Après s’être alliés pour lutter contre les forces de l’Axe au cours de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis et l’URSS entrent, dès 1945, dans une lutte d’influence mondiale qualifiée, à partir de 1948, de « Guerre froide ». Les deux superpuissances évitent soigneusement l’affrontement militaire direct, mais développent un combat idéologique dans leurs zones d’influence et des guerres périphériques.

Depuis l’effondrement de l’URSS, les réseaux pro-soviétiques appartiennent à l’Histoire. Ils sont de mieux en mieux connus, notamment grâce à l’ouverture des archives. Au contraire, les réseaux atlantistes n’ont pas disparu avec la fin de la Guerre froide. Ils ont été mis en sommeil par l’administration Bush père, puis réactivés par l’administration Bush fils. Nous avons entrepris de les décrire dans ces colonnes, non comme des souvenirs d’un passé révolu, mais comme des éléments explicatifs de la crise politique mondiale actuelle. Nous avons ainsi relaté la mise en place de réseaux d’ingérence, les stay-behind [1] et celle du soft-power de la Fondation nationale pour la démocratie (NED/CIA) [2]. Nous avons analysé de grandes opérations sectorielles comme le financement des intellectuels européens par la CIA [3]. Nous en venons aujourd’hui à la manipulation des syndicats.

Convaincu que les démocraties occidentales sont menacées par le « péril communiste », dont l’un des relais serait naturellement le syndicalisme, les États-Unis mettent en place, dans le cadre du plan Marshall, un réseau de confédérations syndicales internationales, chargées de contrer l’influence communiste dans le monde du travail. En février 1945 se tient à Londres une conférence mondiale visant à réaliser l’unification du syndicalisme international, à l’initiative du Trades Union Congress (TUC) britannique. 53 organisations y sont présentes. L’American Federation of Labor (AFL), premier syndicat états-unien, boycotte la réunion pour protester contre la présence de représentants soviétiques. Le Congress of Industrial Organizations (CIO), son grand rival sur la scène syndicale états-unienne, tente de son côté de jouer un rôle de médiateur entre les membres de l’Internationale syndicale rouge (ISR), proche de Moscou, et la Fédération syndicale internationale (FSI), créée à Amsterdam en 1919 et qui refuse les syndicalistes soviétiques. Les deux courants devaient être rassemblés au sein d’une Fédération syndicale mondiale (FSM), qui naît effectivement à Paris en 1945. Mais le rapprochement échoue. La Confédération internationale des syndicats chrétiens (CISR) refuse de rejoindre la nouvelle structure, tout comme l’AFL, qui décide en octobre 1946 de rassembler tous les syndicats "libres" et installe à Bruxelles un bureau de correspondance avec à sa tête Irving Brown.

Les dirigeants internationaux de l’AFL-CIO
A droite, Irwing Brown (1911-1989),
responsable du stay-behind pour
les milieux de gauche et étudiants
en Europe.

Le plan Marshall achève de diviser la FSM naissante : le Secrétariat de la Fédération dénonce un plan « qui porte atteinte à l’indépendance des États européens », tandis que les syndicats britanniques organisent une conférence rassemblant des partisans du projet. Rapidement, la FSM se retrouve donc largement dominée par les centrales syndicales des pays socialistes : la CGT française et la CGIL italienne seront les deux seules organisations occidentales à y adhérer.

Les efforts de Washington pour diviser les syndicats communistes et aider ceux qui refusent l’anticapitalisme et la domination de Moscou se font alors plus pressants. Trois hommes vont superviser le dispositif. Le premier est Jay Lovestone, alors directeur de la section internationale de l’American Federation of Labor. Ancien dirigeant du Parti communiste états-unien avant la Seconde Guerre mondiale, Lovestone a rompu avec l’URSS en 1929, après une rencontre avec Staline. Il lui avait en effet suggéré que les États-Unis offraient une configuration politique et sociale particulière, nécessitant une stratégie communiste adaptée. Se sentant menacé, il quitte Moscou en toute hâte et, de retour à New York, devient un anticommuniste militant. Il s’allie alors avec l’International Ladies Garment Workers Union, un important syndicat monté par des immigrés juifs et italiens qui tente également de limiter l’influence de ses militants communistes. Ceux-ci sont finalement écartés grâce aux efforts des « modérés » emmenés par David Dubinsky. À la même époque, Jay Lovestone noue une relation d’amitié avec le dirigeant de l’AFL, George Meany, également anticommuniste patenté. Pendant la Seconde Guerre mondiale, Lovestone travaille en collaboration étroite avec le Bureau des travailleurs de l’Office of Strategic Services (OSS, ancêtre de la CIA), dirigé par Arthur Goldberg, futur secrétaire au Travail de Kennedy et membre de la Cour Suprême. Il est notamment chargé d’organiser la résistance des ouvriers à l’Allemagne nazie en Europe et en Afrique du Nord. Au sortir de la guerre, il poursuit ses activités sur le terrain européen.

George Meany
Patron d’AFL-CIO de 1955 à 1979.

Il est secondé en cela par Irving Brown, membre de l’AFL et adjoint pour l’Europe de Lovestone à partir de 1944. Né en 1911, Irving Brown devient un membre important de l’AFL dans les années 1930. Sa femme est alors la secrétaire de Jay Lovestone [4]. Son premier fait d’armes concerne la France. Allié stratégique de Washington du fait de sa puissance économique et démographique, mais aussi de sa situation géographique (sa frontière avec l’Allemagne, dont une moitié du pays est occupée par les troupes soviétiques, en font un partenaire privilégié en cas d’offensive de l’URSS), le pays connaît d’importantes turbulences sociales une fois l’état de grâce de la Libération disparu. Les grèves de Renault d’avril-mai 1947 font éclater l’accord de gouvernement entre le Parti communiste français, la SFIO et le MRP. Paul Ramadier révoque les ministres communistes, et plonge la vie politique dans une instabilité menaçante. D’autant que les difficultés économiques s’accumulent : pénurie de charbon et de denrées alimentaires, hausse des prix, provoquent des mouvements sociaux importants dans tout le pays. La CGT, premier syndicat du pays, est secouée par des dissensions internes entre ceux qui acceptent « le rôle dirigeant du PCF dans le mouvement ouvrier et ceux qui s’y opposent » [5]. Washington profite de l’occasion : la CIA aborde le secrétaire général de la CGT, Léon Jouhaux, à l’occasion de son voyage à l’ONU. Jouhaux accepte de provoquer la scission qui donnera naissance à Force ouvrière, en 1948, et affaiblira durablement le syndicalisme français. Une fois l’opération terminée, George Meany déclare au Press Club de Washington : « Je suis fier de vous dire, parce que nous pouvons nous permettre de le révéler maintenant, que c’est avec l’argent des ouvriers de Detroit et d’ailleurs qu’il nous a été possible d’opérer la scission très importante pour nous dans la CGT, en créant le syndicat ami Force ouvrière » [6]. Mais, en 1967, Thomas W. Braden, ancien directeur de la division internationale de la CIA, révèle sans ambages [7] qu’en réalité les fonds furent initialement fournis par l’International Ladies Garnment Union de David Dubinsky puis « quand ils manquèrent d’argent, il s’adressèrent à la CIA. Ainsi commencèrent les versements de fonds secrets aux syndicats libres qui, bientôt, s’étendirent à l’Italie. Sans ces versements, l’histoire de l’après-guerre aurait été différente » [8].

Un groupe de militants anti-soviétiques joue un rôle central dans la scission : il s’agit de trotskistes récupérés par le stay-behind. Pendant la Seconde Guerre mondiale, après la rupture du Pacte germano-soviétique, ils avaient fait le choix, autour d’Henri Molinier, de lutte contre Staline en adhérant à l’ultra-collaborationniste Mouvement social révolutionnaire (MASR) d’Eugène Deloncle et Eugène Schueller [9]. Sous l’impulsion d’Irwing Brown, ils constituent en 1953 un nouveau parti, le MPPT, autour de Pierre Boussel-Lambert. Ces militants obtiennent bientôt des emplois dans des Caisses d’assurance-maladie et se consacrent à l’encadrement de FO.

À la même époque, « la SFIO marseillaise a elle aussi profité des dollars de la CIA qui, par exemple, renflouent le journal Le Populaire, le quotidien socialiste à l’échelle nationale » [10]. Les activités d’Irving Brown sont en effet particulièrement visibles dans la région marseillaise, alors au c ?ur de la French connection qui gère à l’époque l’essentiel du trafic mondial d’héroïne. Ses financements viennent en général directement de la CIA, soit via l’attaché de l’ambassade états-unienne à Paris pour les questions syndicales, John Phillipsborn, soit via un compte en banque basé à Zürich au nom du président du Comité méditerranéen, Pierre Ferri-Pisani [11].

Parallèlement à ces opérations ponctuelles, Irving Brown lance fin 1949 la Confédération internationale des syndicats libres (CISL / FTUC), qui refuse tout contact avec la Fédération syndicale mondiale, considérée comme trop proche de Moscou. La CISL regroupe une soixantaine de centrales, venues de 53 pays et représentant près de 50 millions de travailleurs. Par ailleurs se constitue une structure au sein de l’AFL, la Confédération des syndicats libres, financée à hauteur de 35 000 dollars par la maison-mère. Le président de cette organisation est Matthew Woll, David Dubinsky sert de trésorier et George Meany, secrétaire-trésorier de l’AFL, se charge de la coordination entre la jeune structure et la maison-mère [12]. L’initiative en direction des syndicats européens non-communistes va faire prendre une nouvelle ampleur à l’organisation. Et de nouveaux soutiens : à partir de 1950, la CIA finance la CISL à hauteur de 170 000 dollars par an. Avec un tel budget, la centrale syndicale peut financer largement le Centre international des syndicalistes libres en exil (CISLE / ICFTUE), qui tient son premier Congrès à Paris en octobre 1948 dans les locaux de Force Ouvrière, à peine remis de sa scission avec la CGT. L’organisation, présidée par F. Bialas et A. Skorodzki, est officiellement chargée d’accueillir des travailleurs immigrés et des organisations socialistes d’Europe de l’Est. Dans les faits, elle permet surtout de soutenir les groupes dissidents établis de l’autre côté du rideau de fer. Certains d’entre eux, non allemands, avaient rejoint les rangs des forces armées allemandes, voire de la Waffen SS, au cours de la Seconde guerre mondiale et ne pouvaient retourner dans leur pays d’origine une fois le conflit terminé. Ils constituent donc de solides appuis anti-communistes dans les pays où ils se trouvent réfugiés. Qu’ils aient réussi ou non à franchir à temps le rideau de fer, ils sont de toute façon accueillis à bras ouverts au sein du Centre international des syndicalistes libres en exil [13]. L’organisation édite une revue, Le Syndicaliste Exilé [14] et a accès aux ondes de Radio Free Europe et Radio Liberty, toutes deux financées ouvertement par la CIA. À la même époque, la CISL aide à l’organisation et au financement de la réunion fondatrice du Congrès pour la liberté de la culture à Berlin en 1950.

La CIA finit tout de même par trouver les activités de Lovestone et Brown trop coûteuses. De 1950 à 1955, elle réduit donc ses financements et presse les deux hommes de réorganiser leurs activités d’une manière plus efficace. Ce sera fait en 1955 lorsque les deux principaux syndicats états-uniens actifs en Europe, l’AFL (représenté par Irving Brown) et le CIO (représenté par Victor Reuther) fusionnent pour donner naissance à l’AFL-CIO, avec la bénédiction d’Averell Harriman, nouvel administrateur du plan Marshall, et de son émissaire en Europe, Milton Katz. George Meany en prend la présidence. Les activités de la Confédération des syndicats libres cessent donc, pour être remplacées par des opérations de plus grande ampleur de la part de la nouvelle centrale syndicale unifiée. Celle-ci en profite pour décupler ses efforts d’« ingérence syndicale » à l’échelle de la planète. Irving Brown s’implique dans l’Afrique post-coloniale, tandis que d’autres militants tels que Richard Deverall et Harry Goldberg font de l’Asie leur terrain de prédilection. Serafino Romualdi, un socialiste d’origine italienne, agit pour sa part en Amérique latine [15].

Les activités d’ingérence en Europe connaissent alors un coup d’arrêt dans le domaine syndical. Tout le département est réorganisé sous 1962, au moment où le président Kennedy crée l’US Agency for International Development (USAID), qui finance quasi-exclusivement cette branche d’activité de l’AFL-CIO. Une stratégie défendue devant le président Kennedy par Cord Myer, Arthur Goldberg, George Meany, Jay Lovestone, entre autres. La centrale syndicale états-unienne crée alors trois sous-structures semi-indépendantes. La principale est l’American Institute for Free Labor Development [16], qui vise à reprendre le contrôle des mouvements syndicaux en Amérique latine. Une initiative lancée dès la fin des années 1950 par Cord Meyer, et qui assura la formation de plus de 200 000 syndicalistes venus d’Amérique Latine au centre de Front Royal, en Virginie [17]. Les deux autres organismes sont l’African Labor College, dirigé par Irving Brown, et l’Asian-American-Free Labor Institute, qui voit le jour en 1968, au moment de la guerre du Vietnam. Le remaniement écarte donc l’Europe du champ d’action de l’AFL-CIO. Il permet en revanche l’émergence d’un nouvel outil d’ingérence dans les pays du Tiers monde, que l’on verra rapidement à l’ ?uvre lors du renversement de Sukarno en Indonésie, de Joao Goulart au Brésil, et de Salvador Allende au Chili.

Suite de cet article : « 1962-1979 : L’AFL-CIO et la « contre-insurrection » syndicale »

[1Voir la série d’enquêtes sur le stay-behind du 20 août, 27 août et 10 septembre 2001.

[2Voir « La nébuleuse de l’ingérence démocratique », Voltaire, 22 janvier 2004.

[3Voir « Quand la CIA finançait les intellectuels européens », par Denis Boneau, Voltaire, 27 novembre 2003.

[4D’après The Point Man : Irving Brown and the deadly post-1945 struggle for Europe and Africa, par Ben Rathbun, Minerva Press, 1996.

[5« CGT-FO, le grand schisme », par René Mouriaux, Le Monde, 13 avril 1998.

[6Cité dans E ? comme espionnage par Nicolas Fournier et Edmond Legrand, Éditions Alain Moreau, 1978

[7« I’am Glad the CIA is Immoral » par Thomas W. Braden, Saturday Evening Post, 20 mai 1967

[8Cité dans D ? comme Drogue, par Alain Jaubert, Éditions Alain Moreau, 1973.

[9Le MSR est alors un parti au sein du RNP de Marcel Déat avec lequel il vient de fusionner. Voir « L’histoire secrète de L’Oréal » par Thierry Meyssan, Voltaire, 3 mars 2004.

[10Ibid.

[11Le Comité méditerranéen est l’organisme au sein duquel Irving Brown mène ses activités autour de la région marseillaise. Il finance par exemple des briseurs de grève lors de la grève des dockers de Marseille, qui cherchaient à empêcher le débarquement de matériel militaire destiné aux troupes états-uniennes stationnées en France.

[12« The Origins of CIA Financing of AFL Programs », par Anthony Carew, CovertAction Quaterly, été 1999.

[13« The International Centre of Free Trade Unionists in Exile », par Peter E. Newell, Lobster, juin 1996.

[14En janvier 1964, Roger Louet, président de Force ouvrière, accepte la direction du journal. « The International Centre of Free Trade Unionists in Exile », op.cit.

[15« Plumbers and Presidents : Labor Sources for Diplomatic Historians », par Edmund F. Wehre, University of Maryland at College Park.

[16L’ American Institute for Free Labor Development était financé par un large panel comprenant les entreprises états-uniennes les plus importantes telles que Rockefeller, ITT, Kennecott, Coca Cola, IBM, Pfizer International, Standard Oil, Shell Petroleum, Pan American World Airways. Toutes persuadées, selon le président de l’AIFLD, George Meany, qu’il était « dans l’intérêt des États-Unis d’aider au développement de syndicats libres en Amérique Latine ». Le président du Conseil d’administration n’est autre que J. Peter Grace, également président de la W.R. Grace Corporation.

[17The Rise and Decline of the CIA, par John Ranelagh, Simon & Schuster, 1987.