès de la période de transition restent fragiles " et il était suggéré que la France poursuive son effort pour la mise en oeuvre des accords d’Arusha dans trois domaines : la reprise économique et financière, la restructuration de l’armée et le renforcement de l’Etat de droit.

S’agissant du fax que le Général Romeo Dallaire aurait adressé aux Nations Unies pour signaler les risques de génocide, M. Jean-Michel Marlaud a signalé que le 12 janvier 1994 le chargé d’affaires de son ambassade avait envoyé un télégramme à Paris, intitulé : " Menace de guerre civile ", dans lequel il rendait compte d’un entretien avec les ambassadeurs des Etats-Unis et de Belgique ainsi qu’avec M. Jacques-Roger Booh-Booh, représentant spécial du Secrétaire général des Nations Unies. Au cours de cet entretien, M. Jacques-Roger Booh-Booh avait informé les trois ambassades du risque de déclenchement à brefs délais d’une guerre civile par les Interahamwe, la milice du parti MRND. M. Jacques-Roger Booh-Booh avait reçu instruction des Nations Unies d’entreprendre une démarche auprès du Président Habyarimana pour lui signaler que les activités des milices menaçaient le processus de paix et que l’existence de caches d’armes, si elle était confirmée, était contraire aux accords d’Arusha. Il avait demandé aux trois ambassades concernées d’effectuer la même démarche.

En rendant compte de ces événements au Département, le chargé d’affaires, M. Bunel, demandait des instructions et commentait : " Ces informations sont graves et plausibles, même si l’on ne peut pas écarter le risque d’une manipulation destinée à mettre en difficulté la MINUAR ou le Président Habyarimana ". Le même jour, il recevait instruction du ministère des Affaires étrangères de se joindre à la démarche des ambassadeurs des Etats-Unis et de Belgique. Le 15 janvier, ceux-ci étaient reçus par le Président Habyarimana, comme M. Jacques-Roger Booh-Booh l’avait été lui-même le 14 janvier. Il n’y a donc pas d’ambiguïté sur le fait que cette information ait été transmise et qu’une démarche ait été faite.

M. Jean-Michel Marlaud a estimé que le Colonel Bernard Cussac avait eu connaissance de ce télégramme qui avait été aussi envoyé au ministère de la Défense et à l’Etat-major des Armées. Il a jugé que la confusion du Colonel Cussac provenait vraisemblablement du fait que ce télégramme avait été rédigé par le chargé d’affaires et qu’il n’en a plus été question par la suite. Ces informations ne constituaient qu’un élément de plus dans la longue succession des alertes dont l’ambassade était saisie concernant, un jour, la reprise de l’offensive par le FPR et, le lendemain, le début d’un massacre.

La France poursuivait évidemment ses pressions sur les différentes parties, notamment à la fin du mois de janvier, lors de deux visites importantes, celles de Mme Michaux-Chevry, Secrétaire d’Etat à l’Action humanitaire, et de M. Bernard Debré. Ce dernier avait saisi l’occasion d’une mission parlementaire, dont l’objectif était de faire une analyse sur les problèmes du sida en Afrique, pour rencontrer l’ensemble des partenaires et tenter de les convaincre de régler leurs différends.

S’interrogeant sur le caractère prévisible des événements d’avril-juin et sur les dangers que présentait la situation du Rwanda peu de temps avant cette crise, M. Jean-Michel Marlaud a cité, à titre d’exemple, le texte de deux télégrammes. Dans le premier, en date du 3 mars, il écrivait, à propos de la MINUAR : " La crainte majeure est de se retrouver dans un processus à la somalienne. Un tel scénario, qui n’est pas totalement imaginaire, remettrait vite en cause la présence belge ". Dans le second, en date du 15 mars, le Colonel Bernard Cussac, après un entretien avec le Colonel Marchal qui, au sein de la MINUAR, était chargé de la sécurité du secteur de Kigali, écrivait qu’" il n’y aurait pas d’interposition de la MINUAR en cas de reprise des combats et que celle-ci était soumise à de fortes pressions en raison des risques de reprise des massacres ethniques ".

Toutefois, il a estimé qu’il serait excessif de dire que les services de l’ambassade étaient conscients de la gravité des événements à venir et du risque de génocide.

Evoquant l’attentat contre l’avion du Président Habyarimana le 6 avril, M. Jean-Michel Marlaud a précisé qu’il en avait été informé vers vingt heures trente par un appel téléphonique de M. Enoch Ruhigira, Directeur de cabinet du Président Habyarimana. Celui-ci se trouvait à l’aéroport pour accueillir le Président et avait vu deux explosions au moment où l’avion s’apprêtait à se poser, mais il n’avait pu en dire davantage, l’avion ayant disparu. M. Jean-Michel Marlaud a indiqué qu’il avait immédiatement informé de cet appel le ministère des Affaires étrangères à Paris et qu’en l’absence du Colonel Bernard Cussac, il avait, sur place, averti les militaires français et leur avait demandé de se rendre sur les lieux. Le réseau de sécurité de la communauté française a été mis immédiatement en alerte.

M. Jean-Michel Marlaud a rappelé que se trouvaient dans l’avion le Président rwandais Juvénal Habyarimana, le Président burundais Cyprien Ntaryamira, mais aussi le Général Nsabimana, Chef d’Etat-major de l’armée, proche du Président Habyarimana, le Colonel Sagatwa, Président de la garde présidentielle, beau-frère du Président Habyarimana, et enfin les trois membres français de l’équipage.

M. Jean-Michel Marlaud a précisé que, très peu de temps après, il avait reçu un autre appel téléphonique d’un membre de la famille du Président Habyarimana, qui croyait à une attaque contre la résidence. Il s’est rendu à l’ambassade d’où il a confirmé, par télégramme, à vingt-deux heures, l’attentat contre le Président Habyarimana. Il a indiqué qu’en raison des barrages qui avaient été érigés rapidement en différents endroits de Kigali, il avait éprouvé quelques difficultés pour se rendre de la résidence à l’ambassade, pourtant située à proximité.

Le lendemain matin, 7 avril, vers sept heures, il recevait un appel de la fille du Président Habyarimana demandant expressément la protection de la France. Il lui a alors rappelé l’existence de la MINUAR dont elle ne voulait pas entendre parler en raison de la présence en son sein de militaires belges et de sa crainte que la Belgique ait joué un rôle dans l’attentat. La rumeur selon laquelle les Belges pouvaient être impliqués dans l’attentat commençait alors à courir.

Au même moment, ou peut-être un peu plus tôt, M. Jean-Michel Marlaud a dit avoir reçu deux appels téléphoniques du Premier Ministre désigné par les accords d’Arusha, M. Faustin Twagiramungu. Celui-ci signalait, dans un premier temps, que des hommes de la garde présidentielle raflaient, enlevaient ou assassinaient des ministres désignés pour constituer le futur Gouvernement ; puis quelques instants plus tard, annonçait que sa vie était menacée et que, recherché par la garde présidentielle qui voulait l’assassiner, il ne pouvait plus rester chez un Américain, demeurant à proximité de son domicile, auprès de qui il avait temporairement trouvé refuge.

Aussitôt, l’ambassadeur a alerté M. Jacques-Roger Booh-Booh, représentant spécial du Secrétaire général des Nations Unies, qui a demandé à la MINUAR d’aller chercher M. Faustin Twagiramungu.

M. Jean-Michel Marlaud a indiqué que la situation s’était dégradée assez vite au cours de cette journée du 7 avril et que, vers dix heures, Paris était informé par télégramme d’une escalade dans la violence : la garde présidentielle exécutait un certain nombre de personnalités ; la MINUAR apparaissait totalement impuissante, ne parvenant pas, en particulier, à franchir les barrages érigés dans la ville par les Forces armées rwandaises ; enfin, Mme Agathe Uwilingiyimana, le Premier Ministre, avait été assassinée.

M. Jean-Michel Marlaud a ensuite précisé que, vers seize heures, il avait, avec le Colonel Jean-Jacques Maurin, effectué une démarche auprès du Colonel Théoneste Bagosora, le directeur de cabinet du Ministre de la Défense, ce dernier étant en déplacement au Cameroun. Il lui avait dit qu’il fallait reprendre le contrôle de la situation et que les Forces armées rwandaises devaient coopérer avec la MINUAR, mais cet avertissement s’était avéré inutile et la situation avait continué de s’aggraver.

Vers dix-sept heures, trois cents hommes du bataillon du FPR sont sortis de l’enceinte du Parlement et des combats à l’arme lourde ont commencé entre le FPR et les FAR. Parallèlement, les premiers réfugiés sont arrivés à l’ambassade et la situation a continué à se dégrader. Plusieurs Français ont assisté à l’assassinat de Rwandais qui s’étaient réfugiés chez eux et la maison de M. Philippe Poulain, Directeur de la Caisse française de développement, a reçu un obus.

M. Jean-Michel Marlaud a indiqué qu’il avait consulté par téléphone son collègue belge, sur instruction de Paris, et que tous deux avaient estimé qu’il convenait de commencer les préparatifs d’une éventuelle évacuation des ressortissants, mais qu’à ce stade, une telle décision était prématurée et pouvait donner le sentiment que les protagonistes étaient abandonnés à leur sort.

Il a précisé que la matinée du 8 avril avait été marquée par un nouvel appel de la famille Habyarimana qui demandait à être évacuée, la coupure de la liaison téléphonique avec l’hôtel Méridien où s’étaient réfugiés un certain nombre de Français, l’aggravation des combats et l’arrivée à l’ambassade de France de plusieurs ministres. Ces derniers ont alors tenu une réunion au cours de laquelle ils ont fixé trois orientations : remplacer les ministres ou les responsables morts ou disparus, tenter de reprendre en main la garde présidentielle en vue d’arrêter les massacres et, enfin, réaffirmer leur attachement aux accords d’Arusha. Ils se sont néanmoins refusé à nommer M. Faustin Twagiramunugu Premier Ministre en remplacement de Mme Agathe Uwilingiyimana.

Un conseil militaire de crise avait, par ailleurs, été institué dans l’intervalle. L’ambassade commentait alors : " Les dirigeants rwandais sont inconscients de la situation sur le terrain et raisonnent comme s’ils avaient beaucoup de temps ".

M. Jean-Michel Marlaud a précisé qu’il avait annoncé au Département le même jour, vers dix-neuf heures, l’assassinat de l’Adjudant-chef Didot et de son épouse en ces termes : " Cinq Rwandais qui viennent d’arriver à l’hôtel Méridien ont indiqué qu’ils étaient réfugiés chez M. et Mme Didot. Lorsque les soldats du FPR sont entrés, ils les ont fait sortir -ils sont Tutsis- et ont abattu les Didot ". Il a indiqué que cette version était toutefois controversée. La conclusion du télégramme annonçant l’assassinat des époux Didot était la suivante : " la sécurité de nos ressortissants est menacée et justifie l’évacuation ", l’assassinat de M. Mayer était encore ignoré à ce moment-là.

Vers vingt heures, l’ambassade a été informée de la nomination d’un Président de la République et d’un Gouvernement intérimaires. La composition de ce gouvernement était apparemment conforme aux accords d’Arusha puisqu’elle prévoyait une répartition des portefeuilles entre partis politiques. Toutefois, on pouvait s’interroger sur sa représentativité réelle. Chacun des partis étant divisé, les personnes désignées représentaient plutôt un glissement en faveur de la tendance la plus extrémiste.

M. Jean-Michel Marlaud a souligné qu’il avait, vers vingt-deux heures, fait mention pour la première fois, en réponse à un télégramme du ministère, de l’orphelinat Sainte-Agathe dans lequel se trouvaient un certain nombre d’enfants en instance d’adoption par des familles françaises. Certaines de ces familles avaient envoyé des fax à l’ambassade, l’informant que l’orphelinat et ses occupants étaient menacés. Tous les enfants ont été évacués sans qu’il ait jamais été question de faire un tri entre ceux qui étaient en instance d’adoption et les autres. Il a précisé par ailleurs que cette opération était sans aucun lien avec Mme Agathe Habyarimana, malgré l’appellation qu’avait reçue l’orphelinat.

Vers vingt-trois heures, l’ambassade a été informée du décès par balle, dans des circonstances inconnues, d’un autre français, le père Calonne, installé dans le sud du pays.

Dans la nuit, M. Jean-Michel Marlaud a ensuite discuté avec Paris d’une éventuelle intervention de la Belgique pour évacuer ses ressortissants, le Gouvernement intérimaire et les Forces armées rwandaises, extrêmement méfiants à l’égard des Belges, ne voulant pas entendre parler de cette opération. Il a indiqué que des interventions de diplomates français auprès des FAR et du Gouvernement intérimaire avaient été nécessaires pour que l’autorisation soit accordée aux autorités belges.

Entre temps, le nombre des personnalités rwandaises réfugiées à l’ambassade s’était encore accru au point que, le 9 avril au matin, M. Jean-Michel Marlaud indiquait à Paris : " Bien que M. Jacques-Roger Booh-Booh ait été informé par mes soins des arrivées successives de personnalités rwandaises à l’ambassade, celle-ci n’est pas protégée par des gardes de la MINUAR, contrairement à ce qu’indique le Secrétariat des Nations Unies dans des propos tenus à notre représentation permanente ".

M. Jean-Michel Marlaud a insisté sur le fait qu’il lui paraissait logique à ce moment-là que la MINUAR prenne en charge les personnalités rwandaises qui pouvaient se sentir menacées, l’ambassade n’ayant pas particulièrement vocation à protéger les uns ou les autres. Il a souligné que c’est parce que la MINUAR ne leur avait pas accordé de protection que les personnalités rwandaises avaient été abritées à l’ambassade.

Le Front patriotique rwandais s’était déclaré prêt à accepter l’évacuation des ressortissants étrangers, à condition que la France ne sorte pas de ce cadre strict, menaçant, à défaut, d’entrer directement en conflit avec les forces françaises.

M. Jean-Michel Marlaud a précisé que le 9 avril, vers vingt-trois heures, à la suite d’une décision prise à Paris, étaient partis, par le premier avion, quarante-trois Français, douze proches du Président Habyarimana, dont neuf femmes, et une très grande majorité d’enfants figurant sur une liste qui lui avait été transmise et sur laquelle se trouvaient leurs dates de naissance.

Le 10 avril, M. Pascal Ndengejeho, ancien Ministre de l’opposition, et M. Alphonse-Marie Nkubito, Président du Comité de liaison des associations des droits de l’homme, tous deux réfugiés à l’ambassade, ont demandé l’asile politique et ont été évacués ultérieurement.

Vers quatorze heures, en réponse aux demandes d’instruction sur la conduite à tenir vis-à-vis des Rwandais réfugiés à l’ambassade, il est indiqué que, " dans l’hypothèse d’une fermeture de l’ambassade et si les circonstances le permettent, il paraîtrait souhaitable de les acheminer séparément des ressortissants français vers l’aéroport pour un départ dans la mesure du possible ".

Le Département s’est alors enquis de la nécessité de fermer l’ambassade. Il lui a été indiqué : " A l’exception des Etats-Unis, personne n’a annoncé une fermeture. Une annonce de notre part serait perçue comme un abandon ". L’ambassade des Etats-Unis était déserte depuis déjà deux ou trois jours.

Vers seize heures trente, les Français réfugiés à l’hôtel Méridien ont été évacués, non pas par les forces françaises d’Amaryllis, mais par la MINUAR à la demande de l’ambassade. L’hôtel étant situé dans une zone occupée par le FPR, il paraissait préférable d’éviter tout risque de contact avec les militaires français.

M. Jean-Michel Marlaud a indiqué que le plan d’évacuation et le plan de sécurité des ressortissants français reposaient sur l’" îlotage ", la communauté française étant répartie en secteurs et en îlots. A la tête de chacun de ces secteurs et îlots, un responsable avait été désigné, ce qui n’exclut pas qu’ait pu se produire, dans tel ou tel îlot, un incident avec le chef d’îlot sans que la cause puisse en être imputée à une politique délibérée du ministère, du Gouvernement ou de l’ambassade.

Une fois l’évacuation des ressortissants français terminée, l’aggravation de la situation et le départ de la plupart des autres ambassadeurs ont conduit à demander la fermeture de l’ambassade le 11 avril, à quinze heures.

M. Jean-Michel Marlaud a souhaité apporter des précisions sur trois points ayant fait l’objet de controverses.

Il a déclaré qu’il était monstrueux de laisser entendre qu’un tri aurait été opéré dans le personnel de l’ambassade ou qu’une évacuation aurait été refusée sciemment. A vingt heures trente, heure à laquelle l’avion du Président Habyarimana a été abattu, les employés rwandais de l’ambassade étaient à leur domicile où, dans leur très grande majorité, ils n’avaient pas le téléphone. Il était très difficile de trouver un téléphone pour appeler l’ambassade. Par ailleurs, les quartiers ou les rues n’ayant pas de nom et les maisons pas de numéro, il était tout aussi difficile de se rendre au domicile des membres du personnel local. Seules deux personnes ont pu se faire connaître : M. Pierre Nsanzimana, employé tutsi du consulat, qui a réussi à téléphoner, a été évacué avec sa famille, il a témoigné par écrit des conditions dans lesquelles son évacuation s’est déroulée ; un employé d’Air France a également pu alerter sa compagnie à Paris, laquelle a contacté le ministère des Affaires étrangères qui a informé l’ambassade. Son évacuation a nécessité l’envoi à deux reprises des militaires, la première tentative s’étant révélée vaine, étant donné qu’il avait dû se cacher avec sa famille.

Evoquant les personnalités rwandaises réfugiées à l’ambassade, M. Jean-Michel Marlaud a estimé qu’il était inconcevable de les expulser de l’ambassade, la MINUAR ne les ayant pas prises en charge malgré la demande qui lui en avait été faite.

Tous ceux qui sont venus ont été accueillis. Il est vrai que la grande majorité d’entre eux, mais non la totalité, étaient des partisans du Président Habyarimana. Parmi les opposants figurait M. Alphonse-Marie Nkubito qui a été accueilli à la demande de l’ambassadeur de Belgique parce qu’il était recherché activement par la garde présidentielle et que sa sécurité ne pouvait être assurée. Il a été par la suite évacué par la France.

La liste des personnes réfugiées à l’ambassade a été envoyée au ministère à intervalles réguliers. Elle ne coïncide pas avec celle des personnes évacuées, un certain nombre de ministres du Gouvernement rwandais, réfugiés pendant un moment à l’ambassade, ayant préféré rester, alors que leurs familles quittaient le pays.

Parmi les personnes évacuées, figurait M. Ferdinand Nahimana, un des fondateurs de la Radio des Mille Collines qui, toutefois, avait été désigné pour devenir Ministre de l’Education supérieure, de la culture et de la recherche dans le futur Gouvernement de transition. A ce titre, il avait été accepté par le FPR. Si, rétrospectivement, il est possible de déterminer ses responsabilités, à l’époque, c’était un homme politique " admis ".

En tout état de cause, le choix était simple : soit évacuer tous ceux qui le souhaitaient, soit opérer un tri. La décision a été prise, que l’on peut discuter, d’évacuer tous ceux qui étaient réfugiés à l’ambassade et qui souhaitaient partir.

Après avoir cité des extraits des instructions concernant les archives des postes diplomatiques et consulaires, prescrivant de " détruire tout document dont les doubles se trouvent au Département ", M. Jean-Michel Marlaud a indiqué que les archives telles que les pièces d’état civil de l’année avaient été rapatriées et le reste détruit. Il a souligné que ce choix, au-delà du simple respect des instructions, répondait à une préoccupation de sécurité à l’égard de nos interlocuteurs. L’ambassade recevait tout le monde, y compris des personnes qui étaient, en apparence, les alliés des uns ou des autres, mais qui, en privé, pouvaient émettre certaines critiques. La vie de ces personnes aurait été en danger si tel ou tel des protagonistes avait trouvé des documents relatant ou analysant leurs propos. Il s’agissait donc de les protéger.

M. Jean-Michel Marlaud a ensuite indiqué qu’après les fermetures de l’ambassade, il avait continué de suivre la situation au Rwanda jusqu’au mois d’août 1994.

A ce titre, il a participé à une réunion à Arusha les 3 et 4 mai, au cours de laquelle les pays observateurs des négociations qui avaient conduit à l’accord de paix ont essayé d’obtenir, sans succès, un cessez-le-feu et l’arrêt des massacres. Le Gouvernement lui a ensuite confié une mission dans les capitales des différents pays voisins du Rwanda pour exercer une influence de modération sur le FPR et sur les Forces armées rwandaises. Il s’est donc rendu en Tanzanie pour y rencontrer le Premier Ministre ainsi qu’au Burundi, au Zaïre et en Ouganda pour y rencontrer les trois Présidents de la République. Il a alors donné lecture du passage du compte rendu rédigé à son retour, le 13 mai 1994, où il écrivait : " Notre pays doit rester animé par les principes qui ont guidé son action dès l’origine du conflit : refus de la logique de guerre et appui à une solution politique négociée, soutien aux efforts des pays de la région, au premier rang desquels la Tanzanie, en faveur d’un règlement politique, mobilisation de la communauté internationale en faveur du Rwanda. Les massacres commis depuis le 6 avril devraient nous conduire à ajouter : recherche et châtiment des responsables de ces massacres ".

Dans la partie factuelle de son compte rendu, il précisait : " Plusieurs de mes interlocuteurs ont mentionné les massacres en zone gouvernementale, qualifiés par certains de génocide ".

Sa mission concluait notamment à la nécessité de recevoir M. Faustin Twagiramungu pour maintenir le contact avec les interlocuteurs les plus divers. M. Faustin Twagiramungu a d’ailleurs été reçu à Paris peu de temps après.

Le 15 juin, un sommet de l’OUA à Tunis a tenté sans succès d’obtenir un cessez-le-feu et l’arrêt des massacres. L’opération Turquoise a ensuite été autorisée par la résolution du Conseil de sécurité du 22 juin. Il est alors retourné au Rwanda, à Mulindi, où il a été reçu par M. Alexis Kanyarengwe, Président du Front patriotique rwandais, afin de lui expliquer quels étaient les objectifs de cette opération.

A cet égard, il a précisé que, lorsque l’opération Turquoise a été décidée, un débat s’était engagé pour déterminer sa configuration. D’un point de vue logistique, le plus simple était d’intervenir à la fois par le sud et par le nord du Rwanda. Il était en effet très facile de rejoindre le nord du Rwanda à partir de l’aéroport de Goma. Mais, pour éviter de donner le sentiment que l’opération Turquoise venait au secours du Gouvernement intérimaire rwandais réfugié dans le nord à Gisenyi et malgré les difficultés supplémentaires qui en résultaient, il a été décidé qu’elle se développerait uniquement dans la zone sud à partir de la région de Bukavu.

M. Jean-Michel Marlaud a précisé qu’il avait cessé de s’occuper du dossier rwandais avec la fin de l’opération Turquoise, le 21 août 1994.

Le Président Paul Quilès a indiqué que certains des documents évoqués avaient été portés à la connaissance de la mission mais qu’il souhaitait obtenir communication de pièces supplémentaires pour conforter les éléments nouveaux découlant de l’audition. Rappelant que la politique de la France au Rwanda ou dans tout autre pays, en particulier africain, relevait de plusieurs acteurs dont le ministère des Affaires étrangères, le ministère de la Coopération et la présidence de la République, il a souhaité savoir quelles étaient les relations de M. Jean-Michel Marlaud avec ces différents intervenants, certains interlocuteurs ayant indiqué, au cours de précédentes auditions, que les processus de décision étaient complexes. Par ailleurs, il a souhaité obtenir des précisions sur l’existence d’une éventuelle commande à une entreprise française de cartes d’identité ne mentionnant plus l’appartenance ethnique et dont la livraison aurait dû intervenir au cours de la semaine de l’attentat.

M. Jean-Michel Marlaud a précisé que les relations entre l’ambassade de France au Rwanda et l’administration centrale n’étaient pas spécifiques et qu’avant de partir à Kigali, il s’était entretenu avec les différents acteurs intéressés par le Rwanda : l’Elysée, le Quai d’Orsay, les ministères de la Défense et de la Coopération, la Direction des relations économiques extérieures, et des entreprises. Les réunions d’instructions des ambassadeurs se passent généralement en deux étapes. Une première réunion est organisée par la direction géographique. Y sont invités les différents ministères concernés. Une seconde a lieu avec le Secrétaire général du Quai d’Orsay afin de fixer les instructions données à l’ambassadeur, qui tiennent compte des avis et des orientations des différents ministères.

La correspondance entre l’ambassade et Paris se faisait par télégrammes diplomatiques adressés, non seulement au Quai d’Orsay, mais aussi au ministère de la Défense et à l’Etat-major des armées. L’Elysée en avait copie, comme il en est de règle, selon l’importance des sujets traités. En sens inverse, les instructions étaient reçues du Quai d’Orsay, lequel procédait certainement à une concertation interministérielle, pour s’assurer qu’elles résultaient bien d’un consensus au sein de l’administration. M. Jean-Michel Marlaud a souligné qu’il n’avait jamais perçu de problème particulier dans les relations qu’il entretenait avec le Quai d’Orsay.

Pour ce qui concerne les nouvelles cartes d’identité, il a indiqué qu’il s’agissait d’une des dispositions des accords d’Arusha pour laquelle il convenait de trouver un bailleur de fonds qui aurait pu être la France. Toutefois, il a souligné que, s’il était difficile pour un étranger de discerner à première vue l’appartenance ethnique des Rwandais, en revanche, les habitants des collines qui se connaissaient tous, savaient qui était Hutu et qui était Tutsi, ou marié à une Tutsie ou encore apparenté à des Tutsis, et ce, avec ou sans carte d’identité.

M. Bernard Cazeneuve a rappelé que la question des cartes d’identité avait notamment été évoquée à l’occasion de la visite de MM. Jacques Pelletier et Jean-Christophe Mitterrand en 1990. Il a souhaité savoir si M. Jean-Michel Marlaud avait eu à connaître de ce sujet et si le financement de cette opération avait été envisagé avec le ministère de la Coopération.

M. Jean-Michel Marlaud a indiqué que la mise en oeuvre des accords d’Arusha était subordonnée avant tout à la mise en place des institutions. Or le Président Habyarimana n’a prêté serment que le 5 janvier et, à la veille de son assassinat, M. Faustin Twagiramungu venait d’annoncer la composition du Gouvernement alors que certains blocages politiques, concernant en particulier la composition de l’Assemblée nationale, n’étaient pas encore levés. Il paraissait alors prématuré d’entrer dans le détail de la mise en oeuvre des accords, en abordant par exemple la question de la fabrication de nouvelles cartes d’identité, d’autant plus que les acteurs internationaux s’efforçaient de faire pression sur les parties, notamment en liant la reprise de l’aide des institutions multilatérales et des bailleurs de fonds à la mise en place des institutions de transition.

M. Pierre Brana a fait observer que, loin des villages d’origine, la carte d’identité devait permettre de distinguer l’appartenance ethnique de son titulaire, ce qui a, sans doute, favorisé un certain nombre de massacres.

M. Jean-Michel Marlaud a précisé qu’il ne considérait pas que la mention ethnique sur la carte d’identité soit sans importance. Il a confirmé qu’au lendemain de l’assassinat du Président Habyarimana et au moment du génocide, la mention ethnique figurait encore sur les cartes d’identité.

M. François Lamy a évoqué les témoignages contradictoires concernant le rôle du Président Habyarimana et s’est demandé si ce dernier, se sentant acculé et ne disposant pas de la minorité de blocage d’un tiers, n’avait pas mené un double jeu favorisant et retardant tout à la fois le processus d’Arusha.

Soulignant la rapidité avec laquelle des barrages avaient été installés, il s’est interrogé sur la nature de l’attentat : avait-il servi de prétexte au déclenchement des massacres ou pouvait-on y voir une simple concordance avec les déclarations faites sur la Radio des Mille Collines, annonçant des événements graves pour la période du début du mois d’avril ? Il a souhaité savoir également si les rafles de la garde présidentielle étaient méthodiques et organisées et si elles faisaient partie d’un plan d’ensemble et, plus généralement, si le génocide avait été orchestré selon une logique bien définie ou si les barrages avaient été érigés pour apaiser la peur d’une partie de la population.

Il a enfin demandé des précisions sur le rôle et les fonctions des vingt-cinq coopérants militaires français restés au Rwanda après le départ du détachement Noroît, qui étaient, d’après M. Michel Roussin, affectés à l’état-major des FAR, et s’est interrogé sur les perspectives de développement de nouvelles relations militaires entre le Rwanda et la France après la conclusion des accords d’Arusha.

M. Jean-Michel Marlaud a estimé qu’il était très difficile d’apprécier la stratégie politique du Président Habyarimana mais qu’il ne l’avait jamais surpris en flagrant délit de double langage. Il tenait toujours celui de la paix, de la réconciliation et du respect des accords d’Arusha, que ce soit en privé ou en public. Toutefois, le processus d’Arusha commençait à s’enrayer et des risques de conflagration en cas de non-aboutissement de ce processus apparaissaient. Le Front patriotique jouait, d’une part, le jeu des accords d’Arusha et faisait entendre, d’autre part, qu’il pourrait reprendre l’offensive si les blocages se prolongeaient trop longtemps. Il était par ailleurs évident que les FAR, de leur côté, se tenaient prêtes à une reprise du conflit.

Le très court délai séparant l’attentat contre l’avion et l’édification des premiers barrages paraît d’autant plus troublant que l’annonce de l’attentat et du décès du Président n’a été faite par Radio Rwanda que le lendemain matin. Toutefois Kigali étant une petite ville, la proximité de l’aéroport et de la résidence du Président pourrait expliquer que, compte tenu du grand nombre de témoins, la rumeur se soit très vite propagée.

Sur la question de la planification du génocide, il a rappelé que dès le 7 avril au matin, les assassinats, essentiellement de personnalités politiques, ont été manifestement ciblés. Mme Agathe Uwilingiyimana, Premier Ministre, a été activement recherchée pour être tuée ainsi qu’un certain nombre de ministres qui ont été assassinés chez eux. M. Faustin Twagiramungu était, quant à lui, menacé parce qu’il était le symbole des accords d’Arusha. Parallèlement, d’autres meurtres ont été commis. Une famille de Français a vu la garde présidentielle tuer les personnes qui s’étaient réfugiées chez elle. Les meurtres frappaient à la fois les membres des partis d’opposition et les Tutsis. Il s’agissait d’assassinats à la fois politiques et ethniques.

Compte tenu des nombreuses préoccupations auxquelles l’ambassade devait faire face, il ne lui a été possible d’apprécier ni la nature, ni le volume des massacres qui se sont produits à Kigali dès le début des événements. Les quelques jours ayant suivi l’attentat ont été occupés à essayer de faire pression sur les uns et les autres pour tenter de mettre fin aux massacres et aux affrontements entre le FPR et les FAR. Lorsque la solution politique a échoué, il a fallu se préoccuper de l’évacuation des ressortissants français et étrangers et, à ce sujet, il conviendrait de demander des informations complémentaires à ceux qui ont parcouru la ville à la recherche de ces ressortissants.

La coopération militaire avait pour mission de favoriser la constitution d’une armée commune avec, d’un côté, les Forces armées rwandaises et, de l’autre, le Front patriotique rwandais. Or, sur ce point, s’il était possible de se faire une idée à peu près précise du nombre de militaires et de l’échelle des grades des FAR, il n’en était pas de même du FPR qui n’avait jamais rien publié sur sa structure militaire et son fonctionnement. Chaque semaine, le nombre de combattants du FPR, initialement fixé à 13 000, augmentait progressivement. Ce phénomène était vraisemblablement lié au fait qu’une incitation pécuniaire était versée aux démobilisés. Le problème du financement de la démobilisation, qui n’était pas prévu dans les accords d’Arusha, se posait avec acuité. De toute évidence, les parties attendaient une prise en charge par la communauté internationale qui n’avait pas été consultée lorsque les indemnités de départ avaient été fixées.

Parallèlement, il convenait de résoudre le problème des critères de désignation des militaires qui devaient quitter les FAR, dans un pays très pauvre où les possibilités d’emplois sont extrêmement rares.

L’enjeu était de taille et la période de transition très dangereuse. Il fallait désarmer de nombreux militaires et placer les personnels de la future armée dans des centres communs pour les entraîner et leur apprendre qu’après des années passées à se combattre, ils allaient désormais travailler ensemble et devoir surmonter leurs rivalités. Cette tâche était très difficile si l’on se rappelle que, lorsque des patrouilles communes dans la zone tampon avaient été envisagées par le FPR, les FAR avaient refusé, compte tenu des risques aigus d’incidents.

A l’époque, sachant que les institutions n’avaient pas été mises en place, le FPR avait clairement exprimé son souhait de poursuivre la coopération militaire avec la France, bien que celle-ci n’ait pas fait connaître sa position.

M. Pierre Brana a demandé si toutes les personnes réfugiées à l’ambassade avaient été évacuées et si l’information faisant état de la fuite des accompagnateurs des enfants d’un orphelinat à leur arrivée en France était exacte ou s’il s’agissait d’une pure invention journalistique. Il s’est interrogé sur l’impact des émissions haineuses et racistes de la Radio des Mille Collines, y compris parmi le personnel de l’ambassade et a voulu savoir si le terme de génocide avait été employé, les 11 et 12 mai, par un représentant du Haut Commissaire aux réfugiés de l’ONU en mission à Kigali à cette date.

M. Michel Voisin s’est interrogé sur l’étendue de la protection accordée par les ambassades, y compris l’ambassade de France, aux nationaux rwandais qui s’adressaient à elles.

M. Jean-Michel Marlaud a indiqué que parmi toutes les personnes réfugiées à l’ambassade, certaines avaient refusé d’être évacuées comme M. Casimir Bizimungu, Ministre de la Santé, qui, avec d’autres membres du Gouvernement, avait décidé de rester, leurs familles ayant pu quitter le pays.

S’agissant des enfants de l’orphelinat Sainte-Agathe, l’ambassade en a entendu parler pour la première fois par des lettres de Français qui avaient engagé une procédure d’adoption et qui, alertés du risque de massacres, demandaient une intervention en faveur de tel ou tel enfant. Les mêmes appels avaient été reçus au Quai d’Orsay et, au début de l’opération d’évacuation, des contacts ont été pris avec le Chef d’état-major de la Gendarmerie pour protéger cet orphelinat où les responsables de l’opération Amaryllis se sont rendus et ont pris en charge l’ensemble des personnes qui s’y trouvaient. M. Jean-Michel Marlaud a estimé, de mémoire, qu’approximativement entre huit et dix enfants étaient en instance d’adoption sur un total d’une centaine qui sont partis, a priori avec des accompagnateurs. Il a déclaré que, contrairement à ce qui avait pu être écrit, la France n’était pas intervenue dans cet orphelinat parce qu’il bénéficiait de la protection de Mme Agathe Habyarimana et que s’y trouvaient des enfants des membres des FAR mais parce que certains enfants étaient en instance d’adoption. Il a souligné que d’autres orphelinats ont également été évacués, notamment celui d’un prêtre français, le père Jo.

Dans un pays où les journaux n’existaient pas, la radio constituait le moyen de communication par excellence et la radio des Mille Collines avait un impact réel sur la population dont une bonne partie est analphabète. Il n’est toutefois pas possible d’affirmer que ses émissions alimentaient les conversations dans les foyers rwandais. En revanche, il en était largement question dans les ambassades et à la MINUAR. Au cours de discussions avec le Général Romeo Dallaire, la représentation française a suggéré que la MINUAR ait un interprète ou un traducteur pour comprendre le contenu des émissions de la RTLM, faites en kinyarwandais. Les émissions diffusées en langue française étaient limitées mais ne reflétaient pas les positions réelles de cette radio. Au cours de différentes démarches, la représentation française a attiré l’attention du Président Habyarimana sur le caractère dangereux de la propagande de la Radio des Mille Collines, mais ce dernier répondait systématiquement qu’il ne s’agissait que de paroles. Il eût été souhaitable, à l’époque, de pouvoir se rendre chez le Président pour mentionner le contenu précis d’une émission particulière.

Le Président Paul Quilès a souhaité savoir auprès de quel membre de la MINUAR la demande avait été formulée.

M. Jean-Michel Marlaud a précisé que sa demande n’avait pas été formelle mais qu’il l’avait faite oralement à l’occasion de réunions tenues périodiquement avec le Général Romeo Dallaire qui, vraisemblablement faute de moyens, avait répondu que les discours diffusés par la Radio des Mille Collines étaient suffisamment connus.

Le Président Paul Quilès a indiqué qu’il serait demandé au Général Romeo Dallaire de donner les raisons de cette réponse et de préciser si, dans les nombreux télégrammes qu’il envoyait quasiment tous les jours à l’ONU, ce message avait été transmis à New-York.

M. Jean-Michel Marlaud a souligné qu’il ne tenait pas ces propos pour critiquer l’action du Général Romeo Dallaire, d’autant plus que l’ambassade n’avait pas non plus de traducteurs chargés d’écouter la Radio des Mille Collines et de relever le contenu des émissions. Tout le monde partait du présupposé selon lequel la Radio des Mille Collines faisait une propagande qui attisait les haines ethniques, dans la mesure où cette radio était hostile aux accords de paix d’Arusha.

M. Bernard Cazeneuve s’est interrogé sur la présence dans le Gouvernement prévu par les accords d’Arusha de M. Ferdinand Nahimana qui était à l’origine de cette radio et qui y exerçait des responsabilités.

M. Jean-Michel Marlaud a suggéré que cette question soit posée tant à M. Faustin Twagiramungu qu’au FPR. Selon lui, la nomination de M. Ferdinand Nahimana résultait implicitement de la clause selon laquelle chaque parti désignerait parmi ses membres ceux qui participeraient au Gouvernement. Le fait est que M. Faustin Twigaramungu l’avait inscrit sur la liste du Gouvernement qu’il avait présenté deux ou trois jours avant l’attentat, après avoir consulté le FPR. Si la France avait fait part de ses réticences quant à la nomination de M. Ferdinand Nahimana, désigné par le MRND, elle aurait risqué d’ajouter un nouveau conflit à ceux existant déjà.

M. Jean-Michel Marlaud n’a pas pu préciser si le terme de " génocide " avait été employé par le Haut Commissariat aux réfugiés quelques jours avant M. Alain Juppé.

S’agissant du refus de protection des Rwandais par d’autres ambassades, il a indiqué qu’il n’était pas en mesure de répondre mais a rappelé que l’ambassade des Etats-Unis avait fermé rapidement après le début des événements. En revanche, il a réaffirmé que l’ambassade de France n’a jamais refusé l’asile à ceux qui souhaitaient s’y réfugier, et notamment à M. Alphonse-Marie Nkubito, à l’époque Président du Comité de liaison des associations des droits de l’homme et, par la suite, Ministre de la Justice du Gouvernement installé après la victoire du Front patriotique.

Evoquant les propos tenus lors d’auditions précédentes, le Président Paul Quilès a fait part de ses interrogations sur ce qui avait pu motiver les commentaires virulents à l’égard de la France et de son ambassade.

M. Jean-Michel Marlaud a souligné que, dans un premier temps, aussitôt après l’opération d’évacuation, ce genre de critiques n’était nullement apparu et qu’il disposait, bien au contraire, de nombreuses lettres l’estimant particulièrement réussie. Les critiques ne sont apparues que plus tardivement sans qu’il soit possible de déterminer leur provenance et leurs auteurs.

Il a reconnu que certains incidents avaient pu se produire sans que l’on puisse en conclure pour autant qu’il y ait eu une volonté délibérée d’abandonner qui que ce soit.

Par ailleurs, le fait de dire que les employés tutsis de l’ambassade auraient été abandonnés sous-entend qu’il aurait été procédé à un tri, sur présentation de la carte d’identité. Il est vrai que malheureusement, un seul employé de l’ambassade a pu être évacué avec sa famille. Il s’agissait du reste d’un Tutsi mais sans doute est-il difficile pour certains d’imaginer la façon dont les choses se passent quand, à 20 heures 30, dans un quartier de Kigali, s’écrase un avion. On ne pense pas effectivement à décrocher son téléphone pour appeler l’ambassade.

M. Bernard Cazeneuve a souhaité savoir si l’établissement préalable de fichiers informatisés recensant les ressortissants français avait, comme l’ont laissé entendre les militaires de l’opération Amaryllis, facilité leur évacuation. Evoquant les propos tenus par M. Michel Cuingnet, Chef de la Mission de Coopération, selon lesquels il avait vu des employés tutsis de la Mission de Coopération se faire massacrer, il a demandé pourquoi rien n’avait été fait pour les protéger.

M. Jean-Michel Marlaud a souligné qu’il existait au Rwanda, comme partout, un plan de sécurité de la communauté française, mais que les employés rwandais de l’ambassade, dont le lieu de résidence était inconnu, ne figuraient pas sur ce plan, ce qui montrait qu’il n’est jamais très simple de monter une opération d’évacuation de ce type. Le principe consistait à répartir la population française en îlots dont chacun était placé sous la responsabilité d’un chef d’îlot, qui n’était pas nécessairement un membre de l’ambassade. Il lui était adjoint deux ou trois personnes selon l’importance de l’îlot et il était équipé de moyens radio lui permettant de garder le contact avec l’ambassade dans l’hypothèse où le téléphone ne fonctionnerait pas. Les réunions organisées de façon hebdomadaire ou tous les quinze jours avec les chefs d’îlot et leurs adjoints avaient pour objectif, d’une part, de transmettre des consignes d’ordre général et, d’autre part et surtout, de mettre à jour les listes des ressortissants, de vérifier leur présence au Rwanda et de déterminer leur lieu d’habitation. Ce système a, semble-t-il, globalement bien fonctionné puisqu’aucune critique n’a porté sur l’évacuation des ressortissants français, voire des étrangers qui avaient pu se signaler.

S’agissant du massacre des employés de la résidence de M. Michel Cuingnet, il conviendrait de lui poser la question. En tout état de cause, l’ambassade ne disposait pas de moyens d’intervention dans les jours qui ont suivi l’assassinat du Président Habyarimana, la seule force disponible sur place était la MINUAR.

M. Pierre Brana a demandé si le fait que les personnels locaux des ambassades ne figurent pas sur les plans de sécurité était une pratique régulière.

M. Jean-Michel Marlaud a souligné la complexité particulière de la situation à Kigali, les ruelles ne portant pas de nom et les maisons pas de numéro.

M. René Galy-Dejean a mis en évidence la contradiction entre les allégations selon lesquelles les autorités françaises étaient ignorantes des risques de massacres au Rwanda et les termes de la mission confiée à l’ambassadeur qui visait notamment à éviter ces massacres.

Se référant aux propos tenus par le Ministre des Affaires étrangères, M. Jean-Michel Marlaud a rappelé que c’était bien parce que la France était consciente d’un risque de massacres qu’elle a essayé de tout faire pour les empêcher, notamment en faisant pression sur les uns et sur les autres. Plusieurs correspondances de l’ambassade évoquaient les risques de reprise des massacres dans le cas où les accords d’Arusha échoueraient ou ne pourraient pas être mis en oeuvre.

Après avoir regretté que l’audition de M. Jean-Michel Marlaud n’ait pas été publique, M. Jacques Myard a souhaité connaître son sentiment sur l’attitude ambiguë du FPR qui aurait délibérément pratiqué un double langage, conscient qu’il était du risque d’être écarté du pouvoir si le processus de démocratisation prévu par les accords d’Arusha se réalisait. Il s’est demandé si la France, quant à elle, au nom des bons sentiments, de ses idéaux et de ses principes, n’avait pas fait preuve d’une très grande naïveté en fondant ses espoirs de paix sur l’application de ces accords, potentiellement conflictuels, compte tenu des tensions mises sous le boisseau pendant des décennies. Il s’est d’autre part interrogé sur les délais dans lesquels les troupes françaises de l’opération Amaryllis étaient arrivées sur les lieux, la tactique mise en oeuvre à Kigali et les lieux d’intervention des éléments français dans ce paysage de collines, peu facile à reconnaître et difficile d’accès. Il s’est demandé quelle avait été la place du racisme dans la motivation des massacreurs et dans l’assassinat de nombre de personnalités et si le ministère des Affaires étrangères publierait l’ensemble des télégrammes échangés, à l’instar de ce qui a été fait lors de certaines crises, puis il a interrogé M. Jean-Michel Marlaud sur les auteurs possibles de l’attentat.

Il a enfin souligné qu’en droit international, les interventions destinées à assurer la protection des personnes ne pouvaient être fondées, en vertu d’une jurisprudence constante des institutions internationales, que sur le principe de la nationalité et que l’évacuation en dehors du principe de nationalité, qui relève de l’intervention humanitaire, pouvait être considérée comme une immixtion dans les affaires intérieures.

M. Jean-Michel Marlaud a estimé que, pour le Front patriotique rwandais, s’engager dans la négociation d’Arusha, tout en laissant entendre qu’en cas de blocage il pourrait reprendre l’offensive, ne relevait pas d’un double jeu mais qu’il s’agissait d’une tactique de négociation consistant à faire sentir sa force pour obtenir des concessions, ce qui ne paraît pas profondément scandaleux. Il est toutefois difficile de savoir exactement quel pouvait être l’objectif ultime du FPR et s’il voulait participer au pouvoir ou l’exercer en totalité et quelle analyse il faisait des résultats des élections libres et contrôlées organisées dans la zone tampon. M. Jean-Michel Marlaud a précisé que l’un des points essentiels de la négociation des accords d’Arusha avait porté sur la durée de la période de transition. Le Front patriotique souhaitait obtenir la période de transition la plus longue possible car il caressait probablement l’espoir que le Président Habyarimana serait éliminé pendant cette période, au terme d’un procès fondé soit sur l’enrichissement illicite et la corruption, soit sur les violations des droits de l’homme. Cette procédure d’" impeachement ", qui aurait abouti au renversement de Juvénal Habyarimana, aurait permis au Président de l’Assemblée nationale de transition, membre du parti libéral, d’assurer l’intérim.

M. Jean-Michel Marlaud a rappelé que les accords d’Arusha avaient été négociés en présence d’observateurs étrangers, notamment français, et qu’une fois signés, la France se devait de les soutenir, même s’ils étaient fort complexes et difficiles à appliquer. Il a souligné qu’il n’était pas possible de recommander la reprise d’une négociation qui avait eu lieu et dont les accords d’Arusha constituaient le résultat.

S’agissant du déroulement de l’opération Amaryllis, il a estimé que les responsables militaires étaient beaucoup plus compétents pour en parler.

Bien qu’il ne lui appartienne pas d’en décider, il a souhaité que la correspondance diplomatique concernant la crise rwandaise soit communiquée à la mission d’information.

A propos de l’attentat, différentes hypothèses ont été émises sans qu’on puisse se prononcer nettement en faveur de l’une d’entre elles. Il a toutefois estimé que, si la période de transition s’était déroulée normalement et avait débouché sur des élections libres, et sous contrôle international, celles-ci auraient manifestement abouti à une marginalisation du FPR, ce qui conduirait à penser que ce dernier pourrait être responsable de l’attentat. Mais l’hypothèse selon laquelle les extrémistes hutus n’acceptant pas de voir le Président Habyarimana conclure un accord négocié avec le FPR seraient à l’origine de l’attentat n’est pas à exclure pour autant. Ceux-ci ont pu effectivement considérer qu’il était dangereux de faire entrer le FPR dans les institutions, ce qui les priverait de leurs postes, notamment au sein de l’armée. Si on suit la piste suggérée par la question " à qui profite le crime ? ", l’hypothèse FPR paraît plus consistante, mais elle n’exclut pas que certains aient fait un autre calcul.

M. François Lamy s’est interrogé sur les conditions dans lesquelles s’était produit l’assassinat de l’Adjudant-chef Didot, certaines rumeurs lui attribuant des fonctions à la fois officielles et officieuses. Sa maison étant, selon le Colonel Bernard Cussac, équipée d’antennes destinées à la communication du poste diplomatique, il s’est étonné de la présence de ce matériel à son domicile et non à l’ambassade.

M. Jean-Michel Marlaud a précisé que l’Adjudant-chef Didot n’était pas responsable des communications de l’ambassade. Celle-ci bénéficiait de son propre réseau avec un chiffreur qui se trouvait à l’ambassade même. Il lui a néanmoins été rapporté qu’étant chargé des transmissions, l’Adjudant-chef avait des antennes sur le toit de sa maison.

M. Yves Dauge a souhaité obtenir des précisions sur les raisons qui ont pu conduire la MINUAR à refuser les évacuations demandées par l’ambassade, alors qu’elle en aurait pratiqué par ailleurs. Il a demandé à M. Jean-Michel Marlaud, dans la mesure où il pouvait porter un jugement sur l’action de la MINUAR lors des premières journées de troubles, où étaient les membres de cette force et ce qu’ils faisaient. Par ailleurs, il a souhaité savoir comment s’était effectué le passage de relais entre les militaires français du détachement Noroît et ceux de la MINUAR, soulignant que les troupes françaises, même limitées en nombre, exerçaient de fait une présence dont l’impact était fort et que leur départ avait pu créer une situation préjudiciable de vacance du contrôle international. Il s’est enfin interrogé sur d’éventuels conflits d’autorité entre le Général Romeo Dallaire et le représentant du Secrétaire général des Nations Unies.

M. Jean-Michel Marlaud a rappelé que la MINUAR s’était chargée de la protection et de l’évacuation de M. Faustin Twagiramungu, dans des conditions du reste difficiles, mais qu’il n’avait pas eu connaissance d’autres évacuations auxquelles elle aurait procédé, ce qui n’exclut pas qu’elle ait pu en réaliser. Par ailleurs, il est certain que le détachement Noroît, avec ses 300 hommes, pouvait, par sa seule présence, rétablir l’ordre, tandis que la MINUAR, avec 2 500 hommes, n’y est pas parvenue. Toutefois, dans le contexte politique caractérisant la période de décembre 1993 jusqu’à l’attentat, puis au cours des massacres qui se sont déclenchés, il n’est pas certain que même les 300 hommes de Noroît auraient suffi à rétablir l’ordre, compte tenu du caractère extrême de la situation.

Il s’est refusé à critiquer la MINUAR parce que les conditions dans lesquelles elle essayait de remplir sa mission -elle opérait sous le régime du chapitre VI de la Charte des Nations Unies- ne lui permettaient d’utiliser les armes qu’en cas de légitime défense, ce qui la condamnait à l’impuissance. N’importe quel assassin pouvait contourner un soldat de la MINUAR pour tuer quelqu’un derrière son dos sans qu’il ait la possibilité d’intervenir. Dans ces conditions, le traumatisme du Général Romeo Dallaire est totalement compréhensible, son mandat ne l’autorisant pas à entreprendre quoi que ce soit. A cela s’est ajouté, après l’assassinat des Casques bleus belges, la décision prise par le Conseil de sécurité, malgré l’opposition française, de réduire considérablement les effectifs de la MINUAR au lieu de la renforcer et d’étendre son mandat, ce qui n’est de la faute, ni du Général Romeo Dallaire, ni des militaires de la MINUAR.

Le Président Paul Quilès a indiqué que ce débat pourra avoir lieu ultérieurement, rappelant que le représentant de l’ONU au Burundi, qui a souhaité être entendu, avait pris, quant à lui, des dispositions immédiates pour éviter un certain nombre d’exactions après l’attentat qui a également coûté la vie au président burundais.

M. Jean-Claude Lefort s’est interrogé sur les règles assurant l’envoi de télégrammes convergents aux ministères de la Défense et des Affaires étrangères après discussion avec l’attaché de défense, le Colonel Bernard Cussac. Il a relevé que les avertissements du Général Romeo Dallaire étaient bien parvenus à Paris, contrairement à ce qui a pu être dit. Il a souhaité savoir si la lenteur qui a présidé à la prise de conscience de la gravité de la crise aurait pu être à l’origine des interprétations diverses concernant le rôle de la France au Rwanda. Evoquant les propos de M. Jean-Michel Marlaud concernant l’évacuation le 9 avril de vingt-deux personnes dont un responsable de la Radio des Mille Collines, il s’est interrogé sur la présence d’autres personnalités politiques parmi les personnes évacuées. Enfin, il s’est enquis de savoir si les Etats-Unis avaient fait preuve de réticences ou conduit des manoeuvres d’obstruction, face aux efforts diplomatiques de la France au sein de l’ONU.

M. Jean-Michel Marlaud a précisé qu’il entrait dans le fonctionnement normal d’une ambassade que l’ambassadeur et l’attaché de défense aient des relations de confiance et envoient à Paris des analyses convergentes. S’il a cru bon de le préciser dans son exposé introductif, c’est parce que nombre de spéculations ont été faites sur la divergence des politiques suivies par les différentes autorités impliquées dans la gestion des affaires rwandaises. Pour éviter ces divergences, il lui est apparu essentiel de prendre la précaution de se mettre d’accord avec le Colonel Bernard Cussac. En raison des moyens dont ce dernier disposait, il pouvait arriver que ses informations ne correspondent pas avec celles de l’ambassadeur ou que leurs analyses de la situation divergent. Dans ce cas, une discussion s’engageait pour envoyer à Paris un document faisant état de plusieurs hypothèses ou interprétations. Il était préférable de procéder ainsi plutôt que de prendre le risque d’envoyer un télégramme diplomatique donnant au Quai d’Orsay des informations divergeant de celles fournies au ministère de la Défense à l’occasion d’autres contacts.

M. Jacques Myard a souligné qu’en tout état de cause c’est à l’ambassadeur qu’il incombe de rendre compte au Gouvernement français de la situation politique.

M. Jean-Michel Marlaud en a convenu mais a estimé qu’au-delà des textes, il peut toujours arriver que tel ou tel attaché spécialisé décroche son téléphone pour émettre une opinion différente auprès de son administration d’origine.

Il a insisté sur le fait que c’était précisément parce qu’il semblait important que le reflet donné à Paris de la situation du Rwanda soit le fruit d’une réflexion commune, qu’un accord était intervenu, dès le début, sur les règles de travail qu’il venait de décrire. Dans un monde idéal, celles-ci devraient être spontanément appliquées et il ne devrait pas être nécessaire de les expliciter, mais compte tenu de la situation, il semblait préférable de les rappeler. Pendant les onze mois qu’il a passés au Rwanda, il ne lui a pas semblé avoir eu, à aucun moment, de divergences sérieuses avec le Colonel Bernard Cussac, qui connaissait bien le pays et qui était un homme de toute confiance, très soucieux de la prise en compte des droits de l’homme.

S’agissant d’informations que le Général Romeo Dallaire aurait fait parvenir à Paris par un autre canal, il a déclaré n’avoir reçu aucune indication à ce sujet. M. Jacques-Roger Booh-Booh a convoqué les trois ambassadeurs pour leur exprimer ses inquiétudes et celles du Général Romeo Dallaire. L’analyse de cet entretien avait été transmise par le chargé d’affaires dans la journée et avait suscité une réponse de Paris dans les deux heures. Il est possible que M. Jacques-Roger Booh-Booh et le Général Romeo Dallaire se soient mal entendus, mais dans les contacts qu’ils avaient avec l’ambassade, rien ne transparaissait et il ne semble pas que cela ait pu nuire à l’efficacité de leurs relations avec la représentation française.

A l’impossibilité d’intervention armée qui résultait des contraintes du chapitre VI, s’ajoutait, pour la MINUAR, le traumatisme de l’assassinat des Casques bleus belges. A ce moment, soit le Conseil de sécurité prenait une nouvelle résolution réduisant les effectifs de la MINUAR, soit on courait le risque, en ne modifiant pas la résolution qui l’avait créée, de voir une partie de ses troupes partir purement et simplement.

Les relations de la France avec les Etats-Unis et les autres acteurs étrangers à Kigali, notamment l’ambassadeur de Belgique, étaient excellentes. Il s’agissait en particulier de veiller à empêcher les interprétations dont les Rwandais étaient friands, selon lesquelles l’ambassade de France était pro-Habyarimana et celle de Belgique pro-FPR, et à maintenir un front commun. Il ne semble pas qu’il y ait eu des démarches dont l’un ou l’autre n’ait pas été informé. Les Etats-Unis n’ont pas davantage donné le sentiment de divergences particulières, pas plus d’ailleurs que les acteurs africains qu’il ne faut pas oublier, notamment les Tanzaniens qui ont joué un rôle important dans toute la négociation des accords d’Arusha. Il convient d’ajouter le rôle positif du Nonce apostolique, notamment en matière de droits de l’homme.

En revanche, lorsque la question de la MINUAR a été évoquée au Conseil de sécurité des Nations Unies, les différents Etats membres n’avaient pas la même position, pour des raisons moins liées au Rwanda qu’à des préoccupations plus générales. A cet égard, il serait intéressant de poser la question à M. Mérimée qui était, à l’époque, le représentant permanent de la France.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr