Si on ne souffre plus de froid et de faim en prison, les conditions de détention offertes par l’administration pénitentiaire restent très rudimentaires. Elles ne peuvent pas être améliorées par les familles puisque, pour des raisons de sécurité, les détenus ont interdiction de recevoir quoi que ce soit de l’extérieur.

Confrontée à la nécessité d’améliorer les conditions matérielles de détention sans augmenter la dépense publique, l’administration pénitentiaire a donc inventé le système de " la cantine ", qui permet à la population carcérale d’effectuer des achats à l’extérieur.

La réglementation des achats en cantine est fixée par les articles D. 343 à D. 346 du code de procédure pénale. Elle précise notamment qu’ils sont imputés sur la " part disponible " du compte nominatif du détenu, qu’ils sont effectués sous le contrôle du chef d’établissement et que le règlement intérieur doit prévoir les conditions des commandes passées : types de cantine, périodicité, moyens et lieux d’information des détenus, etc.

La cantine rencontre un considérable succès auprès des détenus, qui, selon le professeur Jean-Jacques Dupeyroux, tourne même à " l’obsession ".

L’administration pénitentiaire a réalisé une étude47(*) sur les dépenses de cantines dans trois directions régionales (Lille, Paris et Strasbourg). En 1997, le montant total des dépenses de cantine a été respectivement de 20,55 millions de francs, de 21,06 millions de francs et de 15,22 millions de francs, soit un coût moyen variant de 18,10 francs par jour de détention dans la direction régionale de Lille à 34,78 francs dans la direction régionale de Strasbourg.

Les deux premiers postes de consommation sont l’alimentation (qui représente entre 53 % et 58 % des dépenses) et le tabac (entre 22 % et 26 %). Viennent ensuite les loisirs et l’hygiène. Le solde se partage entre les timbres et les produits divers.

Si la cantine a contribué à améliorer les conditions matérielles des détenus et répond à un réel besoin, elle est aussi à l’origine d’abus et d’effets pervers.

A) DES ABUS MANIFESTES

Les abus liés à la cantine sont de deux sortes.

D’abord, sous prétexte que la cantine existe, tout doit être acheté. Comme a fait remarquer maître Henri Leclerc lors de son audition : " Vous payez tout, même le strict nécessaire. Dans certaines prisons, le savon n’existe pas dans les fournitures de l’administration pénitentiaire et il faut cantiner. Ne parlons pas du dentifrice. "

Le fonctionnement des établissements pénitentiaires reste profondément marqué par une conception séculaire selon laquelle " dépenser pour les prisons, c’est toujours dépenser trop ... ".

Or, l’article D. 357 du code de procédure pénale dispose que " la propreté personnelle est exigée de tous les détenus. Les fournitures de toilette nécessaires leur sont remises dès leur entrée en prison, et les facilités et le temps convenable leur sont accordés pour qu’ils procèdent quotidiennement à leurs soins de propreté ".

L’administration pénitentiaire a rédigé plusieurs notes pour faire respecter ces dispositions légales.

Celle du 18 mars 1999 rappelle les dispositions applicables en matière d’amélioration de la prise en charge des détenus :

 " fourniture par l’administration de produits et objets de nettoyage nécessaires à l’entretien des cellules et des locaux communs conformément à l’article D. 352 du CPP ;

" - fourniture d’une trousse de toilette comprenant des produits d’hygiène pour tous les détenus arrivants provenant de l’état de liberté conformément à l’article D. 357 du CPP ;

" - renouvellement systématique du savon et du papier hygiénique conformément aux notes ministérielles des 18/02/1988 et 22/02/1999. "

La commission a constaté lors de ses visites que ces consignes n’étaient pas toujours respectées dans la plupart des prisons.

Ainsi, lors du déplacement de la commission aux Baumettes, la délégation a pu constater que des détenus arrivés depuis une dizaine de jours ne disposaient d’aucun produit pour nettoyer leurs cellules. En outre, ils avaient loué un téléviseur et un réfrigérateur mais ne pouvaient pas encore utiliser ces deux appareils en l’absence de prise multiple qu’il leur avait fallu cantiner et dont ils attendaient la livraison.

Par ailleurs, les prix de la cantine restent trop élevés, ce qui crée des tensions au sein de la population carcérale et irrite les familles qui sont persuadées que l’administration pénitentiaire profite de la dépendance des détenus au regard de la cantine pour faire des profits à leur dépens.

Le professeur Jean-Jacques Dupeyroux résume cette situation de la manière suivante : " A quoi pensent les détenus en arrivant en prison ? A la cantine, de façon obsessionnelle. D’autant que la nourriture est exécrable en prison, particulièrement à la Santé. (...) Ces détenus sont persuadés qu’on leur sert des mets exécrables pour les forcer à cantiner ; puisque les prix sont supérieurs à ceux pratiqués sur le marché, l’administration s’en met plein les poches. "

Il convient de rappeler qu’à l’exception de certains produits comme le pain et le tabac, les établissements pénitentiaires sont autorisés à soumettre les produits disponibles en cantine à une marge d’exploitation qui tient compte des frais de réalisation et d’impression des bons de cantine.

Selon une étude récente de l’administration pénitentiaire48(*), certains établissements imputent également d’autres dépenses, comme l’achat de chariots chauffants ou de distribution, de matériel bureautique, de congélateurs, de lave-linge, de photocopieurs, voire de véhicules, ainsi que des produits liés au conditionnement des produits vendus en cantine (sachets, barquettes).

Dans tous les cas, cette marge d’exploitation doit être déterminée de la manière la plus juste possible, afin de couvrir les frais engagés par les établissements pour l’organisation de la cantine. Si un surplus est dégagé, il est reversé au Trésor public.

Or, l’étude précitée a révélé le niveau très variable de la marge d’exploitation selon les établissements. Ainsi, la maison d’arrêt de la Santé, sur un montant total des ventes de 9,4 millions de francs dégage une marge de 19,2 % par rapport au prix d’achat et reverse au Trésor public 1 million de francs, soit une " participation " annuelle par détenu de 752,47 francs !

B) DES EFFETS PERVERS

Le système de la cantine entraîne également des effets pervers, en renforçant les inégalités, en suscitant des rapports de force et en favorisant le développement du racket.

Tous les intervenants auditionnés par la commission d’enquête ont souligné que l’argent était roi en prison, alors même que sa détention et, a fortiori, sa circulation sont interdites. Conformément à l’ancien système de la " pistole ", celui qui dispose d’un pécule important pourra donc améliorer sensiblement ses conditions de détention, alors que l’indigent devra se contenter du minimum mis à sa disposition par l’administration pénitentiaire. Le professeur Jean-Jacques Dupeyroux a comparé cette situation à celle de la Bastille, où les détenus issus de la noblesse pouvaient conserver leurs domestiques et se faire servir.

Si elle crée des inégalités, la cantine favorise aussi le développement de rapports de force, puisque le détenu " riche " va établir sa domination sur les moins argentés qui dépendront de lui pour bénéficier d’une cigarette, d’un timbre ou encore de la télévision.

La solidarité entre les détenus étant ce qu’elle est, tout se paie. Celui qui n’a pas d’argent devra donc s’acquitter de sa dette en " rendant service ". Il pourra faire le ménage, mais aussi parfois être contraint de satisfaire d’autres demandes moins avouables de son ou de ses codétenus...

Mme Chantal Crétaz, présidente de l’Association nationale des visiteurs de prison, a ainsi rappelé que " la pauvreté crée en détention un climat de danger majeur pour l’intégrité des personnes car elle soumet les détenus les plus pauvres aux trafics et aux pressions de toutes sortes. ".

Par ailleurs, les produits proposés par la cantine suscitent des convoitises et favorisent le développement du racket.


Source : Assemblée nationale. http://www.senat.fr