Après l’Afghanistan en octobre 2001, et l’Irak en mars 2003, les faucons états-uniens ont planifié le déplacement de leur guerre itinérante pour la mi-2004 vers la Syrie ou le Liban. La rotation du corps expéditionnaire en Irak pour acheminer des troupes fraîches, le déploiement de nouvelles unités sur zone et la remise en état des flottes en Méditerranée et en mer d’Arabie seront achevés en juin.

Washington poursuit son projet de « remodelage du Proche-Orient », réaffirmé par le président George W. Bush lors de son discours sur l’état de l’union. Cette stratégie vise à contrôler les réserves énergétiques des États du Golfe et à conquérir de nouveaux marchés en s’appuyant sur Israël, comme relais régional.
Les États-Unis peuvent compter sur la vassalité assumée de la Jordanie -malgré la récente participation d’Amman à la défense de l’Autorité palestinienne dans le dossier du « mur de séparation »- et sur la passivité de la plupart des émirats. S’étant assuré le contrôle de l’Irak, ils ne voient plus que quelques puissances échapper à leur autorité impériale : l’Iran, la Syrie et le Liban en constituant le nœud central. L’Arabie saoudite, qui réaffirme depuis plus d’un an ses velléités d’indépendance, est également menacée.

Pour Israël, les intérêts stratégiques sont encore plus évidents et ont été théorisés, il y a cinquante ans, par David Ben Gourion. Pour se dégager de l’encerclement de ses voisins, Israël doit prendre le contrôle du « maillon le plus faible dans la chaîne de la Ligue arabe » : le Liban. Tel-Aviv devra y exacerber les conflits internes et pousser la composante chrétienne de la population à transformer le pays en un État maronite. Cette démarche s’accompagnera nécessairement d’un « rétrécissement des frontières du Liban » et corollairement, d’une expansion de l’État juif. D’ailleurs, précise Ben Gourion, le 27 février 1954, dans une lettre à Moshe Sharett, alors Premier ministre d’Israël, « si l’on trouve des gens et des éléments au Liban qui se mobilisent pour la création d’un État maronite, ils n’ont pas besoin de larges frontières, ni d’une population musulmane importante, et ce n’est pas cela qui sera gênant ».
Ce modèle théorique a été repris, avec moins de finesse, par le général Ariel Sharon lorsque, en 1982, il entra dans Beyrouth et aida les milices chrétienne à massacrer les habitants des camps de réfugiés de la capitale, Sabra et Chatila.
En outre, pour vaincre les mouvements de résistance palestiniens, Israël doit d’abord détruire leurs bases arrières, donc pénétrer au Liban et en Syrie.

La doctrine de la « guerre préventive » élaborée par l’administration Bush, qui permet de frapper quiconque menace, menacerait, ou menace de menacer les États-Unis, autorise les faucons à déterminer entre eux leur future cible. À charge ensuite, pour les porte-parole des différents organismes gouvernementaux, d’organiser la propagande et la construction de la menace, y compris en utilisant des imputations fantaisistes mutuellement validées par différents services secrets, israéliens, états-uniens ou britanniques [1]. Après la campagne irakienne, les thèmes sont désormais connus : l’accusation de soutien au terrorisme et de développement d’armes de destruction massive suffit à justifier une intervention militaire globale dans un pays souverain, hors de tout cadre juridique, ainsi que son occupation et son pillage. La présentation du Liban comme un pays occupé par la Syrie autorise à sa « libération », puis à poursuivre « l’envahisseur » jusqu’à Damas.

En prélude au conflit qui se prépare, l’armée de l’air israélienne a violé l’espace aérien libanais, en octobre 2003, pour aller bombarder des « camps d’entraînement terroristes » en Syrie. Au passage, les chasseurs accompagnant les bombardiers ont fait un détour pour se livrer à des exercices de voltige au-dessus de la maison familiale du président Bachar el-Assad.
Cette agression a été décrite, à la fois par Washington et Tel-Aviv, mais aussi par l’ensemble de la presse occidentale, comme participant de la guerre globale contre le terrorisme. Rares sont ceux qui ont alors cru bon de relever qu’une telle offensive, illégale au regard du droit international, survenait trente ans exactement après l’attaque égypto-syrienne contre Israël qui marqua le début de la guerre du Kippour et devait être interprétée comme un ultime avertissement augurant d’opérations militaires à venir.
En janvier 2004, un bulldozer de l’armée israélienne a franchi la Ligne bleue séparant les deux pays, avant d’être détruit par des tirs de roquette du Hezbollah. Cette incursion a immédiatement suscité, en Israël et aux États-Unis, le renouvellement des mises en garde déjà proférées à l’encontre de la Syrie, l’enjoignant de renoncer à soutenir les « terroristes » et de démanteler ses armes de destruction massive.

Des accusations déjà démenties

Au vu du lourd contexte historique et des récents bouleversements régionaux, il est légitime que les dirigeants syriens, au premier rang desquels le président Bashar al-Assad, s’inquiètent. D’autant que le discours de Washington et de Tel-Aviv à l’encontre de la Syrie semble calqué sur celui qui justifia l’intervention en Irak en mars 2003. Il ne se passe en effet pas une semaine sans qu’un responsable de l’un des deux pays se répande, devant une commission parlementaire consacrée aux Affaires étrangères, sur la menace que fait planer la Syrie sur la stabilité de la région. Le 20 juin 2003, Colin Powell déclare ainsi, au cours d’une conférence de presse commune avec Ariel Sharon, que si la Syrie continue d’être « une nation soutien du terrorisme », elle en subira les conséquences. À l’automne, c’est le dossier des infiltrations de terroristes en Irak depuis la Syrie qui permet au secrétaire d’État états-unien de remettre la pression sur Damas [2] . Le 16 septembre 2003, le sous-secrétaire d’État états-unien au contrôle des armes et à la Sécurité internationale déclare, devant une commission parlementaire états-unienne que la Syrie continue de laisser passer en Irak des personnes déterminées à tuer des soldats de la Coalition. De plus, il affirme que « la Syrie a laissé de l’équipement militaire se déverser en Irak avant et pendant la guerre ». Il évoque également un transfert d’armes, mais dans l’autre sens cette fois, de l’Irak vers la Syrie. Saddam Hussein aurait en effet dissimulé ses armes de destruction massive chez son voisin Bashar al-Assad, à la veille de l’invasion états-unienne. Mais il se dit bien incapable de confirmer par le moindre fait matériel ses affirmations. [3]

En Israël, Damas est régulièrement pointé du doigt pour son soutien au « terrorisme », et pas au seul Hezbollah. Les services de renseignement israéliens accusent en effet la Syrie de financer et d’entraîner des kamikazes palestiniens, avant que ceux-ci ne commettent des attentats suicide en Israël. Les « camps d’entraînement terroriste » visés le 5 octobre 2003 auraient servi à de telles activités, comme l’affirme sur le moment la presse israélienne [4]. Le Monde révèlera pourtant, quelques jours après le raid, que le site était déserté depuis de nombreuses années, « dix peut-être ». [5] Les déclarations de responsables israéliens se succèdent, devant la commission de la Knesset consacrée aux Affaires étrangères et à la Défense, pour rendre compte de l’implication syrienne dans le « réseau mondial du terrorisme islamique », malgré le caractère laïque du régime et la longue interdiction des frères musulmans. Récemment encore, Silvan Shalom, le ministre des Affaires étrangères israélien, a accusé la Syrie d’avoir profité des convois humanitaires acheminés en Iran pour ramener, au retour, des cargaisons d’armes à destination d’organisations « terroristes ».

Le thème des armes de destruction massive est également décisif, comme l’a démontré l’expérience irakienne, au printemps dernier. Tout est donc mis en œuvre, dans la communication états-unienne, pour mettre à jour un programme d’armement secret de Damas. La conseillère de sécurité nationale, Condoleezza Rice a ainsi fait grand cas, en janvier 2004, du témoignage de Nizar Nayyouf, opposant syrien résidant à Paris. Celui-ci affirme détenir « des informations fournies par un officier supérieur syrien, entré en dissidence (...) indiquant les endroit où les armes de destruction massive irakiennes ont été enterrées afin de les soustraire au contrôle des inspecteurs en Irak. ». Plus cynique, Ha’aretz révélait, le 15 décembre 2003, lendemain de l’arrestation de Saddam Hussein, que celui-ci pourrait se voir offrir une transaction par l’armée états-unienne, s’il venait à révéler des informations sur ses armes de destruction massive, notamment s’il en disposait et si oui, s’il les avait bien dissimulés en Syrie à l’aube de l’invasion états-unienne.

Ces « vérités » assénées sans l’ombre d’une preuve ont permis l’adoption du Syria Accountability Act, un régime de sanctions commerciales et diplomatiques pris contre la Syrie, et laissé à la discrétion du président états-unien, qui peut fixer seul les modalités de son application. Pourtant, comme pour le dossier des armes de destruction massive irakiennes, les exagérations et les incohérences de ces accusations ont déjà été largement démenties par plusieurs sources officielles. L’ancien émissaire états-unien en Syrie, Theodore Kattouf, a ainsi déclaré, le 12 novembre 2003, que la Syrie n’avait selon lui aucunement facilité le passage de militants fondamentalistes en Irak depuis le mois d’avril, date à laquelle elle a fermé sa frontière. Quant à la récente attaque menée par le Hezbollah contre un bulldozer israélien ayant franchi la Ligne bleue, elle n’était, selon les confidences d’un chef d’état-major de Tsahal au quotidien Ha’aretz, aucunement coordonné avec la Syrie. [6]

Préparatifs avant l’offensive

Les événements se précipitent depuis l’arrestation du raïs, et les accrochages avec le Hezbollah se sont multipliés à la frontière entre le Liban et Israël. Un regain de tension exacerbé par les propos de Donald Rumsfeld, le secrétaire à la Défense états-unien, qui a dit envisager l’envoi des troupes spéciales dans la plaine libanaise de la Békaa sous contrôle syrien, « pour appréhender des terroristes », le 8 janvier 2004. D’après L’Orient Le Jour, le point de départ d’une telle opération « serait maritime, ou peut-être terrestre, à partir de l’Irak et sur un mode "policier", visant à capturer en bonne et due forme des "terroristes" de plus en plus recherchés. ».

L’incursion israélienne en territoire libanais, le 20 janvier 2004, est également perçue par le journal libanais comme un signe d’une escalade belliqueuse dans la région. Citant un diplomate européen en poste à Beyrouth, l’éditorialiste Émile Khoury écrit ainsi, le 22 janvier 2004, que « M. Sharon pourrait être tenté de mettre à profit la période de la campagne présidentielle américaine, dans laquelle nous sommes déjà entrés, afin de se lancer dans une nouvelle aventure militaire sous prétexte de lutter contre le terrorisme. D’où le refus du Premier ministre israélien de reprendre les pourparlers avec la Syrie à partir du point où ils étaient arrivés (...) ».
Car, sentant monter la tension, le président Bashar al-Assad a offert, au mois de décembre 2003, de reprendre les négociations avec Israël, à partir du point où elles avaient été emmenées par son père, Hafez al-Assad, et le Premier ministre israélien de l’époque, Yitzakh Rabin. Les discussions avaient alors permis un accord prévoyant le retrait israélien du Golan. Mais cette solution ne satisfait naturellement pas Ariel Sharon qui, s’appuyant sur les conclusions du rapport Perle de 1993, peut se permettre de faire durer l’instabilité sur ce front, en espérant en tirer plus tard, de meilleurs résultats dans les négociations. C’est la raison pour laquelle, sur ce dossier, Israël assure pleinement sa fonction d’« obstacle à la paix » : en décembre 2003, un quotidien israélien relate ainsi comment le gouvernement d’Ariel Sharon a récemment rejeté une proposition syrienne visant garantir un cessez-le-feu durable sur la Ligne bleue, en échange de l’arrêt des violations de l’espace aérien libanais par l’armée israélienne, et de ses manœuvres le long de la frontière [7]. D’où également les récentes déclarations de divers membres du gouvernement Sharon pour dénoncer la tromperie que représente, selon eux, l’appel à négocier du président al-Assad. Ariel Sharon a notamment déclaré ne pas souhaiter entamer des discussions qui mèneraient, au final, à un retrait du Golan actuellement occupé par Israël. [8]

David Kay

Le plan de déstabilisation de la région semble donc prêt, et son terrain d’action délimité, dans la vallée du Bekaa. La revue de référence Jane’s Intelligence Digest ne s’y est pas trompée, consacrant, vendredi 23 janvier, un article aux récentes déclarations de l’administration états-unienne sur la Syrie, elle écrit que Donald Rumsfeld envisage de provoquer une confrontation militaire avec la Syrie en attaquant les bases du Hezbollah près de la frontière syro-libanaise. Mais déjà des obstacles surgissent en travers de la route de Damas : l’échec, la semaine passée, de la réunion de l’opposition syrienne pro-américaine à l’hôtel Holiday Inn de Bruxelles, entraîne un retard dans la création d’une alternance politique inféodée crédible, comme ce fût le cas avec le Conseil National Irakien d’Ahmed Chalabi. Mais le coup le plus dur est venu des États-Unis, où David Kay, le chef d’équipe des inspecteurs états-uniens chargés de découvrir les armes de destruction massive irakienne, a démissionné, à la mi-janvier, en indiquant que le programme d’armement de Saddam Hussein n’avait très certainement jamais repris depuis la fin de la Première guerre du Golfe. Une affirmation qu’il a dû nuancer, quelques jours plus tard dans une brève déclaration au Sunday Telegraph, allant jusqu’à concéder que des « composants du programme d’armes de destruction massive » de l’ancien dictateur irakien ont bien été transférés en Syrie avant la guerre, bien qu’il ne s’agisse « pas là d’une grande quantité d’armes », juste le reliquat d’un programme d’armement abandonné depuis 13 ans. Cette polémique, venant d’un expert officiel de la CIA, manifeste l’opposition de l’Agence aux néo-conservateurs et la volonté de son directeur, George Tenet, de priver le Pentagone d’un prétexte sans fondement.

En définitive, on peut observer que le plan des faucons, prévu de longue date, rencontre une difficulté imprévue. La Turquie, membre de l’OTAN et allié militaire d’Israël, s’est désolidarisé des tats-Unis pendant la guerre contre l’Irak. Elle a refusé d’y prendre part et à interdit à la Coalition de survoler son espace aérien. Ce revirement à contraint le Pentagone à reconfigurer ses forces avant de lancer l’offensive, induisant un surcoût considérable de cette opération.
Or, Washington, précipitant son calendrier pour faire face à la résistance irakienne, a annoncé trop tôt son intention de créer un Kurdistan autonome, puis indépendant. Tirant parti de la situation, la Syrie s’est immédiatement tournée vers son partenaire traditionnel, l’Iran, et vers la Turquie pour faire échec au projet. Les trois États, qui abritent des minorités kurdes, se sentant tous menacés d’éclatement à la yougoslave si l’on commençait à créer des États mono-ethniques.
La théorie huntingtonnienne d’un prétendu axe chiite maléfique (Iran, Syrie Liban) ne correspond plus aux alliances actuelles.

Cependant le gouvernement d’Ariel Sharon pourrait profiter de la campagne électorale présidentielle états-unienne pour lancer l’offensive militaire régionale. Utilisant ses contacts privilégiés avec les « faucons » de l’administration Bush, il précipiterait alors le Pentagone dans une guerre que certains espèrent encore pouvoir empêcher.

[1Voir « Un réseau militaire d’intoxication », Réseau Voltaire, 8 décembre 2003

[2voir « Colin Powell relance la pression diplomatique sur la Syrie », Regards du Proche-Orient, 16 septembre 2003.

[3« Les États-Unis se disent "soucieux"du programme d’armement syrien », Regards du Proche-Orient, 17 septembre 2003.

[4Voir « Pour le Jerusalem Post, l’attaque israélienne vise un camp terroriste financé par l’Iran », in Regards du Proche Orient, 6 octobre 2003.

[5« Le camp palestinien bombardé par l’aviation israélienne en Syrie était déserté depuis longtemps », par Lucien George, Le Monde, 10 octobre 2003.

[6« IDF : Syria wasn’t tied to latest Hezbollah attack », par Amos Harel, Ha’aretz, 22 janvier 2004.