La dynastie Aliyev
Ilham Aliyev applaudissant la statue de son père Heidar.

Donnant une conférence de presse à l’issue du massacre de Beslan, le président Vladimir V. Poutine a dénoncé l’action d’une puissance étrangère animée par une « mentalité de Guerre froide » [1]. Celle-ci tenterait de tirer les ficelles du Caucase pour tenir la Russie à l’écart des enjeux internationaux. Le « Grand jeu » est en effet rouvert sur les rives de la mer Caspienne depuis l’effondrement de l’URSS et l’apparition de nouveaux États indépendants. Comme au XIXe siècle, les grandes puissances s’y affrontent par peuples interposés. D’autant que la région est un véritable carrefour stratégique (au point d’être parfois qualifiée de « pipelinistan ») qui, de plus, renferme 5% des réserves mondiales de pétrole.

La partie en cours

Comme nous l’avons montré dans ces colonnes, les deux conflits Tchétchènes [2] avaient pour enjeu principal de priver la Russie de son accès à la Caspienne, car son économie dépend en grande partie des exportations d’hydrocarbures. Nous avons également souligné le rôle probable de l’oligarque Boris Berezovski, actuellement réfugié au Royaume-Uni, dans l’enlisement du conflit, ainsi que le soutien des indépendantistes tchétchènes par Washington, via les États limitrophes.
Juste au sud de la Tchétchénie, la Géorgie a vécu, en novembre 2003, une « révolution de velours » téléguidée par la CIA. L’ancien ministre des Affaires étrangères soviétique et proche de Moscou, Edouard Chevarnadze, a été écarté du pouvoir au profit de Mikhaïl Saakachvili. Le nouveau gouvernement s’est aussitôt aligné sur Washington au point d’envoyer des troupes en Irak [3]. Nous évoquions alors la pièce maîtresse de la stratégie d’influence états-unienne dans la région : l’oléoduc Bakou-Tblissi-Ceyhan (BTC).

Cet ouvrage, qui est le plus important à ce jour en matière de transport de brut depuis les gisements de la mer Caspienne, part d’Azerbaïjan, un autre « pion » du grand jeu de l’Asie centrale qui oppose les influences russe et états-unienne. Avant 1922 et l’arrivée de l’Armée rouge, sa capitale Bakou vivait déjà au rythme frénétique de l’aventure pétrolière, au point que Churchill déclara un jour : « Si le pétrole est roi, alors Bakou est son trône ».
Les problèmes d’instabilité politique dans la région et les difficultés à évacuer le pétrole de la Mer Caspienne ont longtemps fait renoncer la plupart des compagnies à s’aventurer dans la région, d’autant que les investissements nécessaires sont très lourds. Depuis quelques années sont venues s’ajouter à cela des déconvenues relatives à l’estimation des réserves véritablement enfermées sous les fonds de la Caspienne.

À mesure que l’extraction du pétrole de la Caspienne s’est développée, les anciens dispositifs russes qui acheminaient le brut vers le nord via la Tchétchénie, ou vers l’ouest via le port géorgien de Supsa et le Bosphore, n’étaient plus en mesure d’évacuer toute la production vers les marchés. Le BTC est donc destiné à capter ce surplus et à le diriger vers l’ouest avec les profits générés. Mais de sérieuses négociations et quelques changements de régime étaient impératifs avant que les plus grosses compagnies s’y aventurent, appuyées par leurs puissances tutellaires.

Le tracé très politique de la liaison BTC révèle la répartition de l’influence des deux vieilles puissances rivales : il contourne soigneusement la Tchétchénie (territoire russe), l’Arménie (État sous influence russe) et l’Iran (État classé dans « l’Axe du Mal ») en traversant l’Azerbaïdjan, la Géorgie et la Turquie, où il alimentera les navires de la Méditerranée, évitant par la même occasion le détroit de Bosphore qui est saturé. L’alliance avec la Turquie s’en trouve ainsi confortée, même si le tracé le plus économique aurait dû passer par l’Iran. Il aura fallu que le consortium qui dirige le projet, dont BP est majoritaire, demande des subventions étatiques plus élevées et surtout, qu’en 1996, les États-Unis le déclarent « stratégique », c’est-à-dire devant être réalisé même si sa rentabilité n’est pas assurée, pour que les travaux soient finalement lancés début 2003. L’oléoduc devrait être opérationnel à la mi-2005 pour un coût total d’environ 4 milliards de dollars. Il transportera jusqu’à 800 000 barils de brut par jour vers les marchés européens et américains.

Le cadre légal du BTC tient compte des fortes contraintes économiques et politiques qui pèsent sur sa réalisation. Il ne provoquera donc que très peu de retombés positives pour les populations vivant aux abords de son tracé, bien au contraire. Toutes les mesures à venir qui pourraient porter atteinte à la rentabilité du projet, qu’il s’agisse de taxes prélevées par les pays traversés ou de dégâts environnementaux, seront aux frais des États. Le consortium n’hésitera pas à réclamer des indemnités à leurs gouvernements. Les accords précisent d’ailleurs que l’oléoduc n’est pas destiné à opérer dans l’intérêt public [4].

Récemment, l’échec de l’invasion de l’Irak à « noyer le marché du pétrole » et la montée subséquente des prix, stimulée par une demande effrénée et les difficultés à produire ailleurs, ont augmenté la rentabilité à court terme du projet et certainement contribué à raviver les tensions dans la région.

Réunion d’affaire
Parmi les convives, Zbigniew Bzrezinski (2è en partant de la droite droite), le théoricien du « grand jeu caucasien » et le président Azéri Ilham Aliyev (à gauche).

« Au nom du père, du fils et du contrat du siècle »

Le gouvernement azéri s’apprête à célébrer les 10 ans de la signature du « contrat du siècle », ratifié en 1994, à la suite d’un coup d’État financé par BP-Amoco contre le dirigeant de l’époque, Abulfaz Elchibey. Cet épisode, qui porta au pouvoir l’ancien responsable local du KGB, Heidar Aliyev, permit à la compagnie pétrolière coalisée de doubler sa part dans l’extraction, la transformation et le transport des réserves nationales. Elle obtint ainsi un monopole de fait sur l’économie du pays. Simultanément, la Grande-Bretagne et les États-Unis posaient un pied sur les marches du vieil empire soviétique.

Il aura fallu attendre l’année 2000 pour qu’une fuite provenant des services secrets turcs et relayée par le Sunday Times mette à jour des éléments sur les modalités de ce discret changement de régime [5].
Un premier contrat avait été signé par le Front populaire d’Elchibey début 1993, pour le plus grand malheur de la famille Aliyev qui y voyait la fin de ses espoirs d’arriver un jour au pouvoir [6].
En juin 1993, un chef militaire proche de l’opposition dirigea une colonne de soldats, tanks et armes lourdes vers Bakou et força le président Elchibey à se retirer. Le 24 juin 1993, Heidar Aliyev était déclaré président, puis « élu » en octobre de la même année.
Accusé d’avoir fourni un financement et des armes par des intermédiaires en échange d’une promesse de renégociation de ses parts, BP-Amoco a simplement admis avoir été sollicité pour verser 360 millions de dollars à un proche d’Aliyev, Marat Manafov. Pourtant le rapport des services turcs transmis au Sunday Times était accompagné du témoignage détaillé d’un ancien agent turc présent lors des négociations d’armes. Par la suite Manafov disparut après avoir dénoncé « les accords secrets entre la famille Aliyev et les compagnies pétrolières ».

Signature du « contrat du siècle », 20
septembre 1994
Au premier rang de gauche à droite : Tim
Eggar, ministre de l’énergie britannique ;John
Browne, PDG de BP-Amoco ; le président
Heydar Aliyev ; Bill White, sous-secrétaire
à l’énergie états-unien et Usam Jafari de la
Banque islamique du développement.

Quelques mois après l’opération, au printemps 1994, le « contrat du siècle » est signé, avec cette fois une part belle de 35 % à BP-Amoco, qui a en réalité un contrôle plus étendu car la compagnie possède plus ou moins directement 80% des infrastructures pétrolières du pays. Le contrat, qui portait sur un montant de plus de 5 milliards de dollars, a été décrié en Azerbaïdjan comme nettement défavorable au le gouvernement azéri. Celui-ci va encore rembourser la mise de départ de BP-Amoco pendant de nombreuses années et ne commencera à toucher une part significative des bénéfices que lorsque la production approchera de son déclin final. Alors que le confort de l’azéri moyen n’a toujours pas rattrapé son niveau d’avant 91, la dynastie Aliyev se porte bien. Quelques temps avant de mourir fin 2003, le père, Heidar Aliyev, a légué le pouvoir à son fils Ilham, plutôt habitué des casinos de la capitale où il a la réputation d’avoir perdu jusqu’à six millions de dollars en une seule nuit [7]. Il avait auparavant pris soin de mettre les commandes du pays en « pilote automatique » grâce aux revenus pétroliers et avait nommé des membres de son clan aux postes importants.

Comme Karimov en Ouzbékistan, le régime d’Aliyev ne supporte pas la contestation et recourt volontiers à la rhétorique de la « guerre au terrorisme » pour faire enfermer les chefs religieux qui le critiquent [8]. La liberté de la presse n’est pas non plus au mieux : le journaliste Elmar Huseynov par exemple, qui a beaucoup critiqué Aliyev et sa gestion des ressources du pays, a fait l’objet de pressions judiciaires et financières qui l’ont conduit à renoncer à la publication de sa revue Monitor [9].

La montée des cours réveille les acteurs locaux

La réaction de la Russie au coup de force azéri n’a pas été immédiate. Encore une fois, tant que le prix du brut était faible, la Russie jouait la carte de la rentabilité qui freinait l’expansion états-unienne. Mais récemment, les choses ont sensiblement évolué, une accélération sûrement liée par ailleurs à la « révolution de velours » géorgienne.
Afin de répondre aux inquiétudes de ceux qui, en Turquie, privilégient le BTC pour soulager le détroit de Bosphore, la compagnie russe Transneft a trouvé un partenaire turc et propose de construire un oléoduc à faible coût, long de 193 kilomètres (contre 1760 pour le BTC). Il contournerait à la fois le Bosphore et le BTC [10]. En outre, les accords avec l’Iran se multiplient : le volume devant être transporté cette année entre le port russe d’Astrakhan en Caspienne vers l’Iran devrait doubler. D’autant que la construction d’un nouvel oléoduc iranien facilite le transport du pétrole russe vers le sud et le Golfe arabo-persique. Avec la découverte du méga-gisement de Kashagan, il y a quelques années, le Kazakhstan est devenu à son tour une puissance pétrolière locale.

Des discussions ont récemment été engagées pour la signature d’un partenariat militaire entre l’Azerbaïdjan et les États-Unis. Le général Charles F. Wald, vice-commandant des forces états-uniennes stationnées en Europe, s’est rendu à Bakou en juin 2004 pour évoquer un programme d’entraînement des troupes azéries et la possibilité pour les forces US d’utiliser des bases dans ce pays [11]. Le Pentagone a alors précisé qu’il entendait aider l’Azebaïdjan à protéger ses gisements.

Un conflit territorial au sujet des eaux de la Caspienne et donc la répartition des gisements oppose notamment l’Azerbaïdjan à l’Iran depuis plusieurs années. En juillet 2001, un navire militaire iranien enjoignit un navire de prospection de la société BP-Amoco de s’éloigner des eaux territoriales de l’Iran sous la menace de faire feu, ce qui manqua de provoquer un incident diplomatique majeur [12].

La Chine s’intéresse désormais de près au pétrole de la Caspienne. Elle envisage des partenariats avec la Russie pour s’approvisionner. Les gouvernements russe et chinois ont décidé conjointement, l’année passée, de mettre sur pied un projet d’oléoduc s’étirant de la ville d’Angarsk au sud-est de la Russie jusqu’à Daqing au nord-ouest de la Chine, pour moins de 3 milliards de dollars.

Dans ces conditions, l’objectif de Moscou est de tenir son bastion de Tchétchénie à tout prix et ne pas se laisser dépasser par le siphon états-unien. L’organisation et le financement par des intérêts anglo-saxons de deux putschs à ses frontières immédiates, dans une zone hautement stratégique et pour construire un projet qui fait de l’ombre à sa première industrie n’a rien pour plaire à Moscou. S’il devait d’avérer que les troubles en Ossétie du Nord étaient commandités de l’extérieur pour forcer la Russie à se replier sur ses problèmes internes et discréditer la politique de Poutine aux yeux du monde, il faudrait s’attendre à de nouvelles démonstrations de force au détriment des populations.

[1Vladimir Poutine s’est adressé à des journalistes mardi 7 septembre pour évoquer ce qui est perçu à l’Ouest comme son échec à combattre le terrorisme, à savoir la prose d’otage de Beslan qui s’est soldée par la mort de plus de 300 personnes.

[2« La première guerre de Tchétchénie » et « Le "domino tchétchène" », par Paul Labarique, Voltaire, 4 et 11 mai 2004.

[3« Les dessous du coup d’État en Géorgie » et « Coups de maîtres sur l’échiquier géorgien », par Paul Labarique, Voltaire, 7 janvier 2004 et 19 mars 2004.

[4« Un oléoduc contre les droits humains », par Lara Cataldi, Le Courrier de Genève, 6 janvier 2004.

[5« BP accused of backing "arms for oil" coup », The Sunday Times, Londres, 26 mars 2000.

[6« Elmar Husseinov », hebdomadaire Monitor #30, 20 septembre 2003.

[7Op. Cit.

[8« L’islam au tapis », par Régis Genté, Le Temps, 27 avril 2004.

[9CPJ concerned about journalist facing criminal prosecution, Comittee to Protect Journalists, février 2003.

[10Putin’s hands on the oil pumps, par John Helmer, AxisofLogic, 26 août 2004.

[11"Top US general in Azerbaijan for military cooperation talks", AFP, 10 juin 2004.

[12"Azerbaijan, Iran disagree over sea border", Interfax, 24 juillet 2001.