Au cours de ses deux mandats, Vladimir V. Poutine a redressé la Russie avec succès, tout en évitant soigneusement un affrontement direct avec les États-Unis. Cette politique d’affirmation sans confrontation correspond, au plan intérieur, à la construction d’un État fort, stigmatisé par les « Occidentaux », mais apprécié par les Russes eux-mêmes. Ce système autoritaire tire sa légitimité tout autant de son efficacité que de sa soumission scrupuleuse aux régles formelles de la légalité. Pour le professeur Wolfgang Seiffert, Moscou, qui a retrouvé une position d’acteur incontournable sur la scène internationale, ne s’opposera pas à une nouvelle aventure militaire du Pentagone, mais mise sur le déclin rapide des États-Unis, voire sur leur effondrement interne.
L’ordre mondial en gestation
1. L’ordre mondial passe par une phase de développement compliquée et contradictoire, déterminée d’une part par des changements politiques et géopolitiques profonds qui résultent de l’effondrement des systèmes d’Europe orientale dits du « réalisme socialiste » et de la réunification allemande, d’autre part par le rôle croissant des États asiatiques, notamment de la Chine et de l’Inde, et par les tentatives des États-Unis d’assurer leur hégémonie mondiale. Simultanément, le système de droit international public des Nations Unies, dans le Conseil de sécurité desquelles les cinq puissances atomiques mondiales (États-Unis, Grande-Bretagne, France, Russie et Chine) prédominent avec leur droit de veto, subsiste sans changement malgré de multiples tentatives des États-Unis de le modifier en leur faveur par une interprétation contraire au droit ou par des actions militaires violentes, contraires au droit international public. Ces derniers temps, on observe même que la puissance des États-Unis se réduisant sur les plans politique, militaire et économico-financier les oblige de temps à autre à se soumettre aux règles de l’ONU pour parvenir à une position commune des cinq puissances à droit de veto à propos de l’Irak, de l’Afghanistan, de l’Iran et du Liban. Là déjà, précisément là, le rôle de la Russie dans l’ordre mondial devient particulièrement évident.
2. Même s’il ne faut pas surestimer une évolution qui ne reflète pas la position générale des États-Unis, il ne convient pas non plus de l’ignorer. Dans son ouvrage Dominer le monde ou sauver la planète ? : L’Amérique en quête d’hégémonie mondiale [1], Chomsky arrive à la conclusion, tout en relevant ces efforts des États-Unis, que cette évolution peut être freinée. S’y ajoute que, s’il y a toujours eu des tentatives et des époques où une puissance mondiale a dominé durablement l’ordre international ou s’est efforcée de créer un ordre mondial monopolaire, elle n’y est jamais parvenue complètement [2] et n’y parviendra pas non plus maintenant. Voir aussi le discours de Poutine prononcé à la conférence de sécurité de Munich [3].
3. Les objections habituelles au sujet d’un renforcement du rôle de l’ONU —elle serait trop faible, son importance diminuerait— omettent le fait principal, à savoir que l’ONU est la seule organisation mondiale habilitée à assurer la paix et la sécurité et, en cas de menace contre la paix ou de rupture de celle-ci, à prendre valablement des mesures, y compris le recours à la force armée, et la seule organisation dont les membres se sont engagés à prêter l’assistance adéquate et, sur demande de son Conseil de sécurité, à mettre des troupes à disposition [4].
Le renforcement de l’ONU avant toute autre organisation, OTAN comprise, constitue donc une priorité.
Si tous les États membres de l’ONU remplissent les engagements qu’ils ont contractés en vertu de la Charte, il se forme un ordre mondial que tous peuvent accepter.
Tel devrait être l’objectif des efforts que déploient toutes les forces politiques et qui me semble réaliste. C’est dans ce cadre que je considère le rôle de la Russie dans l’ordre mondial actuel.
La Russie, facteur actuel de puissance
1. La Russie d’aujourd’hui passe d’une part par un processus de transformation qui l’a mène du règne du parti communiste à l’État de droit, à la démocratie et à l’économie de marché où beaucoup a été atteint, mais des revers ont également eu lieu. Toutefois, même en ayant à l’esprit toutes les critiques justifiées et injustifiées de son développement économique ou de ses positions de politique extérieure, elle est de nouveau un facteur de puissance de grande importance, une puissance nucléaire, un membre permanent du Conseil de sécurité avec droit de veto, le seul État, à part les États-Unis, à être constamment présent dans l’espace, un exportateur de pétrole, de gaz, de diamants et d’autres ressources du sol, qui possède une industrie et une agriculture en développement.
Certes, elle doit faire face aux problèmes intérieurs que sont la pauvreté, la corruption, la criminalité et une diminution rapide de la part russe dans la population. Toutefois, des réserves monétaires atteignant USD 182 milliards, un excédent des finances publiques se chiffrant à USD 83,2 milliards, soit à 7,7 % du PIB, et un amortissement presque complet de la dette extérieure ont pour conséquence que même une baisse improbable du prix du pétrole n’entraînerait pas de crise économique en Russie.
En 2006, la croissance réelle du PIB s’est inscrite à 6,4 %, la hausse réelle des salaires s’est montée à 12,6 % et celle des investissements à 10,5 % [5].
Selon les indications de la banque centrale, davantage de fonds étrangers ont afflué en Russie que de fonds russes à l’étranger. La balance des mouvements de capitaux a enregistré un afflux net de USD 14,5 milliards en 2006 [6].
Depuis le 1er juillet 2006, la Russie est passée à la convertibilité intégrale du rouble, le cours officiel se chiffrant à 26 roubles par dollar, 34 par euro, cours qu’appliquent aussi les banques et agents de change des pays de l’UE. Bien que l’on ne puisse exclure des difficultés sociales, la stabilité économique de la Russie continuera de se raffermir et permettra des compensations sociales.
2. Depuis 1993, la Russie s’est dotée d’une constitution qui se prévaut des droits de l’homme, de l’État de droit, de la propriété privée et de la démocratie [7] et établit un système de justice constitutionnelle de type allemand [8].
La Russie est membre du Conseil de l’Europe et désigne un juge à la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg, à laquelle peut s’adresser tout citoyen de la Fédération de Russie.
Lors des élections et votations, la majorité de la population russe s’est réclamée du système politique en vigueur. Adhésion ne signifie pas identification. Toutefois, la tendance observée après le tournant politique de 1990/1991 qui consistait à s’orienter vers l’occident, à profiter de la nouvelle liberté de voyager pour séjourner ou passer ses vacances à l’ouest et apprendre l’anglais, est interrompue. Sonja Margolina —une journaliste russe vivant à Berlin— en arrive à la conclusion suivante dans ses observations et analyses :
« Les Russes envisagent l’avenir avec un optimisme qui leur faisait défaut depuis longtemps. Le niveau de vie d’une grande partie de la population s’est amélioré. Le consommateur moyen se préoccupe peu de la démocratie et des droits de l’homme et approuve la nouvelle politique confiante du Kremlin. L’ouest doit se débarrasser de ses illusions tendant à obliger la Russie à adopter ses valeurs. Le changement doit venir de l’intérieur. »
Sonja Margolina renvoie au défenseur des droits de l’homme Igor Awerkin, qui a déclaré lors d’un séminaire à Berlin : « Lorsque je suis en Allemagne, j’ai le sentiment de venir d’un État fasciste et d’être une victime. Or la Russie n’est pas un État fasciste et je ne suis pas une victime. Je vais bien et fais ce que je considère comme correct. Par ailleurs, on devrait cesser de nous donner de l’argent. Nous nous en sortons bien tout seuls. » [9]
Cette réorientation de la Russie vers elle-même – « La Russie aux Russes » – s’exprime sous de nombreuses formes, s’amplifie et va dans une direction qui procure de nouveau au pays la place lui appartenant dans l’ordre mondial. _ L’écrivain Alexandre Soljenitzyne a exprimé cette tendance – que l’on ne devrait pas discréditer en la taxant de nationaliste, mais qu’il convient de considérer comme une nouvelle prise de conscience – par la publication d’une brochure lancée à 500 000 exemplaires dans tout le pays, lors du 90e anniversaire de la révolution de février 1917. Soljenitzyne soutient ainsi la politique de Poutine, en qui il voit le nouvel autocrate russe qui ne devrait pas commettre les fautes du dernier tsar, Nicolas II [10].
3. La partie de l’élite politique russe qui s’est axée sur Poutine doit se demander dans quelle direction la Russie devra s’orienter, compte tenu de l’ensemble des facteurs mentionnés.
À court terme, elle entend visiblement profiter, avant les élections de décembre à la douma et celle à la présidence du 2 mars prochain, des fortes recettes que procurent les exportations de ressources naturelles, mais aussi de l’industrie de l’armement, pour améliorer encore (quoique dans une mesure insuffisante) le niveau de vie de la population, stimuler insuffisamment sa propre industrie et —de manière visible à l’extérieur surtout— lier d’anciennes républiques soviétiques de nouveau plus étroitement à la Russie.
De moyen à long terme, cela ne suffira pas, et des experts russes en économie parlent de trois options entre lesquelles la Russie devra opter, en soulignant que ce choix n’aura lieu qu’à partir de la prochaine présidence.
La Russie devra décider, selon l’économiste bien connu Vladimir Gutnik [11], soit de s’aligner complètement sur l’UE ou sur l’Asie (Chine), soit de se frayer sa propre voie, reprenant certes beaucoup de ce qui s’est imposé en Europe occidentale, mais à sa propre façon. D’aucuns en espèrent que la Russie pourra ainsi échapper aux contraintes de la mondialisation, ce dont d’autres doutent. En tant que facteur indépendant dans le système monétaire international, l’intégration de la Russie résultant de la convertibilité du rouble est toutefois considérée déjà par beaucoup comme un premier pas sur cette voie spécifiquement russe.
4. Tous les facteurs mentionnés ici aboutissent à la conclusion que le système politique généré lors de l’exercice du pouvoir par Poutine est durable et qu’il subsistera à l’époque du nouveau président qui commencera en 2008.
Les élections régionales qui ont eu lieu en mars dans 14 régions de Russie [12] ont été considérées généralement comme test pour les élections de décembre à la douma. La victoire [13] des partis « fidèles à Poutine » a confirmé cette prévision.
Quand Boris Abramowitsch Berezovski, oligarque et adversaire de Poutine vivant en exil à Londres a appelé, dans The Guardian du 12 avril, à renverser par la force le système russe —« on ne peut pas le modifier par une voie démocratique »— il a confirmé cette estimation à sa manière [14].
5. On peut naturellement faire des objections à propos des résultats de ces élections, ce qui n’a pas manqué ; il a été souligné notamment que certains « partis d’opposition » n’avaient pas été admis aux élections [15].
Toutefois certaines conditions prévues par la loi électorale n’avaient pas été remplies, telle la clause des 7 % [16].
La critique a porté non seulement sur différentes décisions électorales, mais aussi sur le système politique en général.
Ainsi, Lilia Schewzowa de la fondation Carnegie à Moscou considère le système politique russe comme un « capitalisme bureaucratique » sans rapport avec le libéralisme et la démocratie [17].
De même, Mommsen arrive à la conclusion qu’un « système Poutine » s’est formé en Russie, qui repose sur l’occupation de tous les postes importants de l’État par d’anciens membres des services secrets, officiers et ressortissants de Saint-Pétersbourg et constitue une « démocratie dirigée » vers un « régime autoritaire » [18]. Dans son exposé intitulé « La Russie arrive », Erler se montre plus aimable envers la Russie [19]. Cependant, il conclut, lui aussi, que la Russie de Poutine oscille entre la « démocratie dirigée » et la « démocratie autocratique ».
Ici ou là, une des observations faites dans ces analyses se révèle exacte [20]. Toutefois, les mesures prises jusqu’à maintenant par Poutine sont restées dans le cadre de la constitution. C’est une des caractéristiques de Poutine qu’il ne cherche pas seulement à ne pas sortir du cadre constitutionnel, mais qu’il tente d’utiliser consciemment l’État de droit pour réaliser ses objectifs politiques [21].
En outre, de telles analyses souffrent régulièrement de défauts fondamentaux qui déforment la réalité russe.
Le défaut principal incite les auteurs à mesurer l’évolution de la Russie et à indiquer —en l’exprimant directement ou sans l’exprimer— de combien elle se rapproche ou s’écarte des valeurs ou représentations de la démocratie occidentale. Elles se concentrent régulièrement sur l’établissement en Russie de ce qu’ils nomment la « société civile » sans avoir jamais défini ce qu’ils entendent par là [22]. Or il était toujours évident que la Russie de Poutine continuerait d’adhérer à l’« idée russe » [23] et que toutes les tentatives de former la Russie d’après les modèles occidentaux devaient échouer et ont échoué, parce que l’on ne peut amener un pays et un peuple de la taille de la Russie, avec son histoire, sa langue et sa culture, à nier sa propre identité.
C’est l’ironie de l’histoire qu’une telle politique de la Russie ait justement contribué à ce que ce pays se concentre plus que jamais sur ses propres intérêts, potentiels et voies [24].
Conséquences pour la politique étrangère
1. La volonté de Poutine de faire de la Russie un « État fort » et sa profession de foi en faveur de l’« idée russe » devaient aussi avoir des conséquences pour la politique étrangère. Dès son entrée en fonctions comme président de la Russie, ces conséquences étaient perceptibles et elles trouvèrent leur expression dans son message du nouvel an 1999 / 2000 [25].
À cette époque déjà, je pouvais attirer l’attention sur le fait que Poutine s’appuierait à l’avenir sur la « conception eurasienne », élément de l’idée russe, qu’il donnerait la priorité au développement des relations avec les États de la CEI mais qu’il considérerait en même temps les États-Unis comme son partenaire le plus important et qu’il entretiendrait de bonnes relations avec l’UE [26]. Cette orientation de la politique étrangère semblait certes être quelque peu contradictoire et dans un premier temps, son application fut marquée par des incertitudes et des tâtonnements. Mais on ne comprend pas comment certains observateurs ont pu conclure que la Russie cherchait l’« intégration à l’Ouest » et l’« européisation » [27].
2. Ce qui a été très peu pris en considération dans ces analyses, c’est le fait que les États-Unis poursuivaient et poursuivent encore une stratégie géopolitique envers la Russie qui consiste, dans les anciennes républiques soviétiques situées au pourtour de la Russie (et si possible en Russie même) à aider à arriver au pouvoir des politiciens qui se sentaient liés avant tout aux USA et qui conduiraient ensuite leur pays non seulement dans l’UE mais aussi dans l’OTAN.
a) Le fait que cela soit un élément de la politique officielle des Etats-Unis est apparu dans le discours prononcé par le vice-président Cheney lors d’une conférence internationale tenue en mai 2006 à Vilnius, dans laquelle il a non seulement critiqué la politique énergétique du Kremlin, mais aussi le prétendu déclin de la démocratie en Russie et a appelé à faire valoir aussi à Minsk ou à Moscou les valeurs reprises à l’Occident par la Géorgie ou par Kiev [28]. Scholl-Latour, dans son film et dans son livre Russland im Zangengriff [29], a décrit la situation. Ces derniers temps cependant, certains signes indiquent un retour de balancier après les premiers succès de cette politique états-unienne.
b) En Géorgie, une forte opposition au Président favorable aux États-Unis se manifeste. En Crimée, des GI’S qui voulaient effectuer des manœuvres ont été chassées et à Kiev le rival du Président pro-occidental, Ianoukovitch, est devenu Premier ministre. En Russie même, les forces pro-US sont faibles et sans grande influence [30].
c) Dans ces conditions, Poutine a suivi sa ligne de politique étrangère en évitant les conflits par des compromis. Il a suivi son conseiller en politique étrangère, Karaganov, qui part du principe que la Russie a encore besoin de 20 à 30 ans pour égaler les États-Unis.
d) Durant cette période, après le 11-Septembre, au nom de la lutte antiterroriste, Poutine a su maintenir de bonnes relations avec les États-Unis et jouer un rôle de médiateur dans le conflit du nucléaire avec l’Iran, ce qui a renforcé la position de la Russie dans la politique mondiale. La Russie a aussi renforcé ses relations en Asie, spécialement avec la Chine. Malgré des divergences d’intérêts historiques et géopolitiques entre la Chine et la Russie, les deux camps s’efforcent d’éviter toute hostilité et de faire preuve de coopération aux yeux des USA. Récemment, la Russie a inauguré l’année de la culture chinoise et en juin, au lac Baïkal, des manœuvres russo-chinoises auront lieu dans les conditions supposées d’une guerre nucléaire. La Russie joue un rôle actif dans l’Organisation de coopération de Shanghaï [31] qui constitue pratiquement une nouvelle alliance eurasienne entre la Russie, la Chine et d’autres États asiatiques à laquelle pourraient adhérer aussi l’Inde, le Pakistan et l’Iran. Avec l’accord du président russe, le journaliste et géopoliticien russe Alexandre Doubinine, qui défend le projet « Eurasie », s’efforce de permettre à la Russie de jouer un rôle actif dans cette alliance.
3. Naturellement, les contours de la politique étrangère de la Russie sous Poutine n’ont été visibles que peu à peu. On a des raisons de penser qu’avec la stabilisation de la situation intérieure et le développement économique positif (cf. point II : la Russie, facteur actuelle de puissance) la politique étrangère de la Russie est devenue plus claire, plus active et plus sûre d’elle.
a) Un grand moment de ce développement a été le discours de Poutine lors de la Conférence de Munich sur la sécurité.
b) Poutine s’y est élevé ouvertement contre les aspirations des USA à créer un ordre mondial dirigé par un seul État ; il a critiqué la militarisation continue de leur politique étrangère ; il a demandé le respect du droit international (« L’usage de la force n’est légitime que sur la base d’un mandat des Nations Unies ») et il s’est élevé contre l’intention des USA de créer un système de « défense antimissile » en Pologne et en République tchèque.
c) Ce discours a rencontré un très grand écho dans le monde ; il a maintes fois été mal compris ou même qualifié injustement de « début d’une nouvelle guerre froide » bien que Poutine ait déclaré qu’il ne participerait pas à une nouvelle course aux armements et que Genscher ait déclaré que Poutine n’avait fait que poser les questions « que nous nous posons également » [32]. Maintenant, par exemple, le stationnement d’éléments du système de défense antimissile en Europe est devenu le sujet de multiples réflexions de l’OTAN et aussi de débats de politique intérieure en Allemagne.
d) En Russie même, le discours a été accueilli positivement, surtout en ce qui concerne le comportement déterminé de Poutine. Mais certains doutent que Poutine aille au-delà de simples protestations.
e) Le vice-président de l’Académie russe des affaires géopolitiques, le général Leonid Ivachov, a déclaré que l’Iran devait se préparer à réagir à une attaque nucléaire, mais que si elle se produisait, la Russie se bornerait à condamner les frappes (« les États-Unis ont commis une erreur ») tout en déclarant que la victime avait elle-même provoqué cette attaque [33]. Dachitchev a également souligné dans son article de la Literaturnaïa Gazeta qu’il devait y avoir une réponse globale à une attaque globale [34]. Il y a déjà quelque temps, Dachitchev a qualifié le stationnement éventuel d’armes nucléaires US en Ukraine de « Cuba à l’envers ».
f) Effectivement, on ne risque pas de se tromper en supposant que le discours sans détours de Poutine à Munich a eu lieu dans le contexte d’une menace de guerre des USA contre l’Iran puisque ceux qui prédisent une telle attaque sont de plus en plus nombreux [35].
g) Mais malgré cette situation, Poutine continue de suivre son conseiller en politique étrangère Karaganov qui lui conseille de ne pas risquer un conflit militaire avec les USA et d’éviter les conflits par des compromis. Le comportement de la Russie au sein du Conseil de sécurité montre qu’elle s’efforce, là aussi, d’aboutir à une désescalade.
4. L’exemple le plus récent de cette attitude a été donné à l’occasion de l’arrestation de 15 soldats britanniques par l’Iran. Au Conseil de sécurité, la Russie a veillé à ce que la résolution déposée soit rédigée de façon qu’elle ne contienne ni condamnation de l’Iran ni exigence de libération des soldats britanniques, mais qu’elle demande un éclaircissement rapide de l’affaire [36]. Plus tard, la Russie a exigé, après un entretien avec l’ambassadeur britannique à Moscou, un « rapport indépendant » de l’ONU [37]. Ainsi la Russie essaye d’empêcher une aggravation de la situation et de résoudre l’affaire pacifiquement dans le cadre du droit international. En contradiction avec cette position et avec ces faits, Die Welt écrit que « Poutine ne fait que couvrir les mollahs » et, sans examiner les faits, reproche à l’Iran de violer le droit international [38]. Même si cette position de la Russie n’est plus mentionnée dans les rapports sur la libération des soldats britanniques qui a eu lieu entre-temps, elle fut tout de même à l’origine de la solution pacifique du problème.
5. Si la Russie maintient ses positions, elle pourrait, malgré l’image très négative qu’elle a dans l’opinion des pays de l’UE (particulièrement en Allemagne), s’imposer comme une puissance mondiale qui s’engage en faveur de la sécurité et de la paix, alors que les USA renforcent de plus en plus leur réputation de foyer d’agitation et de source d’insécurité. Si cette attaque militaire de l’Iran par les États-Unis, prédite par beaucoup de monde, se fait malgré tout, la Russie poursuivra une politique de non-ingérence. Les États-Unis le savent naturellement et ils en tiennent compte dans leurs calculs stratégiques. La grande majorité des Russes en seront reconnaissants à leur gouvernement. La Russie en profitera politiquement et économiquement, qu’il s’agisse d’un gain de prestige, de ventes plus importantes et plus chères de ses richesses naturelles ou d’une augmentation du tourisme vers la Russie.
6. La quintessence de mes réflexions est donc que la Russie représente et représentera dans l’ordre mondial qui est en train de se développer un important facteur d’influence qui agit en faveur de la sécurité internationale, de la paix et de l’affirmation du droit international, mais qui sera prudent s’agissant de son potentiel et ne prendra pas de risques qui pourraient nuire au pays.
Sens des analyses scientifiques
1. Les analyses scientifiques devraient donner une image objective, réaliste de leur objet d’étude. Mais cela implique qu’elles soient—comme tout travail scientifique— dépourvues de préjugés, de clichés et d’idées préconçues [39]. Si ces conditions préalables ne sont pas données, ces analyses ne peuvent pas remplir leur fonction et contribuent à ce que la politique en tire de mauvaises conclusions qui —comme le montrent beaucoup d’exemples du passé— entraînent des résultats très négatifs. Tout analyste devrait être conscient de cette responsabilité. C’est surtout le cas lorsque les résultats évidents d’une étude vont à l’encontre des opinions de l’analyste. Or il faut quand même dire la vérité.
2. Un certain nombre de personnes se demanderont pourquoi je parle ici si souvent de la Constitution, des lois et des tribunaux russes alors qu’on prétend régulièrement que la Russie est très éloignée de l’État de droit et de la sécurité juridique. Mais cette généralisation est fausse et d’autre part, c’est justement une caractéristique de la politique poutinienne d’utiliser l’instrument du droit pour réaliser ses objectifs politiques. Certes, l’État de droit russe actuel ressemble plus à celui de Catherine II qu’à ceux d’Europe de l’Ouest. Mais si Poutine s’efforce de rester dans le cadre de la Constitution et des lois en vigueur, on ne devrait pas l’ignorer. Malheureusement, après le décès d’experts du droit de l’Est comme Boris Meissner et Brunner, il ne reste que peu de juristes en Allemagne qui s’occupent de façon approfondie de la législation russe.
3. Cela vaut également pour la question souvent posée de savoir ce qui va se passer après le départ de Poutine. Beaucoup d’observateurs spécialistes du développement de la Russie se sont presque bornés, ces quatre dernières années, à s’occuper de cette question, sans pourtant arriver à un résultat.
Ce qui est cependant certain, c’est que Poutine, d’après la Constitution, ne peut être réélu président l’année prochaine. Ce qui est certain également, c’est que la Constitution ne sera pas modifiée pour permettre la réélection de Poutine. Celui-ci a déclaré lui-même qu’il n’irait pas dans l’économie mais qu’il voulait continuer à occuper une fonction d’influence politique au sein de l’État.
En consultant la Constitution russe, on constate que tout le pouvoir exécutif est exercé par le gouvernement de la Fédération de Russie (article 110, § 1). C’est pourquoi le président qui sera élu le 2 mars 2008 pourrait, deux semaines après son entrée en fonctions, proposer à la Douma Vladimir V. Poutine comme candidat au poste de chef du gouvernement et, si la Douma est d’accord (article 111, § 1), le nommer Premier ministre. Ce serait sans doute une « position d’influence » dans l’État et pour un ancien président une fonction acceptable. Elle créerait une continuité conceptuelle aussi bien que personnelle.
[1] P. 268ss de l’édition allemande.
[2] Daschitschew W. I., Moskaus Griff nach der Weltmach([La tentative de Moscou de dominer le monde), Hambourg-Berlin-Bonn, 200
[3] « La gouvernance unipolaire est illégitime et immorale », par Vladimir V. Poutine, Réseau Voltaire, 13 février 2007.
[4] Voir la Charte des Nations Unies ; à ce sujet, l’article 43 du Chapitre VII surtout
[5] Indications tirées d’un rapport de l’OCDE, ainsi que de la Neue Zürcher Zeitung du 28/11/2006, p. 10
[6] Communiqué de la banque centrale de Russie de janvier 2007 [en russe] et Neue Zürcher Zeitung des 13. /14/1/2007, p. 11
[8] Voir V. A. Krjazkov/L.V. Lazarev, Verfassungsgerichtsbarkeit in der Russischen Föderation [Justice constitutionnelle de la Fédération russe], Berlin 2001
[9] Sonja Margolina, Die Grenzen der Lehrmeisterei [Les limites de la pédanterie], dans la « Neue Zürcher Zeitung » du 13/2/2007, p. 25
[10] Voir aussi Ulrich M. Schmid, Ein alttestamentarisches Geschichtsbild [Un point de vue historique obsolète], dans le Neue Zürcher Zeitung du 15/3/2007, p. 25
[11] Vladimir Gutnik est l’auteur du livre Politique allemande de l’ordre économique, Moscou, 2002 (en russe).
[12] Frankfurter Allgemeine Zeitung du 12.3.2007, p. 3
[13] Ibid.
[14] Le « démenti » que Berezovski a opposé un jour plus tard n’a été exprimé que parce que le parquet russe a immédiatement exigé que la Grande-Bretagne abroge le statut de réfugié de Berezovski et le livre à la Russie ; voir Russie actuelle, 13/4/2007
[15] Ibid.
[16] Voir aussi à ce sujet : K. K. Gasanova/A. S. Prudnikova, Droit électoral, Moscou 2007 (en russe), qui comprend également un aperçu des actes normatifs en vigueur
[17] Lilia Schewzowa, « Putins Vermächtnis » (Le testament de Poutine), dans : Russlands Renaissance – Zeitschrift für internationale Politik, H. 7/2006, p. 38–46
[18] Voir Margarete Mommsen, Wer herrscht in Russland ? (Qui règne en Russie ?), Munich, 2003, et ses sources.
[19] Gernot Erler, Russland kommt (La Russie arrive), Fribourg-Bâle-Vienne, 2005
[20] Ainsi, les constatations de Michael Ludwig, « Putins Zugriff » (L’emprise de Poutine), dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung du 3/4/2007, p. 1, sont généralement correctes.
[21] Une autre constatation est le fait que la Russie est plutôt un État des lois à la Catherine II qu’un État de droit au style d’Europe occidentale. Ignorer cette caractéristique de la politique de Poutine serait cependant faux. Une discussion devrait partir de là. À propos du problème du « règne du droit », voir généralement Hans Hattenhauer, Europäische Rechtsgeschichte (Histoire du droit européen), Heidelberg 1999, chiffres 1463, 1464 et 2209
[22] Wolfgang Seiffert, Selbstbestimmt (Autodéterminé), Graz 2006, p. 173.
[23] Wolfgang Seiffert, Wladimir W. Putin – Wiedergeburt einer Weltmacht ? (Vladimir V. Poutine – Renaissance d’une puissance mondiale), Munich 2000, p. 84–87.
[24] Ibid., p. 103.
[25] Vladimir V. Poutine, « La Russie à l’aube du nouveau millénaire », site Internet du président du 29/12/1999 (en russe).
[26] Wolfgang Seiffert, op. cité p. 87–94.
[27] Mommsen par exemple, op. cité, p. 225.
[28] Neue Zürcher Zeitung du 5/5/2006, p. 3.
[29] Scholl-Latour, Russland im Zangengriff (La Russie prise en tenailles), Berlin 2006.
[30] Voir J. Mettke, « Bär mit Balalaika » (Un ours à balalaïka), dans : Der Spiegel 1/2006, p. 86–90
[31] Voir « Die Schanghaier Kooperationsorganisation » (L’organisation de coopération de Shanghaï), dans : Kasachstan KZ du 17/5/2004
[32] Voir le Tagesspiegel du 13/2/2007
[33] « L’Iran doit se tenir prêt à contrer une attaque nucléaire », par Léonid Ivashov, Réseau Voltaire, 16 février 2007.
[34] Wjatscheslaw Daschitschew, « La réponse mondiale à un risque mondial », dans : Literaturnaja gazetta 14.–20/3/2007 (en russe).
[35] Ray McGovern, « Wake Up ! The Next War Is Coming » , dans : Informationsclearinghouse.info, 20/2/2007.
[36] Spiegel Online du 31/3/2007.
[37] Ibid.
[38] Die Welt du 31/3/2007, p. 1.
[39] Au sujet de l’évolution à la baisse de l’économie états-unienne, voir aussi Wilhelm A. M. Buckler, « Les Etats-Unis ont perdu leur supériorité économique », dans : The Privateer n° 345 du 3/4/2007.
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