(vendredi 29 juin 2001)

Présidence de M. François Loncle, Président

Le Président François Loncle : Nous vous remercions d’avoir bien voulu répondre à notre invitation. Au-delà de cette Mission d’information du Parlement français sur les événements tragiques et historiques de Srebrenica, il nous importe de mesurer toute la capacité de paix et de développement de ce territoire, de voir comment les forces politiques de Bosnie-Herzégovine s’y prennent pour conforter la paix et envisager la façon dont la France et votre pays pourraient développer leurs relations.

Mais notre préoccupation essentielle reste le drame de Srebrenica. Nous avons auditionné à Paris un grand nombre de responsables civils et militaires. En Bosnie depuis trois jours, nous avons visité Srebrenica, Potocari, Bratunac, Tuzla... et essayons d’établir les responsabilités des uns et des autres. En effet, notre conviction est qu’il existe des responsabilités dans la chaîne de commandement de l’ONU, dans la manière dont ont été mésestimés les risques concernant cette enclave, voire que le concept même d’enclave était erroné.

Les responsables de l’ONU, en charge de cette enclave, s’étaient engagés à protéger les populations civiles. Malheureusement, 6 000 à 8 000 personnes ont été tuées. Le ressentiment des populations déplacées qui ont survécu est profond, d’autant plus grand qu’elles ont cru à la protection de l’ONU, dont le général Morillon s’était fait le porte-parole lors de discours enflammés. Or c’est précisément dans une zone protégée que ces populations ont été assassinées.

L’organisation humanitaire Médecins sans frontières a grandement insisté pour la création de cette Mission d’information, car les membres de cette organisation non gouvernementale (ONG) ont été des acteurs témoins de cette tragédie. Médecins sans frontières a perdu un certain nombre de ses membres et a été confrontée au fait qu’en tant qu’association humanitaire, elle pensait avoir la certitude de pouvoir _uvrer en zone protégée sans être atteinte par la guerre. Cela a été effroyable pour les membres de MSF, qui étaient sur place, d’être obligés de quitter l’enclave. A cela s’ajoute le fait que leur personnel bosniaque, qui n’a pu être évacué en même temps, a en partie disparu pendant la tragédie. Par conséquent, les membres de cette organisation ont un grand ressentiment et une tendance à accuser l’ensemble des intervenants de l’époque, en particulier la France.

M. François Lamy, Rapporteur : Il serait intéressant, dans un premier temps, que vous nous exposiez la façon dont vous avez vécu la tragédie de Srebrenica et les informations dont vous disposiez, dans le cadre de vos responsabilités de l’époque.

M. Jovan Divjak : Au moment de la tragédie de Srebrenica, je n’ai personnellement eu aucune information sur les événements qui ont suivi la chute de la ville. L’état-major était alors plus préoccupé par le déblocage de Sarajevo que par la défense de Srebrenica.

Le jour où Mladic et son armée ont porté la dernière attaque à Srebrenica et où la ville est tombée, s’est tenue à Zenica une réunion lors de laquelle le commandant de l’armée bosniaque, le général Delic, a déclaré qu’il n’y avait aucun problème sérieux et que nous contrôlions Srebrenica. A la lumière des événements qui ont suivi, je peux maintenant en conclure que l’information qu’il nous avait donnée n’était pas objective et que lui-même ne disposait pas d’informations fiables. Toutes les informations que nous avons eues par la suite ne provenaient pas de sources officielles, mais des médias.

Je voudrais vous dire quelques mots concernant les négociations sur Srebrenica en 1993, auxquelles j’ai participé, en tant que membre de la délégation de l’armée de Bosnie-Herzégovine. Je rappelle ces événements de 1993 car je les considère importants pour ce qui se passera par la suite. Les militaires et les citoyens de Srebrenica avaient à l’époque défendu la ville contre l’armée serbe. Au début des négociations, Mladic a immédiatement proposé un accord selon lequel le commandant Halilovic devait signer la chute de Srebrenica. Les négociations ont duré deux jours, quatorze heures par jour. Toutes les trois heures, l’un des deux commandants demandait l’arrêt des négociations : Mladic, d’un côté, pour s’assurer que son armée était rentrée dans Srebrenica et que les troupes bosniaques avaient affiché le drapeau blanc ; Sefer Halilovic, de l’autre côté, pour s’assurer que Srebrenica était toujours sous notre contrôle. Etant donné que déjà, à cette époque, les Nations unies évoquaient le concept de zone protégée, les deux commandants ont signé un accord de cessez-le-feu et un accord sur la zone protégée de Srebrenica. Cet accord a été signé grâce à la présence de l’armée, sinon Mladic aurait déjà pris Srebrenica à cette époque.

Toutefois, cet accord contenait déjà certains éléments qui ont contribué par la suite aux événements qui se sont déroulés en 1995. Je me rappelle qu’en 1993, nous demandions en permanence le déplacement de l’artillerie lourde à vingt kilomètres de Srebrenica. Par ailleurs, l’armée de Bosnie-Herzégovine avait remis la plupart de ses armes. Dès cet instant, il m’a semblé que l’armée bosniaque et le Gouvernement ont considéré qu’il fallait laisser ces zones protégées sous le contrôle de la FORPRONU, en espérant que les forces de cette dernière assureraient une réelle protection de ces zones. Je sais qu’entre 1993 et 1994, l’armée et le Gouvernement n’ont rien fait pour renforcer, d’une façon ou d’une autre, la zone protégée de Srebrenica. Au vu de la situation en 1995 à Srebrenica, j’avais compris que les Nations unies n’auraient pas les moyens de remplir l’accord qu’elles avaient signé.

Dès le début, s’est posé le problème de l’effectif des troupes à placer dans l’ensemble des zones de Bihac, Sarajevo et Srebrenica. Au début, il y avait des troupes françaises à Bihac, mais elles ont renoncé et sont parties. A l’époque, en tant que citoyen de Bosnie-Herzégovine et membre de l’armée bosniaque, je m’étais senti blessé dans mon amour-propre, quand j’avais su que l’on avait distribué aux troupes qui se préparaient à venir de Lyon à Bihac une brochure présentant la Bosnie-Herzégovine comme un pays où les tribus s’entre-tuaient, des choses qui n’avaient rien à voir avec la réalité. Dans son journal, l’un des soldats de la FORPRONU à Bihac raconte que la situation qui a été présentée aux soldats au moment de leur préparation n’avait rien à voir avec la réalité quand ils sont arrivés à Bihac.

On a la même situation à Srebrenica. Il y a eu tout d’abord le bataillon canadien, très vite remplacé par le bataillon hollandais, mais jamais au nombre prévu par la résolution des Nations unies. En tant que militaire, il me semble que, d’un point de vue stratégique, les structures militaires des Nations unies n’avaient pas réellement analysé l’ensemble des éléments importants pour l’enclave de Srebrenica. Les troupes de Mladic commençaient déjà à se rassembler autour de Srebrenica en avril et mai 1995, ce dont le commandement de l’armée bosniaque avait fait part à la FORPRONU. Le commandant Delic vous racontera probablement qu’il a demandé à plusieurs reprises des réunions urgentes avec le général Rupert Smith, justement pour lui faire part du danger que représentaient ces troupes qui se rassemblaient autour de Srebrenica.

Nous avons eu des informations selon lesquelles Janvier et Akashi avaient des entretiens avec Mladic et Milosevic, mais on ne disposait d’aucune information sur le contenu de ces entretiens. Nous avions l’impression, au poste de commandement et probablement au Gouvernement, que les forces des Nations unies essayaient surtout de protéger les soldats de la FORPRONU et pas vraiment les populations civiles. Vous savez qu’au mois de mai, des militaires des Nations unies avaient été pris en otages. Cet épisode a certainement influencé leur comportement envers Mladic et l’armée serbe. Je crois que cette pression a été telle que nous sommes arrivés à un point où les Serbes pensaient souvent pouvoir poser des conditions qu’ils n’auraient jamais dû poser. Au poste de commandement de l’armée, nous avons eu accès à certaines résolutions des Nations unies et de la FORPRONU qui nous faisaient quelque peu peur. Par exemple, il était dit que la réalisation du mandat venait en position secondaire par rapport à la sécurité des membres des Nations unies. Il était également dit que les armes ne seraient utilisées qu’au dernier moment et en dernier recours contre une attaque serbe.

Quand je dis que la situation en Bosnie orientale n’a pas été suffisamment suivie, même l’armée bosniaque essayait parfois de donner des informations à la FORPRONU par le biais de ses officiers de liaison. Mais c’est le type de détails que pourra vous communiquer le général Delic, car c’est lui qui les avait contactés. Il faut souligner qu’à cette époque-là, l’armée de Bosnie-Herzégovine n’avait pas les moyens d’aider à la défense de Srebrenica, parce que le petit nombre d’hélicoptères dont elle disposait ne pouvait pas transporter des armes lourdes ou des munitions. Dans l’enclave, il y avait entre 3 000 et 3 500 hommes armés. Rupert Smith et Janvier connaissaient très bien les moyens de l’armée bosniaque, c’est-à-dire l’absence de chars, d’armes lourdes, et en particulier de carburant et de soutien logistique.

J’ai trouvé ridicule lorsque le commandant Delic s’est adressé à la population de Bosnie-Herzégovine après la chute de Srebrenica. Il a indiqué que l’armée allait tenter de les aider en leur envoyant deux hélicoptères transportant 2 obus et 3 000 balles. Cette aide n’aurait même pas permis d’arrêter une petite unité.

Tout ce que vous pourrez apprendre par la suite ne pourra que donner une image négative de l’armée bosniaque. Au mois de février, quand 18 officiers sont venus de Srebrenica à Zenica pour une formation, il m’a semblé que c’était une bonne décision. Or, aujourd’hui, on dit que c’était affaiblir la défense de Srebrenica. En tant qu’officier, j’estimais que tous ceux qui représentaient le commandement de cette ville devaient suivre des formations.

M. Pierre Brana : A quel moment était-ce ?

M. Jovan Divjak : En février 1995. Je le sais parce que j’étais présent à cette formation.

Quand je réfléchis à tous ces événements qui se sont déroulés à Srebrenica, pour moi, le seul coupable, c’est Mladic. Certes, chacun a sa part de responsabilité, mais c’est néanmoins lui le coupable principal, car il n’a pas respecté la zone protégée.

Aurait-il fallu réagir autrement ? Certainement, en particulier lorsque j’ai appris par la suite qu’il y avait eu des demandes d’intervention aérienne. Je voudrais faire une petite digression. En septembre 1992, je me trouvais en visite au centre de recherche stratégique à Washington. C’est là que j’avais insisté sur le fait d’utiliser l’aviation. Mais, à cette époque déjà, tout comme par la suite en 1995, on expliquait que ces interventions aériennes n’étaient pas possibles d’un point de vue technique, en raison du risque causé pour les populations civiles et les troupes. Toutefois, ce qui posait problème, ce n’étaient pas les unités en train de s’affronter, mais les troupes en réserve. En effet, en 1995, ils n’ont pas frappé les troupes qui s’apprêtaient à combattre, mais tout ce qui était en réserve.

De mon point de vue, la grande distance qui existait entre les troupes sur le terrain, Zagreb, Bruxelles, La Haye et New York a été une erreur. Si on veut chercher l’erreur, elle vient du fait de ces différentes chaînes de commandement, car il y en avait plusieurs. Comme l’a dit un officier honnête, il n’était dans l’intention de personne de provoquer une telle tragédie, en excluant Mladic et ses commandants.

Mais aujourd’hui, je pense que les responsables de l’époque doivent se rendre compte de leurs erreurs et de leurs responsabilités, c’est-à-dire de ce qu’ils n’ont pas fait à ce moment-là. Par exemple, si l’on examine les contacts qui existaient à l’époque, personne ne sait de quoi Carl Bildt avait discuté avec Milosevic, lorsqu’il nous promettait que la Yougoslavie reconnaîtrait la Bosnie-Herzégovine. Par ailleurs, au moment de la chute de Srebrenica, Rupert Smith était absent. Les moyens militaires à Srebrenica et le bataillon hollandais ne permettaient pas de défendre la ville.

M. Pierre Brana : Pouvez-vous nous apporter quelques explications sur l’absence de Naser Oric ? Alors que la concentration des troupes serbes était connue depuis avril, pourquoi part-il au moment où cette concentration va se traduire dans les faits par l’invasion de la ville ?

M. Jovan Divjak : Ce serait un désastre pour chaque armée si elle ne dépendait que d’un seul commandant. D’autres sont restés et étaient d’autant plus prêts à défendre la ville que leurs familles étaient là.

Au poste de commandement, nous n’étions pas très satisfaits de la situation qui régnait à Srebrenica entre 1993 et 1995. En effet, il y a eu des conflits à l’intérieur de Srebrenica, entre la police, Naser Oric et les autorités locales. Si vous l’avez rencontré aujourd’hui, peut-être vous a-t-il donné son point de vue.

M. Pierre Brana : Nous ne l’avons pas vu.

M. Jovan Divjak : Nous avons eu des informations selon lesquelles il y avait des conflits. Je n’en ai pas la preuve, mais on disait que c’était un voyou qui avait profité de la guerre. Je pense qu’on lui a demandé de quitter Srebrenica et de laisser les autres commandants assurer la défense de la ville. Il n’a plus été alors sous le contrôle de notre armée et du Gouvernement.

M. François Lamy, Rapporteur : D’où vient l’accusation des Serbes sur le fait que Naser Oric aurait commis des crimes contre les populations serbes en 1992 ?

M. Jovan Divjak : Cela vient d’un bulletin sur toutes les interventions militaires de notre armée. Par ailleurs, ce sont aussi des informations qui venaient des journaux de Republika Srpska. Chaque jour, notre chef d’état-major ou le chef du secteur militaire recevait des informations. Je me souviens très bien de ces informations selon lesquelles Naser Oric et les autres avaient commis des crimes, c’était en janvier ou février 1995. On en a parlé à notre état-major. Certains ont refusé de le croire, et on peut trouver cela dans nos bulletins rédigés chaque jour. Je me souviens qu’un des responsables avait dit qu’il fallait vérifier. C’est une question à poser à Izetbegovic, car je pense que c’est lui qui a ordonné à Naser Oric de quitter Srebrenica.

M. Pierre Brana : En tant que militaire de haut rang, pensez-vous qu’une frappe aérienne aurait pu retourner la situation ?

M. Jovan Divjak : Oui, mais c’était déjà le cas en 1992, 1993 et 1994. Par exemple, en août 1994, il avait été dit partout qu’il y aurait une intervention militaire aérienne. Je me souviens qu’un journaliste américain connu, en reportage à Sarajevo, voulait que je lui montre les environs de la ville. Nous sommes allés à Juce, une ligne de front où il y avait chaque jour des combats importants. On tirait autour de nous, il y avait des grenades, et il a fait un bon reportage en disant que nous étions en première ligne, etc... Le soir même, une interprète m’a annoncé qu’il était reparti aux Etats-Unis car son assurance avait menacé de ne plus l’assurer s’il ne rentrait pas aux Etats-Unis. Ce jour-là, il attendait une intervention aérienne à Sarajevo. En 1994, quand on a tiré à Gorazde sur deux chars, on a arrêté l’attaque.

Mme Marie-Hélène Aubert : Pourquoi, à votre avis, ces frappes n’ont-elles pas eu lieu en juillet 1995 ?

M. Jovan Divjak : Je parle à titre personnel. En Europe, actuellement, les Gouvernements ne savent pas comment faire avec le Kosovo et l’ex-Yougoslavie. A cette époque, l’Europe et l’Amérique ne savaient pas comment faire en Bosnie. En 1991-92, aux Etats-Unis, c’est la bataille entre Bush et Clinton. Clinton a lu un écrivain qui avait été en Bosnie en 1912 ou 1913 et qui parlait des tribus en Bosnie. Ce sont les premières informations de Clinton sur la Bosnie. Les Américains étaient favorables aux frappes, mais ils n’avaient pas de troupes en Bosnie.

Le Président François Loncle : En 1995, les autorités bosniaques à Sarajevo envisageaient-elles que la chute de Srebrenica entraînerait de tels massacres ?

M. Jovan Divjak : Non, pour ma part, je n’imaginais pas une chose pareille. Même si nous avons eu la présidence de la Bosnie-Herzégovine avec sept membres serbes et trois bosniaques, tout ne dépendait que de quelques hommes. Vous avez choisi de rencontrer Izetbegovic et Delic, mais peut-être devriez-vous rencontrer un autre membre de la présidence, par exemple Durakovic. Tous ces hommes, qui étaient à la présidence, avaient-ils connaissance de tout ce qui se passait avec Srebrenica et les autres enclaves ? C’est un peu la même situation que moi avec l’armée bosniaque : je ne savais pas tout ce qui passait autour de moi.

M. François Lamy, Rapporteur : Vous avez dit qu’au moment de l’attaque et de la chute de Srebrenica, vous n’aviez aucune information précise. Comment se passait l’information et s’organisaient les contacts entre l’armée bosnienne et l’armée bosniaque ?

M. Jovan Divjak : C’était difficile. Je me souviens que c’était des radioamateurs qui étaient en charge des communications. Nous n’avions pas de transmission. Quant à la liaison avec Srebrenica, elle n’était possible qu’une ou deux fois par jour, entre 18 heures et 20 heures, mais jamais le matin.

M. François Lamy, Rapporteur : Ce jour-là, y a-t-il des informations plus précises ?

M. Jovan Divjak : Pour ma part, je vous répondrai que non. Dans l’armée bosniaque, il y avait trois ou quatre pouvoirs parallèles. Idem à la présidence.

Le Président François Loncle : Etait-ce Delic, vous-même ?

M. Jovan Divjak : Au début, oui, mais ensuite non. Lors de l’attaque de Srebrenica, Delic était à Zenica et non pas à Sarajevo. Je vous ai expliqué qu’il avait une réunion à Zenica.

Le Président François Loncle : Mais où qu’il soit, il y avait bien un chef.

M. Jovan Divjak : Delic était le chef, le commandant.

M. Pierre Brana : Il y a également eu une hypothèse selon laquelle Srebrenica aurait pu faire l’objet d’un échange.

M. Jovan Divjak : Si vous avez rencontré Ibrahim Mustavic, il a pu vous dire cela. Il a protesté plusieurs fois à ce sujet. Izetbegovic lui avait demandé si, à Srebrenica, ils étaient d’accord pour un échange avec Vogosca. J’ai lu dans la presse qu’Izetbegovic aurait refusé, mais je crois que c’était de la publicité. Izetbegovic dit qu’il a effectivement abordé ce sujet, mais, comme cela, par hasard. Pour ma part, je pense que ce n’était pas un simple hasard et qu’Izetbegovic et Karadzic avaient conclu un accord secret, sans que Mladic le sache.

M. François Lamy, Rapporteur : Selon nos informations, quand l’armée serbe décide de lancer l’offensive Srebrenica, son premier objectif n’est pas de prendre l’enclave, mais le contrôle de la route Sud. C’est lorsque que les Serbes constatent qu’il n’y a aucune résistance qu’ils décident de prendre l’enclave. Avez-vous des informations sur ce point ?

M. Jovan Divjak : A ce moment-là, nous n’avions aucune information mais, ensuite, on a pu constater qu’un grand nombre de soldats avaient quitté les positions. Après, on s’est rejeté la faute les uns sur les autres. Le 2e corps d’armée aurait pu entreprendre une action s’il y avait eu une volonté politique pour ce faire. Mais, déjà au mois de mai, Izetbegovic annonçait, lors d’une conférence de presse, que Sarajevo serait libérée dès le mois de novembre. C’est tout ce qui l’intéressait. Il a laissé Srebrenica sans défense.

Karadzic a dit que les massacres n’avaient pas été perpétrés par les militaires serbes, mais que c’étaient des actes de vengeance des Serbes bosniaques dont les proches avaient été tués pendant la guerre par les Musulmans. A cette époque, il y avait un conflit entre Mladic et Karadzic. Ce sont les informations que l’on pouvait lire dans la presse, mais je n’en ai pas la preuve.

Mme Marie-Hélène Aubert : Selon vous, sur un plan stratégique, quelle raison a pu pousser Mladic à organiser un massacre de cette ampleur ?

M. Jovan Divjak : Je pense qu’il est fou. Je vais vous raconter une anecdote. A cette époque, dans l’armée bosnienne, nous avions souvent des réunions à l’aéroport de Sarajevo. Lors d’une réunion, il a été question de Srebrenica, puis de Sarajevo. Quand il s’est agi de Srebrenica, on a apporté à signer un document à mon commandant, Sefer Halilovic, selon lequel Sarajevo donnait Srebrenica à l’armée serbe. Je me souviens qu’à la fin, Mladic a dit qu’il voulait surveiller sur un cheval blanc la façon dont était effectuée la démilitarisation de l’armée bosniaque. Lors de quatre ou cinq réunions de ce type, il commençait toujours son discours en disant qu’il voulait parler avec une délégation de Musulmans incluant un Serbe qui aurait trahi des Serbes. Un jour, lorsque Krajnic s’est trouvé à la tête de cette délégation, Mladic a commencé son même discours en lui disant que c’était lui qui dirigeait cette réunion. Chaque fois, Sefer Halilovic lui répondait que c’était une délégation bosnienne, etc.

Mme Marie-Hélène Aubert : Pour vous, c’est un coup de folie ?

M. Jovan Divak : Oui, mais à ce moment-là, il n’avait aucune raison de faire cela. Par ailleurs, les officiers hollandais y ont participé. S’ils ont accepté de séparer les femmes et les hommes, ils ont accepté de fait ce qui s’est ensuivi.

M. Pierre Brana : Il a fallu néanmoins un temps de préparation, une logistique ?

M. Jovan Divjak : A Srebrenica, il n’y avait aucune défense militaire en mesure d’arrêter cela. Les militaires de l’armée bosnienne n’étaient pas à Srebrenica. Il était donc facile d’organiser une telle affaire.

M. Pierre Brana : Tous les pelotons d’exécution ont quand même demandé une certaine planification.

M. Jovan Divjak : Mladic ne voulait pas prendre cette enclave pour une raison stratégique car, sinon après avoir pris Srebrenica, il aurait pu se diriger vers Tuzla en suivant la Drina.

M. Pierre Brana : Selon vous, Mladic a donc monté cette opération de manière empirique.

M. Jovan Divjak : Oui, c’est ce que je pense. Mais nous n’étions pas capables d’arrêter ses troupes qui étaient pourtant peu importantes. Certes, elles disposaient d’un certain nombre de chars et d’une artillerie relativement fournie, mais en tant qu’officier, j’estime que si on avait arrêté un ou deux de leurs chars, Srebrenica aurait été sauvée.

M. Pierre Brana : D’ailleurs sur le terrain, quand on voit la route, on aurait certainement pu la bloquer.

M. François Lamy, Rapporteur : Les Hollandais avaient les moyens nécessaires pour ce faire.

M. Jovan Divjak : Certes, mais seule la moitié de leur bataillon était composée de soldats d’infanterie, l’autre moitié étant en charge de la logistique.

M. Pierre Brana : De combien d’hommes Mladic disposait-il pour lancer l’offensive sur Srebrenica ?

M. Jovan Divjak : Au début de la guerre, on m’a demandé ce que je pensais de Mladic en tant qu’homme. L’écrivain russe Gorki a dit que l’homme, c’est quelque chose de meilleur. Pour moi, Mladic n’est pas un homme.

Le Président François Loncle : Certains le considèrent un peu comme un fou ?

M. Jovan Divjak : Il était souvent ivre. Chaque fois, il venait habillé comme un paysan. Je me souviens qu’au mois de mars, il portait un gilet en peau d’agneau.

Le Président François Loncle : MSF, qui était très impliquée dans l’action humanitaire sur place, a posé une question en forme d’accusation qui est la suivante : un accord a-t-il été conclu, en marge de l’ONU, entre les autorités françaises et Mladic, dont les termes auraient été la libération des otages contre la promesse de ne pas utiliser les avions de l’OTAN contre les positions de l’armée serbe ?

M. Jovan Divjak : Je l’ai lu par la suite, mais, à l’époque, je n’en avais pas connaissance. Si vous avez rencontré Carl Bildt, il a lui-même parlé avec Milosevic.

Le Président François Loncle : Que pensez-vous du contingent hollandais ?

M. Jovan Divjak : Il était pris en otage.

Le Président François Loncle : Oui, mais quel était son niveau de professionnalisation, sa capacité d’attaque ou de défense ?

M. Jovan Divjak : Il n’était pas bien entraîné.

M. François Lamy, Rapporteur : Hier, lorsque nous avons visité Srebrenica, on nous a montré la route du Sud par laquelle les troupes serbes sont arrivées. Au vu de l’étroitesse de cette route, on peut imaginer qu’avec trois blindés et une cinquantaine d’hommes bien déterminés, on aurait pu arrêter toute action. Pourquoi les Hollandais ne l’ont-ils pas fait ?

M. Jovan Divjak : Parce qu’ils étaient épuisés, qu’ils avaient peur, qu’ils étaient mal entraînés, pas professionnels. Tout membres de la FORPRONU qu’ils étaient, ils n’avaient pas une grande expérience des combats. Peut-être les commandants en avaient-ils plus.

Toutefois, j’ai été touché par deux épisodes. Le premier a été de voir le commandant hollandais boire du raki avec Mladic. Cela m’a fait mal. Ensuite il y a eu un accident, un Hollandais a été tué. Mais que pouvaient faire les Hollandais avec, d’un côté, les Serbes, de l’autre, les Musulmans ?

M. François Lamy, Rapporteur : Que pensez-vous du général Janvier ? Etait-il un bon chef militaire ?

M. Jovan Divjak : Je n’ai pas eu de contacts avec lui, mais avec Michael Rose... (Il souffle.) J’avais des problèmes avec lui, il voulait tout commander, il n’acceptait aucune idée. Il disait que le massacre du 5 février avait été commis par l’armée bosnienne.

M. François Lamy, Rapporteur : Dans l’état-major de l’armée bosnienne, avait-on un avis sur le général Janvier ?

M. Jovan Divjak : Non.

M. François Lamy, Rapporteur : Disait-on de lui que c’était quelqu’un qui analysait bien les situations ?

M. Jovan Divjak : Non, on ne disait rien. Il est dommage que vous n’ayez pas rencontré Delic, car c’est lui qui était en contact avec le général Janvier.

Mme Marie-Hélène Aubert : Selon vous, plus globalement, comment expliquer l’inertie de la FORPRONU en juillet 1995 ? Pourquoi ne s’est-il rien passé, ni avant ni après ?

M. Jovan Divjak : Pendant toute la durée de la guerre en Croatie et en Bosnie, les membres de la FORPRONU se sont peu investis. Aucun pays ne voulait aller à Srebrenica. Il y a eu néanmoins les Canadiens, puis les Hollandais. Je me demande d’ailleurs pourquoi les Hollandais n’ont pas quitté l’enclave. J’ai lu que Mladic avait dit que les Hollandais devaient partir avec les citoyens de Srebrenica.


Source : Assemblée nationale (France)