« Amérique martiale contre Europe frileuse ? »

Amérique martiale contre Europe frileuse ?
Le Figaro (France)

[AUTEUR] Robert Kagan est membre de la Carnegie Endowment for International Peace. Il est analyste sur les questions de stratégie militaire et écrit une tribune mensuelle dans le Washington Post.

[RESUME] Les Européens et les Américains n’ont plus la même vision du monde. L’Europe vit dans un monde clos, fait de lois, de règlements, de négociations et de coopérations transnationales. Tandis que les États-Unis exercent leur puissance dans un monde anarchique où lois et règles internationales sont peu fiables et où la promotion d’un ordre libéral dépend de la détention et de l’usage de la force militaire. Il en ressort une incompréhension mutuelle qui n’a rien de passagère et qui, au contraire, risque de s’approfondir.
Les Européens expliquent le désir de « sécurité totale » des États-Unis par le fait que pendant des siècles, ils n’ont pas connu de menaces sur leur territoire alors que les Européens ont pris l’habitude de vivre avec la menace et le Mal. C’est pour cette raison que les États-Unis « exagèreraient » le danger représenté par l’Irak, l’Iran et la Corée du Nord. Historiquement, cette explication ne vaut rien et il faut donc aller chercher la raison dans la relative faiblesse de l’Europe. En effet, étant faible militairement, l’Europe considère qu’elle encourt plus de risque à ignorer la menace qu’à la combattre alors que les États-Unis, plus forts, peuvent l’affronter. C’est pourquoi, l’Europe, au regard du seul pouvoir que lui confère sa puissance économique, préfère se concentrer sur les questions des flux migratoires et d’environnement, « menaces » sur lesquelles elle peut peser.
En outre, du fait de son désengagement dans de nombreuses régions du monde, l’Europe a pris l’habitude de s’en remettre aux Etats-Unis pour les traiter. C’est ce qui explique également que les États voyous considèrent les États-Unis comme leur principal adversaire. Paradoxalement, c’est la protection des États-Unis qui a résolu les problèmes de sécurité de l’Europe et c’est cette sécurité qui autorise les Européens à considérer que la puissance militaire des États-Unis est dépassée et dangereuse. Il n’y a en Europe que les Britanniques qui ont compris ce paradoxe. Malheureusement, Tony Blair a échoué à entraîner l’Europe à sa suite.
C’est donc à l’Amérique de respecter, défendre et promouvoir la société civilisée moderne, tout en recourant à la force contre ceux qui ne veulent pas se plier à ces règles. Les États-Unis ne peuvent donc pas entrer dans le paradis pacifique des Européens. Ils en gardent les murailles contre les Saddam, les Ayatollahs, les Kim Jong Il et les Jiang Zemin en laissant à d’autres qu’eux presque tous les avantages.

« Les droits mis au supplice »

Rights on the Rack
Los Angeles Times (États-Unis)

[AUTEUR] Jonathan Turley est professeur de droit à la George Washington University.

[RESUME] Après qu’on eut retrouvé deux cadavres d’hommes qui avaient été torturés en Afghanistan, il s’est avéré que le principal suspect de ce double crime est le gouvernement des États-Unis.
Des rapports tendent à démontrer que désormais le recours à la torture a été systématisé et qu’il est soutenu par de hauts responsables de Washington. En Afghanistan, le « centre d’interrogatoire » se trouve à la base aérienne de Bagram et a été construit par la CIA. D’après un des responsables de ce centre : « si vous ne violez pas les Droits de l’homme de quelqu’un, vous ne faites probablement pas votre travail ».
Toutes ces pratiques seraient jugées anticonstitutionnelles, voire criminelles, sur le sol américain mais, contrairement à Human Right Watch et Amnesty International, le gouvernement nie que les pressions physiques et psychologiques exercées sur les prisonniers puissent être considérées, techniquement parlant, comme de la torture. La Convention de Genève est pourtant très claire sur ce point. De plus, cette technique de défense est dangereuse car elle pourrait être utilisée par les Irakiens qui captureraient des soldats états-uniens pour se dédouaner des tortures qu’ils leur feraient subir.
Les États-Unis envoient les suspects dans des pays connus pour leurs violation des Droits de l’homme, comme le Pakistan, le Maroc ou l’Arabie saoudite pour les torturer. Le sénateur de Virginie occidentale, John D. Rockefeller a d’ailleurs encouragé à agir ainsi en envoyant Khaled Sheikh Mohammed se faire torturer dans un autre pays.
Nous étions une nation qui condamnait la torture, nous sommes devenus une nation qui la sous-traite. Il nous faut donc renforcer notre législation contre la torture et cesser ces pratiques suicidaires pour notre esprit national.

« Bush risque l’enfer au Moyen-Orient »

Bush risks a Mideast inferno
International Herald Tribune

[AUTEUR] Bouthaina Shaaban est directeur des relations avec les médias étrangers au ministère des Affaires étrangères de Syrie. Il est l’auteur de Both Right and Left Handed : Arab Women Talk About Their Lives.

[RESUME] A la veille du second rapport des inspecteurs et alors que l’Amérique semble déterminée à attaquer l’Irak, les Irakiens vont vivre une horrible injustice. Leur pays, qui est dépositaire de l’une des civilisations les plus riches et les plus anciennes du monde, va devenir le champ d’expérimentation pour les derniers missiles et technologies.
Parler uniquement de Saddam Hussein et de son régime, c’est ignorer les vingt millions d’Irakiens qui souffrent de sanctions injustes. La communauté internationale et la population américaine ont exprimé leur opposition à cette guerre. Le gouvernement états-unien devrait suivre l’exemple de la population qu’il est censé représenter.
On a l’impression que l’administration Bush voit le Proche-Orient comme une région sans habitants ou bien avec une population sans droits et dont la vie, la sécurité et la souveraineté ne doivent servir qu’à satisfaire les desseins idéologiques qui naissent dans les esprits des dirigeants de Washington. George W. Bush ignore l’ONU, expression de la volonté internationale. Personne ne croit que l’administration Bush établira la démocratie en Irak alors que les États-Unis soutiennent tant de régimes non-démocratiques dans le monde.
Les Arabes voient dans la différence de traitement entre l’Irak et la Corée du Nord, l’expression d’une haine religieuse de George W. Bush contre eux, ce qui expliquerait également le soutien inconditionnel de Washington à Israël, au mépris des résolutions de l’ONU. Bush est en train de s’aligner sur la politique d’Ariel Sharon et il va faire entrer son pays dans la même spirale de violence et de contre-violence que connaît Israël, mais à l’échelle de toute la région. Les États-Unis sont en train de créer un conflit arabo-américain, voire islamo-américain, aux conséquences imprévisibles.

« L’Europe face à l’hégémonie américaine »

L’Europe face à l’hégémonie américaine
Libération (France)

[AUTEUR] Jean-Pierre Chevènement est maire de Belfort et président du Mouvement républicain et citoyen. Il a été notamment ministre de la Défense du gouvernement de Michel Rocard (1988-1991) et ministre de l’Intérieur de celui de Lionel Jospin (1997-2000).

[RESUME] Lors du colloque « les États-Unis et le reste du monde », organisé par République moderne, deux thèses ont été développées : celle des « déclinistes » qui, avec Emmanuel Todd, pensent que l’on assiste à un déclin américain, illustré par leur 500 milliards de dollars de déficit extérieur, et celle de l’ambassadeur Bujon de l’Estang et de Jean-François Poncet qui met l’accent sur le dynamisme de la croissance américaine et sur leur domination militaire et culturelle.
Ces deux thèses ne sont pas contradictoires. En effet, aujourd’hui l’endettement des États-Unis est 3 500 milliards de dollars, ce qui est une source de grande fragilité, mais qui provoque une situation dans laquelle la reprise économique mondiale ne peut plus venir que des États-Unis et du surendettement des consommateurs américains.
Ce système économique mondial est absurde, instable et conduit à la dictature mondiale de l’actionnariat et des marchés financiers. Toutefois, la crise de confiance envers ce système menace. Et c’est pourquoi, d’après Immanuel Wallerstein, les faucons américains vont « faire la guerre pour faire la guerre », « pour montrer qu’ils sont les plus forts » et pour que les gestionnaires de fonds placent à nouveau leur trésorerie en dollar.
Pendant ce temps, les géopoliticiens du Pentagone remodèlent la carte du Moyen-Orient en pariant sur une guerre courte. Les États-Unis veulent contrôler le pétrole du golfe arabo-persique et tenir ainsi l’équilibre géopolitique du monde. C’est un calcul précaire car les États-Unis sous-estiment les difficultés dans cette région. Ces difficultés pourraient faire perdre les élections de 2004 à George W. Bush et l’ONU redeviendrait alors le cadre international du règlement des problèmes. C’est pourquoi il ne faut pas laisser instrumentaliser cette institution.
Dans le même temps, ré-émerge une Europe des nations, une Europe européenne renaissant des ruines de Maastricht contre une Europe américaine. Un monde multipolaire se dessine autour d’un axe Paris-Berlin-Moscou. L’Europe doit tendre la main à la Russie et à l’Afrique pour créer une grande zone de co-prospérité. Nous devons réformer radicalement le système économique mondial avec l’aide d’une Amérique qui aura retrouvé les valeurs de ses pères fondateurs et du New Deal. Il faut relancer l’économie mondiale en finançant les besoins élémentaires des cinq millions d’humains qui vivent dans la misère.
C’est la communauté internationale qui fondera une paix durable au Proche et au Moyen-Orient, à condition de rester fidèle à l’héritage des lumières. Il faut une Europe nouvelle et une gauche européenne refondée.

« La voix des coins sombres »

Voice of the dark corners
The Guardian (Royaume-Uni)

[AUTEUR] Fidel Castro est président de la République de Cuba depuis 1959. Cette tribune est adaptée du discours prononcée, à Kuala Lumpur, lors du sommet du mouvement des pays non-aligné. Version française disponible sur notre site.

[RESUME] Dans son discours du 1er juin 2002 à Westpoint devant les cadets diplômés, le président des États-Unis a déclaré « Notre sécurité requiert une transformation de l’armée que vous dirigerez, une armée qui sera prête à frapper en un instant dans n’importe quel coin obscur du monde ». Le même jour, il proclamait la doctrine des frappes préventives et affirmait qu’en cas de guerre, l’armée états-unienne utiliserait toutes ses forces.
Ces phrases ne viennent malheureusement pas du dirigeant d’un petit pays faible, mais de celui du pays le plus puissant de toute l’histoire du monde, un pays possédant suffisamment d’armes nucléaires pour anéantir plusieurs fois l’ensemble de la population mondiale, et cela sans compter son armée conventionnelle terrifiante et ses autres armes de destruction massive. Pour lui, nous sommes « les coins obscurs du monde », nous le Tiers-Monde. Nous n’avons pas de réelle indépendance, de droit à la sécurité nationale, de moyens de peser sur les décisions dans les différentes organisations internationales, nous ne pouvons pas conserver nos talents, nous protéger des fluctuations financières ou encore protéger notre environnement contre les ravages du consumérisme des pays riches.
Le monde est dans l’impasse. Il est surpeuplé, ses ressources s’épuisent, la pauvreté augmente et le climat change. L’ONU perd tout pouvoir, l’assistance au développement se réduit et on demande aux pays les moins développés de payer une dette de 2 500 milliards de dollars qu’ils ne peuvent pas payer alors que, dans le même temps, 1 000 milliards de dollars sont dépensés pour construire des armes plus sophistiquées et plus mortelles. Pour la première fois de l’histoire, l’espèce humaine a un réel risque d’extinction à cause du comportement malsain des êtres humains.
Il n’y a que nous, la majorité de l’humanité, qui pouvons agir avec les travailleurs manuels et intellectuels des pays développés conscients de la catastrophe. Notre devoir sacré est de lutter et nous lutterons.