France, Tchad, Soudan, au gré des clans Dossier noir n°3, par Agir ici et Survie, sous la direction de François-Xavier Verschave, L’Harmattan éd., 1995. |
Coin nord-est de l’ex-empire français au Sud du Sahara, le Tchad connut une colonisation tardive : elle répondait beaucoup moins à une logique économique qu’à l’engrenage des confrontations militaires avec les " seigneurs de la guerre ". L’affrontement avec le conquérant et marchand d’esclaves Rabat, d’origine soudanaise, se conclut en 1900 par la mort de celui-ci et de l’officier François Lamy, la prise de Kousseri, puis la fondation de Fort-Lamy. La colonie ne fut officiellement créée qu’en 1922, et les territoires du Borkou-Ennedi-Tibesti restèrent sous administration militaire. Mais, une fois la France installée, la volonté de rattachement à l’ensemble colonial s’imposa de deux manières : par le rattachement à l’Afrique Equatoriale Française (AEF), afin de mettre fin aux échanges transsahariens avec le Soudan ou la Libye, et privilégier la pénétration des produits français à partir du golfe de Guinée ; par le développement au Sud d’un " Tchad utile ", densément peuplé et scolarisé, où est imposée la culture du coton [1].
Les coloniaux civils et militaires, on l’a dit [2], n’étaient pas au clair avec la différence entre ces deux Tchad, et c’est un pays en tous points fragiles qui s’approchait de la décolonisation :
" Une partie de la gauche africaine commençait à comprendre que l’indépendance immédiate des colonies françaises aboutirait à un fiasco par manque de cadres locaux et de ressources économiques : certains leaders envisagèrent donc de retarder l’indépendance et de fédérer entre eux les Etats à naître. Gaston Defferre et Charles de Gaulle, en faisant éclater les fédérations d’AOF et d’AEF, puis en précipitant les indépendances, portèrent sur les fonds baptismaux des entités non viables sans l’"aide" de leur ancienne métropole [3]".
Stratégies
Il fallait donc " aider " ce pays, ce qui, en langage françafricain, signifie installer des circuits où tous les acteurs civils ou militaires français, et leurs alliés africains, aient de quoi " manger ". Mais, si l’on a tant " aidé " un pays où le retour sur rentes demeurait plutôt faible, c’est aussi qu’il apparaissait comme le verrou protégeant des voisins plus attrayants, ou un possible " porte-avions " :
" Par sa position au centre du continent, le Tchad joue un rôle important dans la stratégie française. A la fois parce qu’il fut longtemps, et est encore, une base pour l’armée française, et parce que son retrait risquerait d’entraîner celui de ses voisins, le Tchad doit être maintenu dans le bloc français comme la Tchécoslovaquie devait l’être dans le bloc soviétique. L’intérêt de la France est donc, d’une part, de conserver la haute main sur le potentiel économique inexploité (et encore souvent inexploitable) de ses possessions africaines et, d’autre part, d’y parvenir au moindre coût économique et politique [4]".
Les ambitions libyennes invitèrent à conclure des accords de coopération militaire :
" A la demande du gouvernement du Tchad, le gouvernement de la République française apporte, dans la limite de ses possibilités, le concours en personnels militaires français qui lui sont nécessaires pour l’organisation et l’instruction des forces armées du Tchad. Ces personnels sont mis pour emploi à la disposition du haut commandement des forces armées tchadiennes. Les personnels militaires servent dans les forces armées tchadiennes avec leur grade. Ils revêtent l’uniforme tchadien ou la tenue civile suivant les instructions de l’autorité militaire tchadienne. [...] Ils ne peuvent en aucun cas participer directement à l’exécution d’opération de guerre ni de maintien ou de rétablissement de l’ordre ou de la légalité [5]".
Bref, comme l’expliquait au Monde François Mitterrand, un pays " où nous assumons des responsabilités historiques et contractuelles particulières [6]". Dans un contexte bipolaire où la France était chargée de protéger de la Révolution ce pan d’Afrique, cela devait suffire à justifier que l’on contrât, à grands coups de milliards, l’expansionnisme libyen ou les rebelles indésirables (car Hissein Habré ou Idriss Déby furent un jour, sinon désirés, du moins agréés).
Enjeu pétrolier ?
L’existence de réserves non négligeables de pétrole au Sud du Tchad, dans la région de Doba (zone à dominante chrétienne), est connue depuis longtemps. L’exploration a été menée, sous Hissein Habré, par un consortium à majorité américaine (Exxon) - c’était l’un des griefs que Paris recommença d’accumuler, dès 1982, contre l’ex-ravisseur de Françoise Claustre. Lors de l’arrivée d’Idriss Déby au pouvoir, François Mitterrand ordonna à Loïk Le Floch Prigent (alors PDG d’Elf), d’imposer la participation de la société française dans ce consortium. Une entrée en force peu souhaitée par Elf : elle troublait les rapports entre grandes compagnies, pour des gisements dont l’exploitation semblait à la limite de la rentabilité.
Elf a su depuis recoller les morceaux. Les réserves prouvées se sont révélées plus importantes que prévu, et pourraient justifier une exploitation. La configuration des gisements n’en fait toutefois pas l’affaire du siècle, qui bouleverserait la donne stratégique. L’écoulement de la production a posé de délicats problèmes [7]. Mais surtout, l’insécurité actuelle et les incertitudes politiques pesant sur la région (le Logone, avec les FARF de Laoukein Bardé, le Tchad en général, mais aussi le Cameroun voisin), ont fait différer de plusieurs années la mise en production. L’évêque du lieu, Mgr. N’Garteri, au coeur de ce Sud tiraillé, ne le regrette pas : " Actuellement, au Tchad, l’or noir serait une source de division [8] ". Malheureusement, on l’a vu en Somalie et au Tchad, on peut aussi avoir la division sans le pétrole.
Déshérence
Faute d’intérêt économique majeur, la politique de la France au Tchad est à peu près aussi désertée que les champs pétroliers : " plus personne ne réfléchit à la quadrature du cercle tchadien [9]". Elle est abandonnée aux intérêts mineurs, aux considérations de carrière ou aux paris des aventuriers.
" Les atrocités, les crimes, les tortures, les assassinats qui ont été commis dans les locaux de la DDS ne pouvaient être ignorés de toutes les chancelleries occidentales en poste à N’Djaména. Du temps d’Hissein Habré, grand ami de la France, les cadavres flottaient sur le fleuve Chari, traversant N’Djaména, longeant le parc de la résidence de l’ambassadeur de France [10]".
Mais Habré restait l’ennemi juré de Kadhafi. En 1989, le coup d’Etat au Soudan peut renforcer l’agressivité des Zaghawas soudano-tchadiens dont Idriss Déby, en rupture avec Habré, a pris la tête. L’officier DGSE Paul Fontbonne propose alors un plan clef en mains, tellement inattendu que personne ne s’y oppose : plutôt que de recommencer une interminable contre-guérilla contre des " envahisseurs ", et puisqu’Hissein Habré se montre par trop suffisant, pourquoi ne pas accompagner l’invasion ?
" La politique tchadienne de la France, fin 1990, dépendait entièrement du problème du Golfe. Il fallait surtout ne pas couper les ponts avec le colonel Kadhafi, pour l’empêcher de rallier le camp irakien, raison pour laquelle on a laissé filer Déby, malgré ses soutiens libyens et malgré le risque que sa victoire pouvait représenter pour la paix civile au Tchad. [...] Lors d’un stage à l’Ecole militaire de Paris, en 1985, Déby avait, en effet, créé quelques liens avec des militaires français, et, en exil au Soudan, il avait été approché par un certain Paul Fontbonne, l’un des hommes de la maison DGSE à Khartoum [11]".
Fontbonne est resté le " conseiller-Présidence " DGSE de Déby, de décembre 1990 à juin 1994. Le deal passé entre les " services " français et soudanais, amorce d’une longue série, est respecté : le Soudan n’encourage plus les rébellions depuis son territoire. Pourquoi le ferait-il, d’ailleurs ? Il est déjà tellement présent à N’Djaména... L’armée française s’entend plutôt mieux avec les hommes du Nord tchadien ; si c’est un officier, passé par l’Ecole militaire, c’est un frère [12] ! On " encadre " donc la " Garde républicaine " et l’armée. Deux Français, dont un certain " Monsieur Rodolphe ", collaboreraient à la police politique, le CRCR [13], qui a repris à bail la célèbre " Piscine ".
Paul Fontbonne " cornaque " Idriss Déby dans ses grandes manoeuvres politiques, qui font assez longtemps illusion - tandis que l’Ambassade de France finance la Conférence nationale souveraine, et apporte même son appui à certains mouvements civiques. Tout irait pour le mieux, dans la plus tranquille ambiguïté, si ne s’affichaient trop certaines impuissances, ou ne s’attisaient certaines rivalités franco-françaises.
En juin 1992, Christian Quesnot, le chef d’état-major particulier de François Mitterrand, n’est pas content des rapports sur l’évolution du pays : la CNS est sans cesse reportée, et on craint une dérive à la Habré. Il pose six conditions au maintien du plan Epervier (l’assurance tous risques de la France) : " une réduction drastique des effectifs de l’armée, la tenue d’une conférence nationale, la formation d’un gouvernement de transition, la libération des prisonniers politiques, le respect des droits de l’homme et, enfin, la reprise en main de l’administration financière de l’Etat, en particulier des douanes [14]". Seul le deuxième point a été acquis - avec une suite avortée. " Les "coopérants" français, un temps en charge des douanes, ont été retirés pour ne pas servir de caution aux détournements. Quant aux libertés, les massacres et assassinats d’opposants se poursuivent avec la participation active de la garde présidentielle [15] ". La " déflation " de l’armée est, on l’a vu, pleine de traquenards. Certains " déflatés " potentiels n’attendent pas qu’on leur donne un pécule pour s’acheter une arme : ils " braquent " directement les militaires français porteurs de cette manne financière, et ceux-ci, comme en Bosnie, n’ont d’autre choix que de céder devant des bandits-soldats.
Puisque la DGSE et Fontbonne suivaient Déby, la DST de Charles Pasqua a rassemblé à Paris, pour une " réunion de travail " durant l’été 1994, des opposants au régime. Selon un proche du président tchadien, elle les aurait traités " comme des hommes de rechange [16]".
Déby garde du crédit sur le livret militaire
Selon N’Djaména Hebdo [17] :
" Le lobby militaire français maintiendrait son soutien à Idriss Déby. Motif : la crainte que l’arrivée d’un sudiste à la présidence ne provoque une multiplication des foyers de rébellion dans la partie nord du pays (comme si la présence de Idriss Déby à la tête du pays avait fait reculer le phénomène) [18]. Les civils : le Quai d’Orsay, les partis politiques (RPR, PS comme les centristes et autres giscardiens) souhaitent un regroupement des partis de l’opposition qui lui assurerait la victoire. Dans ces conditions, ils sont prêts à exercer les pressions nécessaires sur Idriss Déby en cas de fraudes massives ou tout simplement si ce dernier refuse de se plier au verdict des urnes ".
Les militaires ont d’autant plus de chance de gagner que les civils brillent par leur " absence " [19], et ont eux-mêmes contribué à biaiser le jeu - comme l’explique Claude Arditi :
" Au premier rang [des obstacles à la démocratie] figure le soutien à peine voilé qui continue à être donné par la France à des chefs d’Etat ayant accédé au pouvoir par la force et résolument hostiles à la démocratie. L’argent dont ils disposent, qui provient pour une bonne part du détournement de l’aide internationale et des deniers publics, leur permet d’entretenir une clientèle politique, d’organiser des meetings. Ils utilisent aussi à leur seul profit les structures de l’ex-parti unique, implantées sur l’ensemble du pays. Face à eux, l’opposition apparaît en général disposant de peu de moyens financiers, sans programme politique réel et profondément divisée. La situation qui prévaut au Tchad [...] ne fait, hélas, que confirmer cette évolution générale [20]".
L’équivoque reste la caractéristique majeure d’une politique africaine décérébrée. Selon Tibe Kalande, président de Tchad Non-Violence (association qui accomplit un incroyable travail de " déminage " civique) :
" Aujourd’hui, [la France] soutient d’un côté le processus démocratique, et, de l’autre, elle forme la garde républicaine qui est en fait l’auteur de tous les massacres qui ont lieu au Tchad. Cette ambiguïté choque les Tchadiens [21]. [...] Sous prétexte de réorganiser l’armée, la France équipe (véhicules tous terrains, fusils,... ) et entraîne cette garde. Des instructeurs français les encadrent. La France joue un double jeu [22]".
Orientations…
A force de laisser cohabiter n’importe qui et n’importe quel schéma, de dire et de faire tout et son contraire, la politique de la France en Afrique est désorientée - tout particulièrement en ce pays enclavé, " déshérité " [23]. Il est plus que temps de redéfinir et d’activer au Tchad une politique " étrangère " (qui ne présuppose pas une familiarité discutable), selon quelques principes affichables - comme peut l’être en nos mairies la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen :
1° On ne peut pas vouloir le Tchad à la place des Tchadiens, ni mieux qu’eux. La France a eu le bon goût de cofinancer une Conférence nationale souveraine où les Tchadiens se sont reconnus : ils ont inventé leur propre mode de fonctionnement politique, et affirmé à quel point ils le trouvaient préférable aux exactions répétitives des " seigneurs de la guerre ". Ce moment fondateur, cette démocratie naissante et fragile, doivent être infiniment respectés (comme auraient dû l’être la Bosnie et ses protestations pluriethniques, ou le Rwanda d’Arusha).
2° Si, pour des raisons internes ou externes, les tensions Nord-Sud devenaient excessives, la France n’a pas à compromettre le respect dû à toutes les populations du Tchad par des considérations géopolitiques non débattues, qui reviennent généralement à révérer le plus fort ou le plus agressif : comme avec le grand-serbisme en Bosnie, pactisera-t-on au Tchad avec l’intégrisme soudanais ?
3° Les élections prévues par la CNS sont une étape décisive. La France doit soutenir leur tenue, dans les délais les plus convenables, si elles peuvent être crédibles. Un processus d’élections frauduleuses doit par contre être dénoncé avec une fermeté effective - donc inhabituelle. Il devrait en particulier être sanctionné par la cessation immédiate de toute coopération, militaire et financière, avec le pouvoir qui s’en rendrait coupable.
[1] Cf. Claude Arditi, « Tchad : chronique d’une démocratie importée », in Journal des anthropologues, n° 53, 1993-94, p. 149.
[2] Cf. chapitre 1, citation de Jean-Pierre Magnant.
[3] Jean-Pierre Magnant, in Etats d’Afrique noire, éd. Jean-François Médard, Karthala, 1991, p. 187.
[4] Jean-Pierre Magnant, op. cit., p. 180.
[5] Texte signé en 1976, ratifié le 9 novembre 1977 par le Parlement français. Cité par Michel N’Gangbet, Peut-on encore sauver le Tchad ?, Karthala, 1984, p. 66.
[6] Interview du 26/08/83, cité par Michel N’Gangbet, op. cit., p. 67.
[7] Des études onéreuses ont été entreprises pour la construction d’un pipe-line traversant le Cameroun jusqu’au port de Kribi. Un temps, le président camerounais Paul Biya fit monter les enchères. L’examen d’un tracé alternatif vers le Centrafrique et le Congo, via le Centrafrique l’amena finalement à signer un accord avec le consortium. Cf. « Pourquoi Libreville ? », in N’Djaména Hebdo du 01/12/94, et Stephen Smith, « Le rêve évanoui de l’or noir tchadien », in Libération du 02/02/95.
[8] D’après Stephen Smith, ibidem.
[9] Stephen Smith, « Tchad, la menaçante frontière religieuse », Libération du 30/01/95.
[10] Roger-Vincent Calatayud, Rapport de la mission d’observation au Tchad (4-11 février 1992) d’Agir ensemble pour les droits de l’homme et de la FNUJA. Résumé de l’entretien avec Mahamat Hassan Abakar, p. 13.
[11] Robert Buijtenhuijs, La Conférence nationale souveraine du Tchad, Karthala, 1993, p. 39.
[12] Cf. J.L. Triaud, « Au Tchad : la démocratie introuvable », in Le Monde diplomatique, 2/92.
[13] Selon un témoin cité par le Rapport de la mission d’observation au Tchad (4-11 février 1992), p. 15.
[14] Stephen Smith, « Paris pousse le président Déby vers la sortie », Libération, 15/09/94.
[15] Ibidem.
[16] D’après Stephen Smith, ibidem.
[17] « A chacun son favori », 01/12/94.
[18] Sous les seize ans de présidence du sudiste Tombalbaye, le Tchad a connu une rébellion (celle du FROLINAT), deux sous les huit ans de "règne" d’Hissein Habré, et au moins cinq depuis quatre ans qu’Idriss Déby est au pouvoir.
[19] Tandis que quelque 800 soldats français sont toujours " prépositionnés " au Tchad. D’après Stephen Smith, « Tchad, la menaçante frontière religieuse », in Libération du 30/01/95.
[20] C. Arditi, « Tchad : chronique d’une démocratie importée », art. cité, p. 152-153.
[21] Et quelques Français...
[22] Non-Violence Actualité, 11/94. Toute ressemblance avec des pratiques récentes dans un autre pays d’Afrique " francophone " ne peut être relevée que par des " esprits tordus ", des " anti-militaristes patentés ", des " humanistes bêlants ", des " autoflagellateurs ", ou des " complices objectifs des Anglo-Saxons "...
[23] La plupart des hommes d’Etat français ne connaissent de l’Afrique que quelques capitales branchées sur le financement de leurs activités, politiques et autres...
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