Le président Bush reçoit les ministres des Finances du G7, en ligne derrière lui. La mise en scène vise à manifester que les alliés s’interdisent de contester la suzeraineté des États-Unis sur le système financier global. Pour combien de temps ?

Depuis près de deux ans, le système économique mondial est déstabilisé par un krach financier à rebondissements. De manière consensuelle, tous les analystes s’accordent à interpréter cette période comme une crise interne du modèle impérial anglo-saxon qui provoque des convulsion dans toutes les économies sur lesquelles il exerce un leadership, voire une domination. Dans ces conditions, les réponses publiques sont de deux ordres. Pour la plupart des États, il s’agit de préserver l’économie nationale en limitant la contamination, mais pour Washington, Londres, Paris et Moscou, l’enjeu est différent. Il s’agit de savoir si le dollar restera la clé de voûte du système, ou si celui-ci sera réformé, voire abandonné car la question d’un possible effondrement des États-Unis est désormais débattue.

Pour comprendre les rapports de force actuels, nous allons retracer les étapes de cette crise. Commençons par le commencement visible de la catastrophe.

La première crise des subprimes (trois premiers trimestres 2007)

Tout au long de la dernière décennie, les banques US ont multiplié les propositions alléchantes de crédit hypothécaire spéculatif (subprime). Tablant sur une hausse permanente des prix immobiliers, elles ont évalué les hypothèques non plus selon le prix du bien immobilier au moment de l’obtention du crédit, mais selon son prix espéré s’il devait être vendu avant la fin du crédit. Les prêteurs proposaient ainsi aux consommateurs d’emprunter pour s’acheter à la fois la maison, les meubles, la voiture, et les frais de scolarité des enfants, en gageant leur emprunt sur la seule maison. De la sorte, ils purent trouver quantité de nouveaux clients qui n’auraient normalement pas souscrit d’emprunt. Les consommateurs, quant à eux, jouissaient d’une évidente amélioration de leurs conditions de vie. Bien que n’ayant pas produit de richesses supplémentaires, mais uniquement créé de l’argent sous forme de dette, ils pouvaient tous couler une vie heureuse au pays enchanté du capitalisme triomphant.

Cependant, en 2006, les banques ayant fait le tour des clients potentiels et la Réserve fédérale ayant augmenté ses taux d’intérêt, la demande de logement à construire commença à se ralentir. Les prix baissèrent. Du coup, les hypothèques ne suffisaient plus à garantir les crédits engagés.

Pendant ce temps, les autorités US s’acharnaient à masquer la situation économique en autorisant les multinationales à truquer leur comptabilité et en truquant elles-mêmes les comptes de la nation. Les grandes sociétés camouflaient leurs opérations sur des produits financiers en les déplaçant dans leurs filiales off shore donnant ainsi l’impression qu’elles réalisaient des profits à partir d’une production réelle alors qu’ils provenaient de la spéculation. À l’inverse, alors que la production nationale brute était en forte récession, le Trésor états-unien ajoutait à ses statistiques les crédits, obligations et titres dérivés. En cumulant produits réels et « produits » financiers, l’Administration pouvait se targuer d’une croissance continue. Quoi qu’il en soit, la récession de l’économie réelle appauvrit des familles en cours d’accession à la propriété. Ne pouvant payer leur traites, et le montant de l’hypothèque ne suffisant plus à clôturer le crédit, on assista aux premières expulsions d’emprunteurs.

Le séisme intervient en janvier 2007. Ownit Mortgage Solutions et Mortgage Lenders Network USA Inc. cessent leur activité, laissant derrière eux une ardoise de 3,4 milliards de dollars. L’ensemble du secteur se trouve déstabilisé. 25 sociétés de prêt hypothécaire font faillite en chaîne, dont le leader du marché, New Century Financial Corporation. Alors que la classe dirigeante et les médias n’ont pas réagi à l’expulsion de centaines de milliers de familles, la faillite de quelques établissements financiers les réveille dans leur sommeil.

Le problème s’étend bientôt aux fonds d’investissement concernés. Bear Streams en ferme deux en juin 2007. Le problème s’étend aussi à l’étranger. BNP-Paribas suspend la cotation de trois de ses fonds d’investissement.

Ces faillites groupées assèchent les liquidités des banques. Les gouvernements occidentaux considèrent que l’on ne pourra pas stopper la crise des subprimes. Selon eux, une purge générale est inévitable et il faut donc s’attendre à d’autres faillites et à des expulsions en masse de nouveaux propriétaires. Par contre, les gouvernements occidentaux mettent en place un plan coordonné pour contenir la crise au secteur des prêts hypothécaires et sauver de la contamination le secteur bancaire classique. Le 10 août, la Réserve fédérale US injecte 43 milliards de dollars pour fluidifier les marchés, la Banque centrale européenne l’équivalent de 214 milliards de dollars et la Banque du Japon l’équivalent de 8 milliards. L’Australie et le Canada interviennent à moindre échelle.

Pourtant, quelques jours plus tard, la banque britannique de dépôts Northern Rock se trouve à court de liquidités. Elle sera renflouée par la Banque d’Angleterre avant d’être finalement nationalisée pour garantir les comptes des petits épargnants.

En octobre, Merrill Lynch annonce des pertes colossales, bientôt évaluées à 8,4 milliards de dollars, et se cherche un repreneur.

Washington constate que le plan de sauvetage est insuffisant car la poursuite de la crise des subprimes assèche à nouveau les banques et oblige de nouvelles injections de liquidités par la Réserve fédérale. On ne peut donc plus considérer la crise des subprimes comme une « douloureuse correction du marché des prêts hypothécaires » et on ne peut se contenter de l’accompagner de mesures sociales pour les expulsés. Comme la doctrine économique du laisse-faire interdit à l’État de nationaliser les habitations impayées, la Maison-Blanche fait appel aux grandes banques et leur demande de créer un « super-fonds » de 100 milliards pour absorber les crédits pourris. Cela paraît faisable, dans la mesure où la Réserve fédérale a déjà largement injecté de telles liquidités dans le marché. Dans la pratique, les banques comprennent vite qu’elles ne seront jamais remboursées et se retirent du super-fonds dès qu’elles le peuvent. Simultanément, le Congrès vote une législation gelant provisoirement les dettes de plusieurs sociétés de prêt hypothécaire pour éviter leur faillite.

Durant cette première tourmente, les banques ont enregistré des dépréciations d’actif (c’est-à-dire des pertes dues à l’insolvabilité à la base) d’environ 500 milliards de dollars. Pour y faire face, elles ont du ouvrir leur capital pour 300 milliards de dollars et diminuer leur activité de 200 milliards de dollars. Sur l’aimable suggestion de l’Administration Bush, les Fonds souverains du Golfe viennent à la rescousse et entrent à leurs risques et périls dans les grandes banques occidentales.

En définitive, l’éphémère super-fonds et le gel des dettes interrompent la crise des subprimes. Toutefois, rien n’est réglé. La crise reprendra six mois plus tard.

Les émeutes de la faim (dernier trimestre 2007, premier semestre 2008)

Conséquence de cette accalmie, les grands établissements financiers se retrouvent avec un surplus de liquidités. Ils décident de se refaire au plus vite une santé en spéculant sur les marchés à terme : l’or, le pétrole, les denrées alimentaires de base [1].

Or, le marché du pétrole est lui-même en pleine restructuration. À l’appétit démesuré des économies occidentales s’ajoute le récent développement industriel de l’Inde et de la Chine. Par malheur, cette augmentation de la demande coïncide avec une augmentation des coûts de production. De nombreux gisements arrivent à épuisement, tandis que les nouveaux champs pétroliers sont toujours plus onéreux à exploiter. D’autant que ce marché étant spéculatif, la cotation ne se base pas sur le coût de production du jour, mais sur l’estimation du niveau qu’il aura atteint lorsque l’on renouvellera les stocks. Il s’en suit une flambée des prix du pétrole.

Le marché des denrées alimentaires de base est lui aussi déjà en pleine crise [2]. Sous l’effet des mesures de solvabilisation des économies imposées par le FMI et la Banque mondiale, de nombreux pays du tiers-monde ont diminué leurs surfaces cultivées et ont préféré des cultures spéculatives aux cultures vivrières. Symbole de ce changement : la production de bio-carburants destinés à faire rouler les 4x4 aux États-Unis au détriment de la culture d’aliments pour nourrir la population locale [3]. À cette crise structurelle s’ajoutent les mauvaises récoltes dans plusieurs pays et surtout l’augmentation des coûts de production. En effet, l’agriculture contemporaine est grosse consommatrice d’engrais et de pesticides dérivés du pétrole. Il s’en suit une crise alimentaire et des émeutes de la faim dans 37 pays à la fin 2007 et au premier semestre 2008.

Ces émeutes menaçant l’équilibre politique mondial, la Maison-Blanche et le Congrès décident de stabiliser les prix par des interventions de l’USAID sur les marchés agricoles et un discret rappel à l’ordre des établissements financiers impliqués dans la spéculation.

Si la demande alimentaire est stable quelque soit le prix de vente, car on ne peut vivre sans manger, par contre la demande d’énergie est volatile. Elle baisse lorsque les prix sont trop élevés. Et la baisse de la demande fait baisser les prix, relançant ainsi la demande, etc. Cet effet yo-yo devrait s’accroître dans le futur, au fur et à mesure de la raréfaction des champs pétroliers faciles à exploiter et de l’augmentation des coûts de production.

Seconde crise des subprimes (second semestre 2008)

La crise des subprimes reprend à l’expiration des mesures provisoires, à l’été 2008. Cette fois, elle est attendue et l’Administration Bush s’y est préparée. Sa stratégie consiste d’une part à laisser autant que possible les dettes aux mains d’investisseurs étrangers, et d’autre part à informer des sociétés amies pour qu’elles profitent de la crise pour absorber leurs concurrents.

Les obligations et titres US en tous genres, jugés insolvables, détenus par des investisseurs étrangers se répartissent alors comme suit :
 Japon : 593 milliards de dollars
 Chine (Hong Kong inclus) : 580 milliards de dollars
 Paradis fiscaux : 208 milliards de dollars
 Royaume-Uni : 291 milliards de dollars
 Pays du Golfe : 174 milliards de dollars
 Brésil : 148 milliards de dollars
 Russie : 74 milliards de dollars
 Suisse : 45 milliards de dollars
Tout cet argent virtuel est appelé à disparaître en priorité, mais en définitive ce sont 25 000 milliards de dollars virtuels qui vont partir en fumée remettant en cause le leadership états-unien.

Les pertes des petites sociétés qui ont été gelées se répercutent sur les deux principales sociétés de prêts hypothécaires US garanties par l’État fédéral, Fannie Mae et Freddie Mac. Le temps de faire les comptes et le 7 septembre, elles annoncent des pertes records approchant les 15 milliards de dollars. Obligé d’exercer sa garantie, l’Agence fédérale du Logement place ces sociétés sous administration publique conservatoire. C’est une nationalisation de facto. Les créanciers de Fannie Mae et Freddic Mac sont rassurés, mais les détenteurs d’obligations émises par ces deux géants se retrouvent avec du papier sans valeur. Pas de chance, la Banque centrale chinoise en avait acheté pour 397 milliards de dollars… sur les conseils d’Henry Paulson lorsqu’il était patron de Goldman Sachs.

Nouvelle partie de « chaises musicales ». La règle du jeu est connue : chacun essaye de vendre les titres qu’ils sait insolvables et d’en acheter qu’il espère juteux. Mais il est très difficile d’évaluer leur valeur tant qu’on ne s’est pas trouvé dans la situation de la recouvrir. Les établissements financiers s’échangent donc des titres en multipliant les plus-values, mais lorsque des consommateurs ne peuvent plus payer leurs emprunts, l’établissement qui détient leurs créances fait faillite. Plus distrayant encore : les joueurs qui ont une meilleure trésorerie ou qui ont eu un peu de chance peuvent spéculer à la baisse sur les actions des établissements mal-portants et réaliser des profits en hâtant leur faillite.

Sur ce principe, Merrill Lynch est racheté par Bank of America, tandis que Lehman Brothers se voit refuser l’aide de l’État et s’effondre. Avec l’aide du directeur des investissements de la firme, George Herbert Walker IV, frère du président Bush, ses actifs seront principalement récupérés par le Britannique Barclays. Cette fois, la crise ne se limite pas aux sociétés de prêt hypothécaire. Elle franchit un pas et contamine le secteur des assurances. Prenant pour la première fois une mesure personnelle, la Réserve fédérale accorde des prêts-relais totalisant 123 milliards de dollars à AIG en échange d’une prise de participation majoritaire, une mesure qu’elle avait refusée à Lehman Brothers. Il ne s’agit plus de la nationalisation d’une société d’économie mixte, mais de celle d’une société privée. Il apparaît vite que cette mesure contraire à orthodoxie du laissez-faire vise aussi à sauver les dirigeants d’AIG qui fêtent leur nationalisation en dépensant un demi-million de dollars pour se reposer une semaine dans un palace californien. Champagne et jolies filles : c’est le contribuable US qui régale !

Les malheurs des uns font le bonheur des autres. JPMorganChase rachète les actifs de Washington Mutual, tandis que Wells Fargo acquiert Wachovia.

L’orage grondant et la rumeur évoquant une Grande dépression comme en 1929, l’administration républicaine élabore enfin une solution : le plan Paulson, du nom du secrétaire au Trésor. Plutôt que d’organiser la faillite des sociétés détenant des crédits pourris, l’idée est de sauver la bulle financière et les privilèges qui vont avec en faisant payer par l’État fédéral les crédits insolvables. Techniquement, on reprend le principe d’un « super-fonds » pour éponger les dettes des organismes financiers, mais cette fois au lieu d’être abondé par des banques, il le sera par l’État, c’est-à-dire par les contribuables. La fuite en avant continue. Il s’agit de gagner quelques semaines et de repousser les mauvaises nouvelles après l’élection présidentielle US. Un fonds de 700 milliards de dollars sera ainsi créé. Cet argent pourrait être récupéré ultérieurement car après avoir rénégocié les dettes des particuliers, l’État percevra directement durant des années les mensualités de leurs prêts. Enfin… si les consommateurs conservent leur emploi et ont de quoi payer leurs traites, ce qui est peu probable.

L’annonce de ce plan fait immédiatement chuter le dollar. En effet, ces 700 milliards représentent une hausse d’un quart du budget fédéral, sans la moindre entrée pour l’équilibrer. L’Administration sera obligée de faire marcher la planche à billets, donc de dévaluer insidieusement la valeur du dollar, ce que les spéculateurs anticipent.

La crise se développe désormais en Europe aussi. Le 29 septembre, le Royaume-Uni nationalise Bradford & Bingley. La Belgique et les Pays-Bas démantèlent Fortis, en cèdent des actifs à BNP-Paribas et nationalisent le reste. L’Allemagne vient au secours de Hypo Real Estate. La France, la Belgique et le Luxembourg viennent au secours de Dexia. L’Irlande annonce qu’elle garantira les avoirs des petits épargnants placés dans les six principales banques de dépôt du pays, à hauteur de 400 milliards de dollars. L’Islande nationalise Glitnir et suspend des cotations, mais ne parvient pas à stabiliser sa monnaie qui dévisse de 30 %.

Soumis le 29 septembre à une Chambre des représentants dominée par des démocrates qui sont favorables à cette solution, le Plan Paulson est à la surprise de tous rejeté par… les républicains de M. Paulson. À la surprise de tous ? Non : quelques grands spéculateurs proches d’Henry Paulson, dont Goldman Sachs, CityGroup et JP Morgan Chase, étaient informés de cette péripétie. Ils réalisent des profits faramineux dans la journée.

Le Plan est rediscuté et amendé, puis finalement adopté. Dans la version finale, le montant des avoirs liquides des petits épargnants garantis par l’État a été augmenté, ce qui ne change pas grand chose mais donne l’impression d’avoir pris en considération les classes laborieuses. Les deux nouveautés importantes sont que les succursales états-uniennes de banques étrangères pourront profiter de la manne et que la distribution des 700 milliards ne sera pas discrétionnaire par le secrétaire au Trésor, mais soumise à un vague contrôle parlementaire a posteriori. En d’autres termes, lorsque l’Administration sauvera un établissement financier, elle devra prouver qu’elle n’en a pas profité pour enrichir des amis. Mais elle n’aura aucun compte à rendre lorsqu’elle laissera choir un autre établissement, comme elle le fit avec Lehman Brothers. En définitive, le contribuable US renflouera donc à ses frais les amis du pouvoir qui ont fait de mauvais placements, tandis que les expulsions continueront. Avant de quitter la Maison-Blanche, l’équipe Bush réalise ainsi le hold-up du siècle.

Après une journée d’euphorie à Wall Street, l’indice Dow Jones perd 22 % en une semaine. Le problème est que la bulle financière ne se limite pas aux subprimes. Les banques ont émis des obligations sur ces crédits, puis ont encore titrisé ces obligations. Bref, la spéculation s’est développée sur trois étages et le plan de sauvetage du premier étage n’empêchera pas la chute des deux autres. En outre, s’il est possible en théorie d’arrêter la crise des subprimes en faisant payer les contribuables US, c’est hors de proportion pour renflouer les étages supérieurs. En une décennie, l’ensemble de la bulle financière a atteint l’équivalent de deux années complètes de produit intérieur brut états-unien.

Extension du domaine de la crise

La crise financière globale avait été analysée et prévue à l’avance par quelques économistes, au premier rang desquels l’États-unien Lyndon LaRouche et le Français Jacques Cheminade [4], mais ils avaient été diabolisés, tour à tour traités de fascistes et d’extrémistes de gauche pour les disqualifier. Selon eux, le système ne peut être sauvé en sa forme actuelle. Quoique douloureux, il faut mettre en faillite les établissements non solvables en accompagnant leur chute de mesures sociales, au lieu de renflouer le tonneau des Dannaïdes et d’entretenir la crise. Ils militent pour relancer l’économie par des investissements productifs étatiques, et pour changer le système financier mondial de manière à empêcher la reformation d’une bulle financière. Néanmoins la justesse de leur analyse de la crise ne signifie pas nécessairement que leurs solutions soient les bonnes. On ne manquera pas de leur objecter que des mesures de ce type n’avaient pas suffit à Roosevelt pour résoudre la Grande dépression.

Identiquement, le Français Maurice Allais (prix Nobel d’économie 1988) avait publié deux ouvrages majeurs La crise mondiale d’aujour’hui : pour de profondes réformes des institutions financières et monétaires [5] et La Mondialisation, la destruction des emplois et de la croissance : l’évidence empirique [6] dans lesquels il analysait l’évolution du système financier et prévoyait la crise actuelle [7]

Suivant l’exemple irlandais, le Danemark, l’Autriche, l’Allemagne, l’Islande et la Grèce annoncent qu’ils garantiront les avoirs des petits épargnants. Bientôt, tous les États membres de l’Union européenne font de même.

Le 8 octobre, le Premier ministre britannique Gordon Brown, annonce la nationalisation partielle des principales banques de la Cité : Abbey, Barclays, HBOS, HSBC Bank plc, Lloyds TSB, Nationwide Building Society, Royal Bank of Scotland, et Standard Chartered. En outre, la Banque d’Angleterre injecte des liquidités pour fluidifier le marché inter-bancaire.
Plus surprenant, activant la loi anti-terroriste, le chancelier de l’échiquier annonce le gel des avoirs islandais au Royaume-Uni. Pour éviter que la crise monétaire islandaise ne contamine l’économie britannique, il argumente que les décisions du gouvernement islandais menacent la sécurité du Royaume-Uni. Frappée de plein fouet, la monnaie islandaise poursuit sa descente aux enfers.
Le Royaume-Uni ne s’est pas contenté de prendre des mesures pour sauver ses banques au prix d’une spectaculaire volte-face idéologique. Il a franchi un pas en plaçant les questions financières dans le domaine de la sécurité nationale. C’est qu’il n’entend pas uniquement résoudre les conséquences intérieures de la crise, mais utiliser celle-ci pour recentrer le système mondial à Londres en s’appuyant sur les banques anglo-américaines.
Le même jour, les banques centrales des USA, du Royaume-Uni, du Canada, de la Zone euro, de la Suède et de la Suisse annoncent simultanément une baisse de leurs taux d’intérêt.

L’économie russe est indirectement affectée. Les investisseurs anglo-saxons ont retirés leurs avoirs au mois d’août, à titre de rétorsion après la guerre d’Ossétie du Sud, provoquant une forte chute de la Bourse de Moscou. Alors que le gouvernement peine à remettre de l’ordre, Washington et Londres exigent que leurs banques se concentrent sur le marché intérieur et cessent tout prêt à des sociétés russes. De nombreux oligarques, qui ont placé leurs avoirs à l’étranger, refusent de les rapatrier ainsi que leur suggère le Kremlin depuis deux ans et persistent à spéculer sur les marchés mondiaux. Le gouvernement et la Douma sont contraints de débloquer 36 milliards de dollars pour compenser la défaillance ou le refus des banques anglo-saxonnes.

À Monaco, les dirigeants de Dexia fêtent leur renflouement par la Belgique et la France autour d’un dîner à 200 000 euros. Le lendemain midi, C’est au tour des dirigeants de Fortis qui ont survécus à la nationalisation partielle par les Pays-Bas de retrouver l’appétit. Ils s’offrent un déjeuner dans le même palace à 3 000 euros le couvert.

L’Empire, co-géré par Londres et Washington

Les 10 et 11 octobre, une série de réunion est organisée à Washington. L’administration Bush convoque une réunion du G8 sans la Russie avec qui la guerre financière est déclarée depuis août et le conflit ossète. Lui coupant l’herbe sous le pied, le premier ministre britannique Gordon Brown adresse préalablement une lettre à chaque participant. Il y présente les propositions de sa conseillère spéciale, la baronne Shriti Vadera. Pour Londres, plutôt que de chercher à éponger les dettes astronomiques des organismes bancaires, il faut restructurer ce secteur et le nationaliser partiellement. Cet objectif peut être réalisé en recourant à trois mesures simultanées : la « recapitalisation » des banques défaillantes, la fluidification des prêts inter-bancaires et la garantie publique des dépôts des petits épargnants. Problème : le Plan Vadera, comme le Plan Paulson, doit être financé par une vaste émission de monnaie au risque d’accroître une crise qui trouve son origine dans la bulle financière. La négociation s’engage.

Le secrétaire US au Trésor, Henry Paulson veut conserver la main, mais a déjà montré qu’il ne maîtrisait pas la situation chez lui. Il rappelle au passage, de manière mécanique, comme si son autorité n’était pas ébranlée, que le désordre bancaire ne doit pas permettre aux Iraniens de contourner l’embargo dont ils font l’objet. Le ministre allemand Peer Steinbrück ne veut pas que l’on profite du krach pour imposer une gouvernance financière supra-nationale, à l’inverse de son homologue français, Christine Lagarde qui pense faire la bonne élève en évoquant la création d’un Fonds spécial européen équivalent au Fonds Paulson.

Ça n’a plus d’importance, car le patron de la Réserve fédérale, Ben Bernanke, s’est déjà mis d’accord avec ses collègues de la City. C’est que la Réserve fédérale n’est pas une agence du gouvernement fédéral US, mais un organisme mixte contrôlé par de grandes banques privées, dont certaines sont états-uno-britanniques. En définitive, le plan britannique est adopté, mais dans des termes assez vagues pour ne pas humilier Paulson. Pour sauver le système, les grands argentiers se sont pliés devant les propositions de Dame Vadera. La page du laissez-faire reagano-thatchérien est tournée. L’interventionnisme de l’État est de retour, mais à la manière de la Couronne, pour socialiser les pertes, pas les richesses.

Voici le relevé de décisions du G7 :
« Le G7 a convenu aujourd’hui que la situation actuelle appelle une action urgente et exceptionnelle. Nous nous engageons à continuer à travailler ensemble pour stabiliser les marchés financiers et restaurer le flot du crédit pour soutenir la croissance économique mondiale. Nous avons convenu de :
1 - prendre des mesures décisives et utiliser tous les outils à notre disposition pour soutenir les institutions financières d’importance systémique et empêcher qu’elles fassent faillite ;
2 - prendre toutes les mesures nécessaires pour débloquer le crédit et les marchés monétaires et pour assurer que les banques et les institutions financières aient un accès large aux liquidités et aux capitaux ;
3 - faire en sorte que nos banques et nos autres intermédiaires financiers majeurs puissent, quand c’est nécessaire, lever des capitaux de sources publiques comme privées, en des montants suffisants pour restaurer la confiance et leur permettre de continuer à prêter aux ménages et aux entreprises ;
4 - faire en sorte que nos programmes nationaux respectifs de garantie des dépôts bancaires soient robustes et cohérents, de manière que nos petits déposants puissent continuer à avoir confiance dans la sécurité de leurs dépôts ;
5 - prendre des décisions, lorsque c’est approprié, pour relancer le marché secondaire de la dette hypothécaire et d’autres actifs titrisés. Des évaluations précises, une information transparente sur ces actifs et la mise en oeuvre cohérente de normes comptables de haute qualité sont nécessaires.
Ces actions doivent être prises de manière à protéger le contribuable et à empêcher des effets potentiellement dommageables sur d’autres pays. Nous allons utiliser les outils de politique macroéconomique quand cela est nécessaire et adéquat. Nous soutenons fortement le rôle déterminant joué par le FMI pour aider les pays affectés par ces turbulences. Nous allons accélérer la mise en oeuvre complète des recommandations du Forum de stabilité financière et nous avons pleinement conscience du besoin pressant d’une réforme du système financier. Nous allons continuer à renforcer notre coopération et travailler avec d’autres pour accomplir ce plan.
 »

Le lendemain matin, les ministres des Finances du « G7 » (mais pas les banquiers centraux) sont reçus à la Maison-Blanche. Cette seconde rencontre n’est pas décisionnaire, elle a pour seul objet de réaffirmer la suzeraineté états-unienne, alors même que le plan adopté est celui des Britanniques. À la fin, le président des États-Unis s’adresse à la presse. Symboliquement, tous ses hôtes se tiennent en ligne derrière lui, comme un bataillon au garde à vous. George W. Bush se contente d’indiquer que des décisions prises la veille devraient être étendues incessamment au G20. C’est en fait le G24 qui se réunit sans attendre autour du secrétaire au Trésor, Henry Paulson, avec la Russie cette fois, pour prendre acte des décisions du G7. Le Fonds monétaire international, la Banque mondiale et le Forum de stabilisation financière ont été associés à ces trois rencontres.

Force est de constater que la mise en œuvre de ce programme par les États membres de la Zone euro est juridiquement impossible. Les critères de convergence de l’Union économique et monétaire, dits « critères de Maastricht » du nom du traité qui les fixe, sont formels : les États doivent contenir leur dette publique et leur déficit budgétaire. Aucune intervention financière massive des États n’est autorisée, sauf à modifier le traité, selon une procédure qui exige plusieurs années.

Qu’à cela ne tienne ! La France, en tant que présidente temporaire du Conseil européen, convoque une réunion de l’Eurogroupe auquel se joint le Royaume-Uni. Gordon Brown expose le plan Vadera qui ne peut plus être amendé puisqu’il a déjà été adopté par le G7 et que le G24 en a pris acte. Angela Merkel répète qu’il n’est pas question que l’Allemagne cède un pouce de sa souveraineté financière et entrouvre la porte à une gouvernance supra-nationale. Silvio Berlusconi, seul dirigeant présent à avoir une expérience personnelle du monde des affaires, explique à ses collègues, politiciens professionnels, les difficultés de financement des entreprises. Nicolas Sarkozy abandonne l’idée d’un Fonds spécial européen, puisque les États-uniens se sont ralliés au plan britannique. Il veut bien tout ce que l’on veut pourvu qu’il puisse partager avec Brown ce moment de gloire. Comme prévu, le plan Vadera est adopté, c’est-à-dire que les dispositions relatives à la Zone euro dans le Traité de Maastricht sont abandonnées par consensus inter-gouvernemental, sans égard pour les Parlements et les Peuples qui l’ont ratifié. À vrai dire, personne ne s’en soucie, car plus personne ne veut de ces règles étouffantes et dépassées.

Le communiqué final de l’Eurogroupe élargi est une paraphrase verbeuse du relevé de décisions du G7. Outre les décisions relatives à la crise, le plan Vadera comprend un engagement de normalisation des règles comptables internationales sur celles de la City. Les sociétés seront autorisées au choix à évaluer leur actif au prix auquel elles les ont achetés ou au prix auquel elles pourraient les vendre. Cette mesure est d’autant plus surprenante que l’opacité de la comptabilité anglo-saxonne est une des causes de la crise. C’est elle qui empêche d’évaluer précisément la solvabilité des entreprises. Peu importe, alors que les chefs d’État et de gouvernement européens évoquent en public un besoin de transparence, ils concèdent aux Anglo-saxons une mesure essentielle à la poursuite de la globalisation de leur modèle.

L’Empire peut-il être co-géré par Washington et Bruxelles ?

Conseillé par ses amis de la Banque Rothschild, son frère Olivier Sarkozy du Carlyle Group, ainsi que par son beau-père par alliance, l’ambassadeur Frank Wisner II (vice-président du groupe AIG), Nicolas Sarkozy ne se contente pas de suivre le mouvement [8].

Dès le 23 septembre (c’est-à-dire pendant le lancement du Plan Paulson), il appelle l’Assemblée générale de l’ONU à « refonder le capitalisme ». Soutenu par la Banque d’Angleterre et la Réserve fédérale US, il revient à la charge à chaque occasion, malgré l’agacement de l’administration Bush finissante.

En de nombreuses occasions, Nicolas Sarkozy et ses alliés anglo-saxons évoquent « un nouveau Bretton Woods », en référence à la conférence internationale qui créa le système financier actuel à la fin de la Seconde Guerre mondiale. De la part de personnalités qui se sont toujours opposé à la remise à plat des règles de la finance mondiale, l’expression est significative : le système de Bretton Woods a été conçu dans la lignée de la Charte de l’Atlantique pour asseoir la domination financière anglo-saxonne sur « le monde libre », au détriment des autres Alliés et contre l’Union soviétique.

En définitive, George W. Bush concède la convocation d’un sommet des chefs d’État du G20 à Washington, le 15 novembre, c’est-à-dire après l’élection de son successeur. Drôle de réunion en vérité où les États-Unis seront représentés par deux présidents : un sortant, chargé des affaires courantes et un entrant, pas encore investi des pouvoirs de sa fonction.

Nicolas Sarkozy enfonce le clou devant le Parlement européen, évoquant la création d’un gouvernement économique européen, sous forme d’une présidence permanente de l’Eurogroupe qu’il se propose d’assumer. L’idée provoque la fureur des Allemands et la joie des Britanniques qui y voient la possible réalisation du projet de Winston Churchill : un système économique mondial fondé sur deux piliers, un nord-américain et un ouest-européen, avec le Royaume-Uni comme charnière, sinon comme centre du monde. Le tout passant par l’anglo-saxonisation des États-nations européens.

Contrairement aux apparences, la création éventuelle d’un gouvernement économique européen n’ambitionne pas un renforcement de l’euro, mais vise à mettre fin à la rivalité euro-dollar en intégrant l’euro dans un nouveau système impérial [9]. Moscou ne s’y est pas trompé, qui a décidé de se délester progressivement de ses réserves en euros comme il l’a déjà fait de ses réserves en dollars. Le président Dmitry Medvedev a même proposé aux chefs d’État de l’Organisation de coopération de Shanghai d’abandonner le dollar pour leurs échanges au profit des monnaies nationales.

Vers la dislocation des États-Unis ?

Cependant cette réorganisation du système financier mondial arrive trop tard [10]. La récession de l’économie états-unienne est trop profonde. La décision, prise en 1995, par le Congrès alors dominé par les républicains, de relancer la machine de guerre US pour dominer le monde s’est soldée par un désastre. Dès 2004, le Fonds monétaire international constatait que la production de biens de consommation s’effondrait aux États-Unis et que ceux-ci entraient dans une « économie de guerre » [11]. Cette tendance s’accélérait sous la double pression des mesures sécuritaires étouffant le commerce et des dépenses astronomiques de la guerre globale au terrorisme. Transformé en monstre prédateur, les États-Unis ont essayé de se nourrir en enchaînant les proies, mais ne sont pas parvenus à trouver de retour immédiat sur investissement suffisant en Irak. Ils se retrouvent très exactement dans la position de l’Union soviétique à la fin des années 80 : leur secteur militaire a vampirisé toutes leurs énergies.

Ainsi que je l’ai systématiquement noté dans les nombreuses émissions auxquelles j’ai participé depuis l’été 2006, l’échec du projet de remodelage du Grand-Moyen Orient sanctionné par la défaite militaire israélienne au Liban a sonné la fin de l’Empire. De même que l’Union soviétique s’est effondrée et disloquée, de même les États-Unis sont désormais menacés d’effondrement et de dislocation.

Au delà des indices boursiers qui ne donnent pas d’indication fiables sur l’état de l’économie réelle, les indices se multiplient de faillite du système. L’industrie automobile, principale industrie civile aux États-Unis annonce des fermetures d’usines et ne pourra pas éviter la catastrophe sans être rachetée par l’État. Ces fermetures en annoncent d’autres de sorte qu’il paraît difficile d’empêcher un doublement du chômage aux États-Unis en 2009. Les usines chinoises qui approvisionnent les super-marchés outre-Pacifique ferment en chaîne, ce qui implique que les rayonnages de ces super-marchés ne tarderont pas à être vides. Ainsi que nous l’avons annoncé il y a un an déjà, de nombreux États fédérés devraient bientôt se retrouver dans l’incapacité de payer les traitements de leurs fonctionnaires et par voie de conséquence dans l’obligation de fermer écoles et hôpitaux [12]. Déjà la Californie est officiellement menacée de faillite, c’est pourtant l’État fédéré le plus riche.

Plus d’un quart des États-uniens sont des retraités dont les pensions dépendent de placements financiers. La plupart d’entre eux risquent de se trouver rapidement sans ressources.

On n’imagine pas que l’expulsion de centaines de milliers de familles et leur relogement dans des campings municipaux ne tourne pas à l’émeute dans un pays où les armes sont en vente libre. Craignant les conséquences sociales de cette situation, le gouvernement fédéral s’est préparé à proclamer l’état d’urgence. Cette éventualité a été évoquée au Congrès lors du vote du Plan Paulson. Des troupes d’élite, spécialisées en Irak dans le maintien de l’ordre, ont été rapatriées et se tiennent prêtes [13].

Certains commentateurs envisagent que Washington cède à la tentation des années 30, lorsque pour sortir de la crise de 1929, il encouragea la guerre en Europe. Mais une telle option serait aujourd’hui inadéquate : la guerre ne peut plus être la solution car elle est précisément à la base du problème.

C’est pourquoi tout est entrepris pour masquer l’ampleur de la crise, tout au moins jusqu’à l’élection présidentielle du 4 novembre. Au besoin, de nouvelles liquidités seront injectées et les bourses occidentales suspendront leurs cotations. Une fois cette échéance passée, il appartiendra au prochain locataire de la Maison-Blanche de procéder à la liquidation des actifs et de tenter de le faire en préservant la paix civile.

[1« Interconnexion des crises », par Éric Toussaint, Réseau Voltaire, 26 octobre 2008.

[2« Retour sur les causes de la crise alimentaire mondiale », par Damien Millet et Éric Toussaint, Réseau Voltaire, 7 septembre 2008.

[3« Convertir les aliments en carburant, c’est créer la famine », par Fidel Castro Ruz, Réseau Voltaire, 31 mars 2007.

[4Site officiel de Jacques Cheminade.

[5Ed. Clément Juglar, février 1999.

[6Ed. Clément Juglar, février 1999.

[7Bien qu’ayant participé à la création de la Société du Mont-Pélerin, Maurice Allais prend ses distances avec les disciples de Friedrich Hayek dès 1974 et dénonce les conséquences de la religion du libre-échange.

[8« ОПЕРАЦИЯ САРКОЗИ », Профиль, 16 juin 2008. Version française : « Opération Sarkozy : comment la CIA a placé un de ses agents à la présidence de la République française », par Thierry Meyssan, Réseau Voltaire, 19 juillet 2008.

[9« Le dollar, talon d’Achille des USA », par L.C. Trudeau, Réseau Voltaire, 4 avril 2003.

[10Elle était réclamée depuis longtemps par les banquiers non-anglo-saxons qui diagnostiquaient parfaitement la maladie. Voir : « Incertitudes sur l’économie mondiale », par Banque des règlements internationaux (BIR), Réseau Voltaire, 29 juin 2007.

[11« La guerre, seule alternative à la crise économique », Réseau Voltaire, 8 janvier 2004.

[13« Les États-Unis se préparent à des troubles intérieurs majeurs », Réseau Voltaire, 29 octobre 2008.