France, Tchad, Soudan, au gré des clans Dossier noir n°3, par Agir ici et Survie, sous la direction de François-Xavier Verschave, L’Harmattan éd., 1995. |
Pour des raisons de standing, la France tient à son rôle en Afrique. Mais ses hommes politiques ne s’y intéressent guère (sauf pour l’" argent noir ", la chasse, ou la bagatelle - on caricature à peine). De plus, ils dissuadent ceux qui s’y intéressent, pour d’autres motifs que l’affairisme, de se mêler de politique africaine. Les professionnels de la politique étrangère, ces spécialistes qu’appointe le budget national - le Quai d’Orsay -, sont soigneusement marginalisés en ce " domaine réservé ".
Restent, pour concevoir et mettre en oeuvre cette politique, les militaires, et tout particulièrement les " services secrets " : la DGSE (Direction générale de la sécurité extérieure, ex-SDECE), qui a longtemps monopolisé le terrain, avec entre autres ses conseillers auprès de chaque Président du " pré carré " ; la DST, Direction de la surveillance du territoire, qui a de ce dernier une conception de plus en plus extensive - on l’a vu au Soudan et au Tchad ; la DRM, Direction des renseignements militaires, que Pierre Joxe a " musclée " après la guerre du Golfe, et qui tient à prouver ses capacités.
Le lobby de l’abglophobie
Bien que profondément divisés, ils constituent ensemble le " lobby militaro-africaniste " :
" Le corporatisme des agents de la présence militaire en Afrique est activé par l’ensemble des avantages, très consistants, qu’ils en tirent : soldes sans comparaison avec celles de métropole, carrière et promotions rapides, reclassement possible dans le conseil lucratif (instruction, achat d’armes, renseignement,... ) auprès des chefs d’Etat africains - un équivalent exotique du pantouflage des énarques [1]".
Comme tous les corporatismes, il tend à consolider le dispositif qui le nourrit, et à trouver des raisons de sa prolongation. En l’occurrence, rien ne vaut de vrais ennemis. Les services secrets, notamment, ne peuvent valoriser leur fonctionnement, exorbitant du droit commun, que s’ils fournissent des renseignements d’une acuité exceptionnelle, touchant des intérêts " vitaux ", menacés par des ennemis " mortels ". L’Afrique fait vivre une part notable des " services ". Ils peuvent deviner une dure reconversion si, d’un coup, la France s’y trouvait en panne d’adversaires. Après la chute du mur de Berlin et la disparition de la " pieuvre communiste ", il a fallu se replier dare-dare sur nos ennemis ancestraux, les Anglo-Saxons.
Puisque l’on n’avait plus à espionner les agents soviétiques, on pouvait observer les manigances des ambassades américaines ou britanniques, des collègues de la CIA ou de l’Intelligence Service, des rares multinationales (dans le pétrole notamment) à s’intéresser à l’Afrique. Dans une DGSE modelée par Foccart, et donc dépositaire de certains ressentiments gaullistes, on a pu ainsi aisément, au fil des notes confidentielles, tout à la fois se monter le bourrichon et bourrer le mou des destinataires - par exemple à l’occasion d’un rassemblement en Afrique de personnalités noires américaines. " Les Anglo-Saxons veulent nous supplanter " est la rengaine universelle, servie à toutes les sauces, et qui a fini par déclencher une forme de paranoïa géopolitique, le " syndrome de Fachoda " (cf. chapitre 2), tellement délirante que beaucoup d’observateurs ont longtemps refusé de la prendre au sérieux.
La nature a horreur du vide. Les " services " avaient besoin de ressusciter l’épouvantail anglo-saxon. En face, les Etats-Unis, seule " puissance " avec la France à entretenir en Afrique un dispositif assez complet (beaucoup plus que la Grande-Bretagne et que les outsiders chinois, japonais, ou israélien), n’étaient pas inactifs : le pétrole du golfe de Guinée ne leur est pas indifférent ; ils écoutent les opposants à certains régimes francophones ; ils mettent en doute les résultats des élections présidentielles camerounaise et togolaise ; le FMI et la Banque mondiale, sur lesquels ils ont une influence déterminante, constatent la faillite du système financier françafricain - la zone Franc [2]. Soutenant clairement le " tombeur " ougandais d’Idi Amin et Milton Obote, Yoweri Museveni, ils ont armé depuis Kampala l’APLS de John Garang, en lutte contre le gouvernement de Khartoum, et ont eu sans doute de la bienveillance pour le Front patriotique rwandais - dont l’Ouganda fut la base de départ.
Tout ce qui touchait au Rwanda étant très sensible aux épidermes de l’Elysée - premier bénéficiaire du travail des " services " -, l’Ouganda, rebaptisé Tutsiland, devint le foyer déclencheur du syndrome de Fachoda, et Yoweri Museveni le grand méchant loup tant souhaité. Chaque obus envoyé depuis la frontière ougandaise, sur les Forces armées rwandaises et leurs conseillers français, durcissait un peu plus les schémas mentaux : soutien au Hutu power anti-Tutsi, sympathie pour le Soudan agressé par le Tutsiland, réhabilitation de Mobutu, principal rival régional de Museveni, et dont la " gouvernance " est tellement plus accommodante. Le pauvre Tchad, dans ce contexte, paierait le cas échéant la note de la nouvelle amitié franco-soudanaise - précédée par celle des agents secrets. Il faudrait faire le relevé des circuits d’intoxication et d’auto-intoxication de " services " livrés à leur imagination dans une Françafrique en voie de décomposition.
Relais médiatiques
La France s’est montrée fort accueillante à Baby Doc Duvalier, dont la belle-famille finance un luxueux périodique, Lumières noires. Très curieusement, ce magazine a comme un don de voyance sur les futures options de la politique franco-africaine - ce qui laisse supposer des sources d’" information " privilégiées, envoyant peut-être des ballons d’essai. En janvier 1994, préfaçant un " Spécial Soudan : une nouvelle approche est nécessaire ", l’éditorialiste Philippe de Pracans avait clairement défini les fondements " éthiques " de nouvelles alliances avec le Zaïre et le Soudan [3] :
" Il serait bon que la France choisisse ses amis et ses ennemis non plus en fonction de l’air du temps, de la mode ou des campagnes médiatiques anglo-saxonnes savamment relayées par des naïfs, mais dans le cadre de son éthique, de ses intérêts et de son histoire. Je m’explique : c’est à la demande des Canadiens que la France n’avait pas invité Mobutu président d’un Etat souverain au Sommet de Chaillot. C’était peut-être très gratifiant, mais la haine des anglo-saxons pour Mobutu était dictée par le seul intérêt : le Président Mobutu préférant traiter avec les européens, il faut le déstabiliser et le remplacer par un autre plus conciliant. Et la France a marché ! dupe et contente d’aller dans le sens de l’histoire [...]. On veut nous refaire le même coup au Soudan ".
Suit un éloge du régime de Khartoum. C’est sans doute dans le cadre de " son éthique " que la France s’engage aux côtés de ce régime, et qu’elle a agi au Rwanda. Philippe de Pracans peut se féliciter : les " naïfs " qui relaient les " campagnes anglo-saxonnes " sur les massacres de Kasaïens au Sud-Zaïre, de Tutsis au Rwanda, de Noubas ou de Dinkas au Sud-Soudan, n’ont pas encore réussi à corrompre cette éthique.
Les échafaudages des " services " trouvent aussi des traducteurs plus inattendus, et plus subtils. Nourri aux meilleures sources élyséennes, Alexandre Adler fournit une justification idéologique de leurs obsessions dans un éditorial de Courrier international [4] :
" La démocratie progresse à partir de deux grands foyers, l’Afrique du Sud et les Etats francophones les plus développés ; mais de véritables royaumes combattants se fédèrent de proche en proche et imposent parfois une autre logique contre des démocraties encore balbutiantes. On l’a vu [...] surtout avec l’Ouganda de Museveni, qui rassemble autour de lui les aristocraties armées tutsies du Rwanda et du Burundi, ainsi que l’armée Dinka du colonel Garang au Sud du Soudan, avant peut-être de s’étendre vers le Kenya et les Oromo d’Ethiopie. La démocratie africaine doit digérer ces petits royaumes combattants par le compromis politique, comme l’ANC est en train de le faire du pouvoir zoulou en Afrique du Sud, mais, pour cela, elle doit d’abord se renforcer, ce qui passe par une coopération beaucoup plus étroite entre Paris et Prétoria, les deux piliers de la démocratie africaine de demain ".
L’" aristocratie armée " du FPR combattait ainsi la " démocratie balbutiante " de Juvénal Habyarimana, son akazu et son Hutu power ; de même, les Dinkas combattraient la démocratie islamique balbutiante du tandem Bechir-Tourabi. Contre les hordes médiévales et leurs aristocratiques alliés anglo-saxons, la France républicaine se fait le champion de la démocratie. C’est pourquoi elle a armé, instruit, financé et renseigné les troupes du Hutu power, au moins jusqu’en juin 1994 [5]. C’est pourquoi elle recommence avec le militaro-islamisme soudanais.
[1] F.X. Verschave, Complicité de génocide ?, La Découverte, 1994, p. 40.
[2] Cet énoncé n’est pas un bilan. Le jeu du FMI et de la Banque mondiale, par exemple, mériterait une analyse critique volumineuse. On a seulement voulu signaler que la politique des Etats-Unis en Afrique (relevant aussi, largement, de la Realpolitik) bénéficie souvent des faiblesses et dévoiements de la Françafrique : prenant celle-ci à contre-pied, ils ne se retrouvent pas forcément en mauvaise posture.
[3] Plus de six mois avant la réhabilitation officielle de Mobutu, qui a suivi le drame rwandais, et avant la livraison de Carlos, qui a révélé les échanges franco-soudanais.
[4] « Aristocraties armées », 15/12/94.
[5] Cf. Dossier noir n° 1, Rwanda : depuis le 7 avril 1994, la France choisit le camp du génocide, 07/12/94.
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