Ayant mis en cause le juge Balazar Garzón lorsqu’il ordonna l’incarcération du journaliste Tayseer Alouni, il nous est apparu utile de lui ouvrir nos colonnes pour lui permettre d’exposer son point de vue.
Dans l’entretien qu’il nous a accordé, il développe les thèmes traditionnels de la frange la plus dure du catholicisme espagnol : dénonciation du péril islamique en Occident et, simultanément, stigmatisation de la fin de l’État de droit aux États-Unis.
Il y emploie un vocabulaire significatif. Ainsi, le terme « Occident », caractéristique de la Guerre froide pendant laquelle il désignait le camp atlantiste opposé au camp soviétique, est devenu synonyme de chrétienté. Ou encore, le mot « arabe » et le mot « musulman » sont souvent synonymes. De sorte qu’il attribue les attentats de Bali et d’Istanbul à Al Qaïda, mais les situe dans des pays arabes.
Il développe une description mythique d’Al Qaïda, organisation désorganisée, sans direction mais avec un Conseil en Iran, réseau horizontal sans chef mais avec des agents dormants, etc. en s’appuyant non pas sur ses propres investigations, mais sur des « renseignements » dont la plupart viennent de services US dont il dénonce par ailleurs les méthodes hors de l’État de droit. Il souligne l’absence d’action imputable à Al Qaïda en dehors du 11 septembre, mais pour en conclure que c’est la preuve du péril dormant.
Simultanément, Balazar Garzón dénonce la militarisation des États-Unis et la fin de l’État de droit qu’implique la doctrine de la guerre au terrorisme. Il reprend là des critiques traditionnelles en Espagne depuis l’affaire du Maine et la guerre hispano-états-unienne. Un point de vue ravivé depuis que George W. Bush, soutenu par les télévangélistes, a pris la place de Jean-Paul II pour incarner la chrétienté.

Vous êtes le seul magistrat au monde à avoir lancé un mandat d’arrêt international contre Oussama Ben Laden. Est-ce une folie des grandeurs ou cela correspond-il à une stratégie ?

Je ne peux violer le secret de l’instruction en cours. Disons que les actes de procédure à l’encontre d’une personne se prennent en fonction des indices dont on dispose contre elle. Dans le cas d’espèce, l’ordonnance de sept cents pages qui a été prise contre Oussama Ben Laden et d’autres responsables d’Al Qaïda rapporte les indices existants. C’est une enquête qui se déroule en Espagne depuis 1995 et le nom de Ben Laden y figure depuis 1996. Ce n’est pas une décision précipitée. C’est la conséquence d’une étude des faits en profondeur et la stratégie est celle de toute enquête judiciaire qui vise à avancer progressivement vers la connaissance complète des faits. Nous tenons de nombreuses commissions rogatoires en attente qui restent à confirmer, dont des demandes d’extradition visant quatre détenus de Guantanamo sous la responsabilité des États-Unis, et d’autres encore adressées au Royaume-Uni, à la Turquie, l’Allemagne, la Belgique, la Norvège, la Suisse, l’Australie, l’Indonésie, la Surie, la Jordanie, le Yémen et autres.

Vous avez regretté publiquement la mauvaise qualité de la coopération judiciaire avec les États-Unis. Que se passe-t-il ?

Le problème avec les États-Unis est le même dans tout ce qui touche à la lutte contre le terrorisme. Il dépend de la compétence de diverses agences et juridictions. Il y a des personnes qui sont privées de liberté à Guantanamo sous la compétence de militaires, mais je ne peux pas me mettre en relation directe avec eux, seulement avec la justice civile qui est elle-même limitée dans ses relations avec l’administration militaire. Il s’ensuit d’autres dommages collatéraux comme la lenteur d’exécution des commissions rogatoires. Le problème avec les États-Unis, c’est la confusion des genres qui existe ici aussi.

Les différences entre les États-Unis et l’Europe sont notoires en matière de lutte contre le terrorisme. À quoi sont-elles dues ?

Il y a une différence fondamentale. En Europe, nous essayons d’affronter la lutte contre le terrorisme global du point de vue le plus strictement respectueux de l’État de droit. Ce sont les normes qu’essayent de respecter tant la police que les juges et les douaniers. Les résultats produits, le sont dans ce cadre légal. Aux États-Unis, il y a un courant qui respecte formellement cette légalité et un autre qui se situe hors de l’État de droit, dans ce qu’ils appellent la guerre contre le terrorisme. Cette guerre, dans bien des cas, excède la légalité pour entrer dans ce que l’on peut appeler un espace de non-droit, c’est-à-dire un espace où la justice civile ne peut entrer pour exercer un contrôle. On ne sait jusqu’où leurs leaders veulent l’étendre, tant elle est vaste.

Vous avez demandé l’extradition de quatre détenus de Guantanamo. Pensez-vous qu’ils vous seront remis ?

L’extradition est un processus mixte, à la fois judiciaire et politique. La partie judiciaire est close. La requête a été transmise au gouvernement espagnol et dépend désormais du Conseil des ministres. Nous savons quelle est sa responsabilité, ce n’est pas à moi de le rappeler. Il s’agit de délits commis en Espagne, cela ne devrait faire aucune difficulté.

L’incarcération que vous avez ordonné du correspondant d’Al-Jazeera, Tayseer Alouni, pour son appartenance supposée à une cellule espagnole d’Al Qaïda a suscité de nombreuses protestations, notamment de la Fédération internationale des journalistes et du Réseau Voltaire...

Et alors ? Une personne ne fait pas l’objet d’une procédure pénale parce que les journalistes en parlent en bien ou en mal, mais parce qu’elle a commis ou est en lien avec des faits délictueux. Ce dont j’accuse cette personne, comme quelques autres, est indiqué dans le mandat de dépôt et l’arrêt d’accusation, et n’a rien à voir avec la profession de cette personne ou d’une autre. Bien sûr, la fonction de la presse est de critiquer les décisions judiciaires et parmi ces critiques il y en a des favorables et d’autres non. C’est la grandeur d’un État démocratique. Je ne veux pas dire que ces critiques sont bonnes ou mauvaises parce qu’elles proviennent de la presse, mais si elles correspondent ou non à la réalité des faits sur lesquels nous enquêtons.

En marge de la procédure, vous avez averti les autorités états-uniennes du danger du phénomène du terrorisme islamique et de Ben Laden. L’Europe en avait-elle pris conscience avant de cette menace ?

C’est certain. En Europe nous avons eu le malheur de souffrir des assauts du terrorisme depuis des années. Au contraire, les États-Unis n’ont pas ressenti ce danger jusqu’au 11 septembre 2001. Ils pensaient que le phénomène terroriste était externe, qu’il pouvait affecter leurs ambassades et consulats, mais hors de leur territoire. Je crois qu’ils n’ont jamais mesuré l’importance de la menace intérieure. En décembre 1995, lors d’une conférence à l’université George Washington à la suite d’une réunion d’experts, je me suis trouvé à parler du terrorisme intégriste islamique et de la menace émergente d’Oussama Ben Laden et des Moujahidins afghans, et de l’influence qu’ils déployaient dans des zones comme, par exemple, l’Afrique du Nord et en particulier l’Algérie, et d’autres zones d’Europe de l’Est. Ces groupes d’afghans étaient dirigés par Oussama Ben Laden qui chevauchait du Soudan à l’Afghanistan et s’implantait dans d’autres régions. Les États-Unis comprenaient que c’était une menace, mais jamais ils ne la prenaient en compte à l’intérieur de leur pays. Essayez de leur démontrer, renseignements à l’appui, que le jihad fondamentaliste est une réalité aux États-Unis et s’y répand toujours plus, que s’enracine un sentiment fondamentaliste extrême, que nous le voyons depuis l’Europe avec ce que nous connaissons en Afrique du Nord, en Bosnie, en Tchétchènie, au Daghestan, etc.

Pourquoi les États-Unis n’ont-ils pas vu venir le danger ?

Jusque-là les attentats contre les intérêts nord-américains à l’étranger (dans les années 80 et le début des années 90) étaient le fait d’organisations terroristes arabes traditionnelles, pas d’intégristes ou de fondamentalistes islamiques comme il a commencé à s’en manifester avec le jihad ; ce terrorisme arabe s’est achevé avec la naissance du terrorisme globalisé ou global, fondamentaliste ou intégriste. Je me souviens d’un expert avec qui j’ai dialogué lors de cette conférence aux États-Unis. Je me référais au GIA algérien, il me dit quelque chose comme c’est un phénomène local. Local ? lui répondis-je, mais les fondements qui l’alimentent s’étendent à l’Europe et, de plus, l’idéologie qui lui sert de base, cette vision extrémiste de la religion, peut motiver une expansion généralisée. Nous sommes en train de vérifier qu’en Afghanistan, depuis l’expulsion des Soviétiques, les Moujahidins qui étaient des combattants se sont retrouvés sans travail, ils se sont dispersés dans diverses régions du monde où il y avait des conflits ou un jihad, c’est-à-dire une guerre sainte, pour donner leur savoir-faire et leur expérience. Ils étaient structurés par l’organisation d’Oussama Ben Laden, qui à cette époque n’était pas Al Qaïda, mais Al Bat Alkatara. Dans plusieurs pays, dont l’Espagne, il y a des mouvements fondamentalistes qui se nourrissent de cette vision extrême du Coran et qui reçoivent la formation correspondante dans des camps d’entraînement ou des destinations comme la Bosnie, la Tchétchènie et le Daghestan.

Comment percevez-vous Al Qaïda que l’on décrit comme une nébuleuse ou une organisation déstructurée ?

Au départ c’était une officine de contacts et de relations. Le terrorisme fondamentaliste ou intégriste islamique est horizontal, pas vertical comme les organisations terroristes traditionnelles comme l’ETA, l’IRA, ou à un moment Action directe et les Brigades rouges. Dans ce terrorisme horizontal, l’adhésion existe ou non, et la responsabilité peut-être celle d’un individu ou de plusieurs. Depuis les évènements qui se sont produits, Al Qaïda a dû se structurer plus. Aujourd’hui, il y a un Conseil de direction, et les derniers renseignements laissent à penser qu’il est en Iran, un Conseil qui s’est montré par certains aspects critiques vis-à-vis d’Oussama Ben Laden lui-même. Il existe une coordination, une série d’objectifs clairement établis, mais il n’y a pas besoin de donner un ordre pour qu’il soit exécuté. L’organisation terroriste ETA initiait des campagnes et donnait des directives pour commettre X attentats. Au contraire, Al Qaïda peut laisser passer cinq ans avant de réclamer l’attention d’un de ses membres qui, alors, sait ce qu’il doit faire. Il n’a pas besoin de dire explicitement comment et de quelle manière. C’est très typique. Ils peuvent être un long moment en latence, c’est pourquoi on les a appelés « cellules dormantes ». C’est un terrorisme diffus.

Aujourd’hui, cette menace est-elle plus grave qu’avant le 11 septembre ?

La menace générale est, selon les experts, plus grande. La preuve évidente est l’annulation de vols ces jours-ci, à moins que vous ne croyiez que c’est le fruit de l’hystérie depuis le 11 septembre. Si nous observons combien d’alertes maxima ont été déclenchées aux États-Unis, nous pouvons en conclure que de nombreux attentats devaient être exécutés qui n’ont pas eu lieu. D’un autre côté, il y a un phénomène intéressant qui peut se mesurer tout les jours et qui est le sentiment de ce qui aurait pu se produire. Depuis le 11 septembre, il n’y a pas eu un seul attentat d’Al Qaïda dans les pays occidentaux. Tous les attentats ont eu lieud dans des pays arabes ayant des gouvernements qu’ils considèrent comme impies parce qu’ils aident l’impérialisme occidental, notamment les États-Unis. Tout cela ne veut pas dire que nous ne devons pas enquêter en Occident sur l’expansion et l’actualité du terrorisme intégriste et fondamentaliste islamique. C’est cohérent avec les explications que je viens de vous fournir. Nous avons établi un chiffre de cinq années d’inactivité au-delà duquel ils peuvent redevenir productifs, il y a donc une nécessité d’action préventive, pas de guerre préventive, mais de procédure préventive, de coordination des services de renseignement, d’actions judiciaires et politiques coordonnées, de convergence législative, pour prévenir autant que possible, pour connaître quels sont ces mouvements et ne pas démoniser le fait d’être musulman ou arabe.

Comment en êtes-vous arrivé à écrire cette lettre ouverte à José Maria Aznar sur la crise en Irak ?

Je l’ai fait en qualité de citoyen d’un pays démocratique qui croit dans les institutions et pense que le Parlement et la démocratie doivent être autre chose qu’une pure formalité. Je l’ai écrite comme père, époux et une personne préoccupée de ce qui va advenir, de ce qui pourrait être évité. J’ai répondu à une erreur de perception, je n’ai pas accepté une décision qui prévoyait d’attaquer un pays parce qu’il détenait des armes de destruction massive alors qu’on savait qu’elles n’existaient pas, que n’importe quel étudiant savait inexistantes. Pourtant, les connexions avec le terrorisme d’Al Qaïda existent. Mais il n’y en a qu’une, et elle s’est produite dans le territoire irakien non contrôlé par Saddam. Bien sûr, on ne doit pas mettre cela sur le compte du mal du satrape, si l’on parle d’ingérence humanitaire, à supposer que l’on réagisse aux évènements de 1988, lorsqu’il gaza des milliers et des milliers de Kurdes et que personne ne fit rien alors que là il s’agissait d’armes de destruction massive. Un des péchés les plus graves de l’humanité, c’est l’indifférence. Heureusement, comme dans un conte, l’indifférence se transforme en un engagement de millions de personnes. En ce qui me concerne, cet engagement existe. En d’autres circonstances je ne l’aurais pas fait, mais là, si. Pour ceux qui s’impliquent dans la lutte contre le terrorisme - et j’en suis - la dérive hors des limites de la légalité est un risque réel, et déstabilisant. Autant que faire se peut j’essayerais de m’y opposer, au moins pour justifier ma propre conscience.

Propos recueillis par Juan Gasparini