Le prix du pétrole n’a cessé d’augmenter depuis le 11 septembre 2001, acte fondateur du nouveau régime états-unien. Il a plus que doublé en deux ans et demi. Cette augmentation est due à des mouvements spéculatifs sur les marchés qui tiennent compte du « facteur risque » à très court terme, et non des contraintes géologiques et des besoins énergétiques croissants dont les effets ne se font sentir que sur le moyen ou le long terme. Depuis un mois, la hausse s’accélère au point que le baril pourrait atteindre rapidement les 40 $. Les spéculateurs anticipent sur une action militaire imminente de l’administration Bush ; soit des attentats imputés à d’impalpables islamistes suivis d’un coup de palais en Arabie saoudite [1], soit une attaque conventionnelle de la Syrie [2], probablement en juin.

Sur le moyen terme, la demande grandissante d’énergie au plan mondial, notamment imputable à l’organisation de l’économie états-unienne et au développement industriel de l’Inde et de la Chine, va se heurter d’ici quelques années à la baisse de l’offre mondiale de pétrole. On assistera également à une augmentation considérable des prix au fur et à mesure que l’on se tournera vers des gisements de plus en plus difficiles et coûteux à exploiter. Or, selon toutes les projections disponibles, c’est au Moyen-Orient que se trouveront les principaux gisements capables d’exporter au moment où la crise éclatera. Pour la junte pétrolière Bush-Cheney, il convient donc de prendre le contrôle de cette région en la faisant passer par une période d’instabilité, voire de chaos.

Le 31 mars 2004, Yves Cochet alertait la classe dirigeante française sur le déclin de la production de « pétrole conventionnel » [3] dans une tribune libre publiée par Le Monde [4]. Le député vert se fondait sur les travaux des géologues indépendants de l’ASPO [5].

Dans un éditorial du New York Times daté du 7 mai, Paul Krugman rappelait quant à lui que l’un des objectifs principaux de l’invasion de l’Irak était l’augmentation rapide de la production irakienne pour alimenter la croissance. Ainsi, le magnat des médias et grand avocat de la guerre contre l’Irak, Ruppert Murdoch, faisait l’apologie des guerres de ressources en ces termes : « La meilleure chose qui pourrait en résulter pour l’économie globale, si on peut l’exprimer ainsi, serait un baril à 20 $ ». Krugman observe avec inquiétude que cet objectif n’a pas été atteint. Le renversement de Saddam Hussein et la fin de l’embargo n’ont pas suffit à relancer la production irakienne dans les proportions espérées. La hausse des cours mondiaux continue, tous les jours l’essence est plus chère à la pompe. Krugman reflète la crainte de ses lecteurs et des États-uniens en général : le moment arrive où cette hausse mettra en cause le modèle économique du pays et son mode vie. Il écarte les illusoires solutions technologiques aux contraintes géologiques (forer davantage de puits ne permettra pas d’enrayer le déclin), pour conclure avec embarras : « Ce que nous devons faire, c’est nous adapter ». En terminant sa tribune dans un tel flou artistique, il laisse le choix à ses lecteurs entre l’acceptation de la décroissance (qu’aucun peuple ne saurait admettre sans y être contraint) et la solution militaire. Pour celle-ci, la stratégie Bush n’ayant fait qu’enrichir quelques compagnies amies, comme Halliburton (80% de croissance des dividendes au cours des trois derniers mois), sans régler le problème, il ne reste que la stratégie Kerry [6]. Non sans paradoxe, le candidat démocrate se pose donc comme le continuateur de Bush père qui déclarait en 1991 : « Notre mode de vie n’est pas négociable ».

Dans les années à venir, la provenance du pétrole exportable se concentrera progressivement au Moyen-Orient. Pratiquement partout ailleurs, la production a entamé un déclin irréversible. Ainsi, l’OPEP va fatalement prendre le dessus sur les pays hors-OPEP, conférant à l’organisation un pouvoir économique et politique croissant aussi longtemps que la civilisation industrielle sera dépendante de l’énergie fossile. C’est bien cela que craignent les architectes du « Grand Moyen-Orient » [7] et qu’ils veulent endiguer par la coercition militaire. Les réserves du Moyen-Orient sont la clé de la puissance pour les décennies à venir. On comprend dès lors mieux la véritable signification de l’appel de ralliement de George W. Bush au lendemain du 11 septembre 2001 : « Vous êtes avec nous, ou contre nous ».
En 2010, les pays du Golfe arabo-persique contrôleront à eux seuls plus de 60 % de la production mondiale de pétrole, et surtout 95 % de la capacité d’exportation mondiale. Une bonne partie de la production des autres États ayant des réserves significatives sera alors absorbée par leur propre consommation domestique.
À la lumière des données géologiques et économiques, on pourrait donc reformuler le cri de guerre des néo-conservateurs comme ceci : les pays du Golfe, à majorité musulmane, jouiront d’un pouvoir économique décisif sur l’ensemble du monde industriel, à moins que la force militaire du « monde judéo-chrétien » ne les en prive.

Le fameux « Pic de Hubbert » mondial, tel que modélisé par l’ASPO selon la technique d’estimation développée par le géologue Marion King Hubbert dans les années 50. En ce qui concerne le pétrole conventionnel (limite supérieure de la partie orangée), nous sommes actuellement sur un plateau, qui se manifeste par une importante fluctuation des prix liée à l’incertitude de l’offre à venir face à la demande toujours croissante.

Dans cette logique, le « clash des civilisations » ne serait-il pas qu’un problème de répartition des ressources, donc économique ? C’est bien la seule explication qui tienne, car le monde arabe n’a aucune raison de haïr un pays qui par la force des choses devrait être conduit à devenir son vassal économique. La rhétorique du choc culturel et religieux est un leurre destiné à entraîner l’opinion publique dans le conflit dont l’issue profiterait économiquement à celui qui le provoque.

La notion de réserves doit être considérée avec précautions. En effet, lorsqu’un État a atteint son pic de production, soit la moitié des réserves exploitables, sa production entame un déclin progressif et devient de plus en plus coûteuse. Ainsi les États-Unis, qui ont atteint leur pic de production en 1970, importent aujourd’hui plus de 60 % de ce qu’ils consomment. Leurs coûts de production y sont au moins trois fois supérieurs à ceux d’un pays comme l’Arabie Saoudite qui n’a pas encore atteint son pic. Les États signalés par une flèche verte sont donc les seuls capables d’augmenter leur production face au déclin des gisements dans le reste du monde. Les travaux de l’ASPO montrent que d’ici quelques années, cette augmentation ne suffira plus et la production globale déclinera, faisant basculer le marché mondial du côté de l’offre et non plus de la demande.

Au sein même de l’industrie pétrolière ou à sa périphérie, un nombre toujours plus important de personnalités, pour qui cette perspective de guerre de ressources généralisée n’est pas une bonne nouvelle, prend position pour une remise à plat, dans la transparence, de l’approvisionnement énergétique mondial. Beaucoup de voix réclament en somme le contrôle de la répartition énergétique mondiale par une instance aussi indépendante que possible. C’est aussi bien le cas du vert Yves Cochet, déjà cité, que du libéral Matthew Simmons. Tous deux, et bien d’autres encore, demandent un plan mondial d’urgence pour parer à la crise énergétique imminente [8]. En situation de pénurie, la question du libre-marché ne se pose plus : les acteurs les plus puissants se transforment en prédateurs pour maintenir leur niveau de vie. C’est cette perspective que le tandem Bush-Cheney a anticipé [9] en ouvrant les voies de communication en Afghanistan et en Géorgie, en tentant de renverser le gouvernement au Venezuela et en envahissant l’Irak.

titre documents joints


Carte mondiale du pétrole
(JPEG - 82.2 kio)

[1Voir « Aucune amitié ne résiste au pétrole », Voltaire, 21 novembre 2003.

[2Voir « La cible syrienne », Voltaire, 27 janvier 2004.

[3Le pétrole dit « conventionnel » est le plus accessible et facile à exploiter, donc le plus rentable, par opposition au pétrole lourd, polaire ou d’eaux profondes, dit pétrole « non conventionnel ».

[5Nous publions également dans notre rubriques Controverses, à l’occasion de ce numéro, la traduction du rapport de Mike Ruppert sur la conférence ASPO qui s’est tenue à Paris en mai 2003. Cette traduction d’Arthur Lepic pour le Réseau Voltaire, présent à la conférence, avait été reproduite à plusieurs reprises et attribuée à tort à d’autres auteurs.

[6Voir notre article « Militarisme : John Kerry dans le texte », Voltaire, 28 mars 2004.

[7Voir « Bush invente le Grand Moyen-Orient » par Thierry Meyssan, Voltaire, 22 avril 2004.

[9Lire « Les ombres du rapport Cheney », par Arthur Lepic, Voltaire, 30 mars 2004.