Le Carlyle Group est né, au milieu des années 1980, à la faveur d’une affaire d’esquimaux. Au terme d’un accord avec l’État fédéral, des sociétés d’Alaska ont reçu, en 1971, d’importantes subventions du gouvernement fédéral pour créer des entreprises sur place. Quinze ans plus tard, la plupart de ces sociétés avaient accumulé des dettes considérables et menacaient de déposer le bilan. Le sénateur de l’Alaska, Ted Stevens, parvint alors à faire adopter une clause dans la loi fiscale de 1984 autorisant ces sociétés à vendre leurs dettes à des compagnies états-uniennes florissantes, en échange d’un cadeau fiscal. En clair, une société esquimau ayant perdu 10 millions de dollars en une année fiscale peut vendre ses dettes 7 millions de dollars. L’acheteur états-unien peut, quant à lui, retrancher 10 millions de dollars des bénéfices déclarés à l’IRS, profitant ainsi d’une réduction fiscale de 3 millions de dollars [1].

 

Stephen Norris, cadre dirigeant de la division fusion-acquisition de la société Marriott, réalise que cette niche fiscale constitue un filon à exploiter. Son objectif : trouver des sociétés basées en Alaska disposées à vendre leurs dettes, les mettre en contact avec des compagnies états-uniennes, et empocher au passage 1 % de commission. Pour monter l’opération, il débauche David Rubinstein, ancien membre de l’administration Carter [2], qui travaille alors depuis 6 ans, au sein du cabinet Shaw, Pittman, Potts & Trowbridge et de G. William Miller & Co, également au service fusion-acquisition. David Rubinstein bénéficie d’un impressionnant carnet d’adresses qui lui permet de trouver les interlocuteurs des deux côtés.
Le succès de l’opération, conduite au sein de Mariott, incite les deux hommes à quitter la structure pour s’installer à leur compte. En quelques mois, ils s’arrogent ainsi 1% sur un milliard de dollars de réductions d’impôts obtenu, soit 10 millions de dollars. Le tout au sein d’une société nouvellement créée, et qu’ils vont nommer comme le Carlyle Hotel de New York, où ils tiennent la plupart de leurs rendez-vous. Le Carlyle Group est né.

Errements financiers, progrès politiques

Mais toutes les bonnes choses ont une fin et le gouvernement fédéral supprime rapidement cette niche fiscale. Rubinstein et Norris se reconvertissent alors dans le rachat d’entreprise, dans la conjoncture économique florissante des années 1980. Le but du jeu consiste à obtenir des prêts auprès de grandes banques, à acquérir des positions importantes dans des sociétés en difficulté, en prendre le contrôle à bas prix, réorienter leur politique commerciale puis les revendre à un prix supérieur. Le principal mode d’action est le rachat d’entreprise financé par l’endettement [3].

Les débuts sont chaotiques, Stephen Norris et David Rubenstein découvrant progressivement la nature impitoyable de l’univers économique dans lequel ils souhaitent opérer. Plusieurs opérations de rachat échouent au profit de sociétés plus rompues à l’exercice, tandis que d’autres réussissent, mais sans générer les profits escomptés. Au contraire, les pertes s’accumulent pour Carlyle en 1987-88. Les deux associés cherchent donc du renfort et recrutent plusieurs personnalités telles que Dan D’Aniello et William Conway, ancien dirigeant du service financier de MCI Communications.
Le plus gros coup est le recrutement d’un professionnel avisé de la finance, au passé politique controversé, Frederic V. Malek. Ce dernier, ancien chef du personnel du président Nixon, subit de plein fouet, en septembre 1988, un article du Washington Post relatant les délires paranoïaques et antisémites du président Nixon. On y apprend que Malek a, en juillet 1971, établi à la demande du président un listing des employés juifs du Bureau du Travail et des Statistiques, une démarche qui a abouti à l’époque à la mise au placard de deux fonctionnaires juifs situés haut dans l’organigramme, Peter Henle et Harold Goldstein. Le jour même de l’éclatement de l’affaire, qui compromet gravement sa carrière politique, il reçoit un appel de Stephen Norris qui l’invite à rejoindre Carlyle. Pour la société de Washington, c’est une façon inespérée de recruter un homme extraordinairement bien introduit dans le milieu des affaires états-uniens. Dans son carnet d’adresses figurent notamment les noms du président George H. W. Bush et de son fils, George Walker Bush, futur président. Avec lui, Carlyle peut acquérir une nouvelle dimension.

Cette nouvelle dimension ne concerne pas la réussite financière, mais plutôt le développement incroyable des connexions politiques de la firme, qui permettront, plus tard, d’importants succès. À l’époque, le premier projet concerne la reprise en main de Craterair, une société fournissant les repas aux passagers des vols de plusieurs compagnies aériennes. Le président directeur général de Marriott, J. W. Marriott, souhaite en effet se débarrasser de ce poids mort de sa compagnie, en 1989. Dan Altobello, qui dirige ce secteur, propose immédiatement à Carlyle de le racheter. Ce choix apparaît aujourd’hui comme une évidence : Norris, Malek et D’Aniello sont en effet tous les trois des anciens dirigeants de Marriott.
C’est Frederic V. Malek qui s’occupe de l’opération, à laquelle il fait participer George W. Bush, fils du président de l’époque. L’expérience du fils Bush dans le milieu du pétrole n’a a priori aucun rapport avec ses nouvelles fonctions de membre du conseil d’administration de Craterair. C’est donc ailleurs qu’il faut chercher les raisons de son recrutement, des raisons révélatrices des nouvelles méthodes de Carlyle. En réalité, Malek joue un jeu à trois bandes : d’un côté, il vient de négocier, loin de Carlyle, la reprise de la compagnie aérienne Northwest, dont il est le PDG. Cette compagnie a très souvent recours aux services de Caterair. De plus, elle a besoin d’autorisations fédérales en matière de régulation aérienne pour développer son activité. Le recrutement de George W. Bush, qui a besoin d’étoffer son CV dans le monde des affaires, permet d’envisager l’octroi des autorisations par l’entremise de son père, qui siège à la Maison-Blanche, et donc un regain d’activité pour Caterair. La boucle est bouclée. La Guerre du Golfe, qui amène la peur des attentats et la hausse des prix du pétrole entraîne malheureusement pour Carlyle une crise du secteur de l’aviation civile. L’audacieux montage subit donc un échec cuisant. Mais la compagnie de Norris et Rubinstein a, entre temps, considérablement accru ses contacts politiques [4].

Frank Carlucci : l’homme des services au service de Carlyle

En 1988, l’administration Reagan quitte la Maison-Blanche. Carlyle, fidèle à sa tradition, décide d’en recruter les meilleurs éléments. Le choix se porte sur Franck Carlucci [5], qui vient juste de quitter son poste de secrétaire à la Défense. Le 26 janvier 1989, il devient vice-président du Carlyle Group, ouvrant une nouvelle ère pour la société.
C’est en effet un renfort politique de très haute valeur. Très impliqué dans la Guerre froide, au cours de laquelle il a fomenté un grand nombre de coups fourrés dans divers endroits de la planète, Carlucci est l’homme des services états-uniens, ancien camarade de classe de Donald Rumsfeld à Princeton. Il est vice-directeur de la CIA en 1978, sous l’administration Carter, avant d’intégrer le département de la Défense de l’ère Reagan, sous la direction de Caspar Weinberger. Après un passage, en 1982, à la Sears World Trade [6] où il est impliqué dans une affaire de trafic d’armes liée à la CIA, il est nommé en 1986 à la tête du Conseil de sécurité nationale, en remplacement de l’amiral John Poindexter, carbonisé par l’affaire Iran-Contra. En novembre 1987, il remplace Caspar Weinberger au poste de secrétaire à la Défense, pour les dix-huit derniers mois de l’administration Reagan. Au cours de cette période, il se familiarise avec le processus d’élaboration du budget des armées et de ventes d’armes. Une expérience précieuse pour son futur poste au sein de Carlyle.

Frank Carlucci va ainsi être à l’origine du premier rachat lucratif pour Carlyle dans le milieu de l’armement. Il est en effet proche de Earle Williams, le président de BDM International, une société de conseil en questions de défense, filiale de Ford Aerospace. Ce dernier a réussi le tour de force de se faire nommer à la Naval Research Advisory Board, qui conseille la Navy états-unienne sur ses choix stratégiques à long terme, permettant ainsi à BDM d’obtenir de juteux contrats. Le tout en recrutant simplement, au sein de BDM, la femme de Melvyn Paisley, alors en charge de l’attribution des contrats de la Navy. Ce dernier rejoint même les rangs de BDM après avoir quitté ses fonctions en 1987.
Ce joyeux cocktail de corruption, de trafic d’influence et de fraude fait finalement l’objet d’une enquête d’envergure à l’été 88, qui aboutit à la mise en accusation de douzaines de responsables du Pentagone, en regard de leur attribution des contrats de défense. Le plus éminent d’entre eux n’est autre que... Melvyn Paisley. Le scandale éclabousse donc logiquement au passage BDM, dont la valeur chute dramatiquement, laissant la place libre à des repreneurs. Achetée 425 millions de dollars par Ford Aerospace en 1988, elle est rachetée 130 millions par Carlyle en 1990, grâce aux bons offices d’Earle Williams qui y conserve son poste de président, tandis que Carlucci et William Conway font leur entrée au conseil d’administration. Le succès de Carlyle est complet.

En quatre ans, le Carlyle Group a mis en place les bases de son succès futur : un savoir-faire financier, un carnet d’adresses politiques fourni et une spécialisation dans le secteur de la Défense où précisément les contacts politiques de haut-niveau sont essentiels. La période qui suit est une mise en application des leçons tirées du passé. C’est aussi la période qui voit William Conway prendre une part de plus en plus importante dans les décisions du groupe. C’est un homme d’affaires réputé pour son flair dans le monde de la finance, mais aussi pour ses méthodes de management autoritaires et conservatrices. Il est à l’origine, avec David Rubinstein, de la reprise mouvementée de la division Défense et Aérospatiale de LTV Corp, qui renforce la réputation du groupe.

Carlyle dans les eaux saoudiennes

À la même période, le Carlyle Group noue des relations avec l’Arabie saoudite. Profitant de la guerre du Golfe et d’une diplomatie états-unienne tournée vers le régime des Saoud, Carlyle rentre en contact avec le prince Alwaleed bin Talal, alors âgé de 35 ans, neveu du roi Fahd ayant fait ses études aux États-Unis. Devenu très riche d’une manière qui reste aujourd’hui inconnue, il souhaite à l’époque investir aux États-Unis. Le climat politique y est favorable, et la crise financière incite les banquiers à chercher de l’argent là où ils en trouvent. L’une des plus grandes banques du pays, la Citicorp, cherche ainsi 1,5 milliard de dollars pour rester à flot. Conscient de l’opportunité, le prince Alwaleed passe par un cabinet d’affaires de Washington pour intervenir. Ce cabinet lui conseille d’avoir recours aux services du groupe Carlyle, qui possède de nombreux atouts en matière de connexion politique qui peuvent se révéler utiles au prince. La manœuvre se heurte néanmoins à l’opposition de plusieurs membres du Congrès, hostiles à la prise de contrôle des banques états-uniennes par des investisseurs étrangers. L’entregent de Stephen Norris permet finalement d’obtenir l’agrément indispensable du Federal Reserve Board, à condition que le prince Alwaleed n’intervienne pas dans la gestion de la banque. Le 21 février 1991, le Carlyle Group peut donc se vanter d’avoir permis l’investissement de 590 millions de dollars du prince saoudien dans l’une des principales banques états-uniennes. La manœuvre permet au prince d’être potentiellement détenteur de 15 % des actions de la banque, devenant ainsi l’un de ses principaux actionnaires.
Des déclarations à l’emporte-pièce de Stephen Norris, revendiquant pour Carlyle le sauvetage de la banque et sous-entendant que le prince chercherait certainement à influer sur les décisions du conseil d’administration, amènent finalement le Federal Reserve Board à revenir partiellement sur son autorisation. Il n’empêche, le Carlyle Group a réussi son entrée sur la scène internationale.

La société va profiter de son avantage pour acquérir, en 1992, une entreprise peu connue, Vinnell, qui doit servir de relais au Proche-Orient pour l’expertise militaire détenue par Carlyle. Vinell est une société privée dont l’activité consiste à entraîner des armées étrangères lorsque celles-ci en ont besoin. Elle forme depuis 1975 les forces armées saoudiennes, et ses mercenaires, composés des éléments les plus aguerris des Special Forces, ont combattu aux côtés des troupes régulières lors de la Guerre du Golfe, en 1991. A l’époque, une commission d’enquête parlementaire diligentée par le sénateur Henry Jackson avait révélé que les critères de recrutement exluaient que soit embauché toute personne de religion juive. On retrouve ensuite la société lors du scandale de l’Irangate, puisque Richard Secord, général à la retraite de l’Air Force travaillant pour Vinnell fût impliqué en tant que complice d’Oliver North. En 1987, un article de Time Magazine met à nouveau en cause la société de mercenaires en révélant que deux de ses employés auraient été impliqués dans la tentative avortée de renversement du Premier ministre de Grenade, l’homme de gauche Maurice Bishop.

La reprise par Carlyle ne va rien changer aux activités de Vinnell. Au contraire, elle va s’accompagner d’un renforcement de la présence militaire états-unienne dans la région, de 1992 à 1995. En 1995, les bureaux à Riyad de Vinnell et de BDM, deux sociétés détenues par Carlyle, sont soufflés par un attentat meurtrier qui fait sept morts, dont cinq États-uniens. Les bureaux visés sont ceux soutenant le contrat de Vinnell auprès de la Garde nationale, à une époque où de nombreux Saoudiens souhaitent voir l’armée états-unienne quitter le pays. L’affaire fait grand bruit aux États-Unis et de nombreux témoignages anonymes font alors ressortir que Vinnell est, en réalité, une façade pour les interventions de la CIA, chargée, en Arabie saoudite, d’infiltrer l’armée nationale. D’après un ancien employé, même après le rachat par BDM (donc Carlyle) de la société, celle-ci aurait conservé toute son autonomie. Voilà qui lève une part du voile sur la couleur politique et les intentions des dirigeants du Carlyle Group. Ceux-ci ont néanmoins revendu Vinnell en 1997 [7], ce qui n’empêche pas celle-ci de continuer son œuvre en Arabie saoudite. Un rôle qui lui valut d’être au cœur d’importantes polémiques après les attentats du 11 septembre et l’apparition, au sein de l’administration Bush, d’un violent courant anti-saoudien.

Un renfort de choix : James Baker III

En 1993, le Carlyle Group poursuit son parcours du combattant pour parvenir au sommet du monde de la finance. Pour cela, il a besoin d’un nouvel atout pour ses relations publiques et politiques, une figure reconnue plus disponible que Frank Carlucci, devenu entre-temps membre du conseil d’administration de 32 sociétés, dont certaines n’appartiennent pas à Carlyle. À la fin de l’ère Bush, en 1992, David Rubenstein, Frank Norris et William Conway se rendent donc à la Maison-Blanche pour y débusquer l’oiseau rare : ce sera James A. Baker III [8]. Ce dernier dispose d’impressionnants états de service au profit des républicains : sous-secrétaire d’État au Commerce sous Ford en 1975, il fût directeur des campagnes de Ford, Reagan et Bush, directeur de cabinet de Ronald Reagan de 1981 à 1985, secrétaire au Trésor de 1985 à 1988, puis secrétaire d’État sous George Bush père de 1989 à 1992. Après la défaite de ce-dernier face à William Jefferson Clinton, il retourne vers le monde des affaires d’où il est issu, en acceptant des responsabilités à la fois pour Enron et pour le Carlyle Group. L’annonce de son recrutement par la société basée à Washington déclenche une effervescence médiatique autour de Carlyle, et on annonce même l’arrivée prochaine au sein du groupe de Colin Powell. En tout état de cause, l’arrivée de Baker renforce considérablement la position de Carlyle.

George Soros

Le nom de James Baker va permettre au groupe de lever des fonds importants, ce qui avait été impossible jusque-là. Le premier objectif, fixé par David Rubinstein à 500 millions de dollars, sera rapidement dépassé, grâce à l’arrivée du financier George Soros, qui vient, en 1992, de mettre la livre anglaise à genoux [9]. Celui-ci accepte d’investir 100 millions de dollars dans la société, mais aussi évidemment de lui apporter sa propre notoriété de financier hors-pair. Ce qui permet à Carlyle de lever, en 4 ans, plus de 1,3 milliard de dollars, soit plus de deux fois la somme initialement recherchée. Les rachats sont alors couronnés de succès, le groupe se focalisant sur les domaines liés à la Défense et aux ventes d’armes, deux terrains qui nécessitent des contrats avec le gouvernement. Or la proximité avec les décideurs politiques est désormais la spécialité de Carlyle. Le groupe va ainsi fleurir, faisant gagner près de 30 % annuels à ses actionnaires.
La liste des membres du Carlyle continue elle aussi à s’allonger, avec l’arrivée de George Bush Sr au rang de « conseiller supérieur », celui-ci étant devenu un ami proche de David Rubinstein, mais aussi de l’ancien Premier ministre conservateur britannique, John Major, qui est chargé des investissements en Europe, fin 1997. Le Carlyle Group bénéficie également du soutien du fonds de pension de la Banque mondiale, dont il a recruté l’ancienne trésorière en charge des investissements, Afsaneh Mashayekhi Beshloss. Celle-ci avait confié une bonne partie des fonds à sa disposition à Carlyle.
Carlyle multiplie ses investissements à l’étranger, notamment en Amérique latine, en Russie (avec l’oligarque Mikhail Khodorkovsky [10]) et en Europe, ainsi que le recrutement de responsables politiques tels que le Premier ministre de Corée du sud, Park Tae-joon et l’ancien Président des Philippines, Fidel Ramos. Et ceux qui ne peuvent y travailler, y envoient leurs proches, comme Madeleine Albright qui fait engager sa fille Alice.

L’arrivée de George W. Bush à la présidence des États-Unis est une consécration pour le Carlyle Group. Le nouveau résident de la Maison-Blanche doit en effet sa nomination au travail de sape juridique fourni par James Baker III, membre du Carlyle Group, et aux amitiés politiques de son père, George H.W. Bush, également lié au fonds d’investissement de Washington. Carlyle a même financé la campagne politique des républicains à hauteur de 359 000 dollars, contre 68 000 seulement pour les démocrates. Le désavantage de cette politique est qu’elle attire vers la société l’attention de l’ensemble des médias états-uniens.

Bush père et fils : la diplomatie Carlyle

Le premier véritable scandale éclate en mars 2001, lors d’une visite de Bush senior en Arabie saoudite, en tant que responable du Carlyle Group. Sa rencontre avec le roi Fahd suscite de nombreuses interrogations dans la presse états-unienne : s’agit-il d’une rencontre diplomatique ? d’un voyage d’affaires privées ? des deux à la fois ? Des questions d’autant plus légitimes que l’ancien président des États-Unis, accompagné de John Major, profite de l’occasion pour rencontrer d’anciens partenaires en affaires, la famille Ben Laden, alors même que l’un des frères, Oussama ben Laden, est déjà considéré comme une menace terroriste par les services de renseignement états-uniens.

Le deuxième dossier majeur concerne la Corée du Sud. L’arrivée au pouvoir de George W. Bush a été caractérisée par une politique extrêmement agressive à l’égard de la Corée du Nord, qualifiée d’« État voyou ». Les pays de la région, tels que la Corée du Sud ou la Thaïlande, voient d’un mauvais œil cette escalade diplomatique, et remettent alors gravement en cause leurs accords signés avec Carlyle en mai 1999, lors d’une visite de George Bush Sr. Des contacts privilégiés existent entre la société et de nombreux dirigeants locaux, puisque Carlyle compte dans ses rangs le Premier ministre sud-coréen élu en 2000, Park Tae-joon, mais aussi son gendre, Michael Kim, chargé de gérer les intérêts coréens aux États-Unis, et l’ancien Premier ministre thaïlandais, Anan Panyarachum.
Cet édifice patiemment construit est subitement mis à mal par les déclarations du nouveau président états-unien, lui-même influencé par les faucons de son administration. George W. Bush semble jouer contre son propre camp. Il est vite ramené à la raison.
Le 6 juin 2001, George W. Bush opère un revirement subit et annonce la reprise du dialogue avec Pyongang. Quatre jours plus tard, le New York Times évoque des discussions entre le père et le fils Bush ayant provoqué cette décision : selon le journal, Bush père, convaincu que son fils était indûment influencé par le Pentagone, lui aurait conseillé d’adopter une position plus modérée sur ce dossier. Il aurait argué du fait qu’une position dure à l’encontre de la Corée du Nord mettrait à mal le gouvernement sud-coréen, et nuirait en conséquence aux intérêts états-uniens dans la région. Une ingérence bien inhabituelle à la tête d’une démocratie aussi solidement enracinée que celle des États-Unis.

Il ne s’agit pas là d’un acte isolé : le 18 juillet 2001, le New York Times rend compte d’une nouvelle intervention de l’ancien directeur de la CIA dans la diplomatie états-unienne. George Bush père aurait en effet appelé le prince héritier de l’Arabie saoudite Abdullah, de la part de son fils, afin d’assurer le gouvernement saoudien que « le cœur [de son fils] est du bon côté », par rapport au Proche-Orient. Un appel rendu nécessaire par la politique uniquement pro-israélienne menée par l’actuel président. D’après le journal, ce dernier était présent lors du coup de téléphone. Ces révélations suscitent de violentes réactions de la part des organisations civiques tournées vers la moralisation de la vie politique. Nombreuses sont celles qui demandent alors que Bush père démissionne du Carlyle Group, s’il souhaite jouer un rôle dans la diplomatie du pays.

Le 11 Septembre : la Divine providence pour le Carlyle Group

La polémique est certes vivace, mais reste minime par rapport à celle qui attend les actionnaires de Carlyle à la fin de l’été 2001. La société est en effet au cœur de l’événement le plus traumatique qu’aient connu les États-Unis depuis Pearl Harbour : les attentats du 11 septembre 2001.

Ce jour là, le Carlyle Group tient sa conférence internationale annuelle pour les investisseurs à l’hôtel Ritz Carlton de Washington DC. Frank Carlucci, James Baker III, David Rubenstin, William Conway et Dan D’Aniello ont convié une galerie d’anciens dirigeants venus des quatre coins de la planète, d’anciens experts en question militaires, de riches Arabes venus du Proche-Orient et plusieurs investisseurs internationaux majeurs, qui peuvent ainsi assister aux attaques terroristes sur écran géant. Parmi les personnalités, on trouve notamment Shafiq Ben Laden, officiellement « brouillé » avec son frère Oussama, et George Bush père. Ce dernier aurait, d’après le porte-parole de Carlyle, quitté la convention peu avant les attentats, et se serait trouvé dans un avion au-dessus du Midwest lorsque fût ordonnée l’interdiction de décoller à tout appareil sur le sol états-unien.

La première conséquence de ces attaques est un cadeau du ciel pour le Carlyle Group : le Congrès approuve immédiatement le déblocage de 40 milliards de dollars pour la Défense tandis que, dans l’ombre, les membres de l’administration Bush commencent à plancher sur le budget 2002 du Pentagone qui prévoit une hausse de 33 milliards de dollars. Des décisions qui ont pour conséquence de rendre les partenaires de Carlyle extrêmement riches. Le projet jusque là vivement controversé du Crusader, la super-arme états-unienne, est adopté sans opposition. Un projet vivement défendu par Carlyle, puisque réalisé par United Defense, une société détenue par le fonds états-unien. Ses dirigeants profitent d’ailleurs de ces décisions pour nationaliser United Defense, en décembre 2001, empochant au passage 237 millions de dollars.

Moins glorieux, la presse états-unienne, et notamment le Wall Street Journal met à jour les liens du Carlyle Group avec la famille Ben Laden. Celle-ci a commencé au début des années 1990, lorsque le groupe tentait de prendre le contrôle de la société italienne Italian Petroleum. À cette occasion, son émisaire au Proche-Orient, Basil Al Rahim, s’était rendu en Arabie saoudite, en Jordanie, au Bahreïn et aux Émirats arabes unis pour y trouver des investisseurs. Il avait alors fait la connaissance de la famille Ben Laden, à la tête d’une entreprise de travaux publics évaluée à 5 milliards de dollars, le Saudi Binladin Group. La famille a certes rompu avec le plus connu de ses cinquante membres, Oussama, qui s’est vu retirer la nationalité saoudienne en 1991, mais l’article du Wall Street Journal met néanmoins l’accent sur l’affreux paradoxe que représente la possibilité pour la famille du terroriste de s’enrichir à la faveur des attentats, par le biais du Carlyle Group. Une information qui oblige les dirigants à minimiser les investissements de la famille Ben Laden (estimée selon eux à 2 millions de dollars, elle concerne en réalité plusieurs fois cette somme d’après Basil Al Rahim, qui a quitté le groupe en 1997) et à liquider rapidement leurs avoirs.

Lorsque survient la psychose liée à l’anthrax, en octobre 2001, le Carlyle Group est à nouveau là pour offrir - ou plutôt vendre - la solution : il détient en effet 25 % d’une société appelée IT Group, spécialisée dans le nettoyage de déchets environnementaux et toxiques. En situation délicate avant l’épisode de l’anthrax, IT Group signe, au cours de la période, plusieurs contrats de désinfection dans des bâtiments « contaminés » tels que le Hart Senate Office Building et le centre de tri postal de Trenton [11]. Des chantiers qui emploient 400 travailleurs à plein temps pendant plusieurs jours, et permettent d’envisager un sauvetage miraculeux de l’entreprise. Il n’en sera rien, finalement, puisque la compagnie déposera tout de même le bilan, non sans avoir au préalable considérablement réduit ses dettes.
On retrouve également Carlyle dans le sillage de Bioport, une société détenant le seul contrat gouvernemental pour la réalisation d’un vaccin expérimental et controversé contre l’anthrax. Travaille en effet dans cette société l’amiral à la retraite William Crowe, président du bureau des directeurs de cabinet au secrétariat à la Défense, du temps de Frank Carlucci. Si les deux hommes se connaissent bien, aucun liencommercialentrelesdeuxsociétésn’a cependant été établi.

En France, le Carlyle Group a acheté la principale entreprise de Vitrolles, le Groupe Genoyer qui fabrique des pièces détachées pour l’équipementier pétrolier Halliburton. Puis, il s’est emparé du papetier Otor, avant d’investir dans la presse. De 1999 à 2002, il a détenu 30 % du Figaro, qui a imposé Dominique Baudis à la présidence du Comité éditorial [12]. Il détient aujourd’hui 28% d’Aprovia (le pôle professionnel et santé de l’ex groupe Vivendi Universal Publishing), avec des titres comme Test, Le Moniteur ou L’Usine nouvelle. Et des participations dans Médimédia, qui édite par exemple Le Quotidien du Médecin et contrôle les Éditions Masson. Par ce biais, il bénéficie d’une expertise et d’une veille permanente sur la recherche et le développement industriels français. De plus, Carlyle s’est porté acquéreur de Vivendi Universal Entertainement.
En outre, Carlyle a investi dans l’immobilier de bureaux à Boulogne, Ivry, La Défense, Malakoff, Montrouge et Paris, avec une nette préférence pour les immeuble hébergeant des sociétés liées à l’armement.

L’étude détaillée du fonctionnement du Carlyle Group surprend et inquiète. Jamais l’influence d’une société privée n’a menacé à ce point d’engloutir une démocratie aussi ancienne que celle des États-Unis. Ce subtil dosage de collusion, de corruption et de népotisme, à un tel niveau de responsabilités, fait résonner d’une manière particulière les mots prononcés par le président Dwight Eisenhower lorsqu’il quitta les commandes du pays, en janvier 1961 : « Au sein des différents conseils du gouvernement, nous devons nous protéger contre l’apport d’une influence injustifiée, qu’elle soit recherchée ou non, de la part du complexe militaro-industriel. Le potentiel pour une montée désastreuse d’un pouvoir hors de propos existe et persistera. Nous ne devons jamais laisser cette agrégation mettre en danger nos libertés et nos processus démocratiques. »

[1Cette enquête s’appuie sur l’excellent livre de Dan Briody sur le fonctionnement du Carlyle Group : The Iron Triangle - Inside the secret world of the Carlyle Group, par Dan Briody, Wiley, 2003.

[2David Rubenstein était l’un des assistants en politique intérieure du président Jimmy Carter, à l’âge de 27 ans. Il est décrit par ses collaborateurs de l’époque comme un serviteur modèle de l’État, « le premier à arriver au travail, le dernier à en partir ».

[3C’est ce qu’on appelle le Leveraged Buy Out ou LBO, qui consiste à constituer un holding qui s’endette pour racheter la cible. Le holding paiera les intérêts de sa dette et remboursera celle-ci grâce aux dividendes réguliers ou exceptionnels provenant de la société rachetée.

[4« The fancy financial footwork of George W. Bush - The president as businessman », par David Ignatius, International Herald Tribune, 7 août 2002.

[5Voir « L’honorable Frank Carlucci » par Thierry Meyssan, Voltaire, 11 février 2004.

[6Filiale du géant de la distribution Sears Roebuck fondé par le général Robert E. Wood. Dans les années 50, la holding finança la création de l’American Security Council, embryon de ce qui est devenu le lobby militaro-industriel états-unien.

[7Carlyle n’a pas tardé à réinvestir dans le mercenariat en achetant USIS (US Investigations Services), qui assure par exemple la sécurité du président Karzaï en Afghanistan.

[8Voir « James A. Baker III, un ami fidèle », Voltaire, 16 décembre 2003.

[9Voir « George Soros, spéculateur et philanthrope », Voltaire, 15 janvier 2004.

[10Voir « Bush, Khodorkovsky & Associates », Voltaire du 13 novembre 2003.

[11Pour une raison inconnue, IT avait également été chargé de vitrifier les décombres du Pentagone au lendemain du 11 septembre.

[12Les parts ont été revendues depuis au groupe Dassault et M. Baudis est devenu président du CSA.