Procès-verbal de la séance du 16 avril 2003

Présidence de M. Charles de Courson, rapporteur.

Le témoin est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du Président, le témoin prête serment.

M. le Rapporteur : Monsieur le Président, je suis heureux de vous accueillir à l’Assemblée nationale pour une audition qui se déroulera dans des conditions un peu particulières, puisque vous allez être entendu, non pas par la commission dans sa formation plénière, mais seulement par moi-même en tant que Rapporteur de cette commission.

Je souhaiterais aborder avec vous différents sujets qui ont trait à l’objet de la commission d’enquête, notamment les raisons qui ont conduit le tribunal de Créteil à confier la reprise d’AOM - Air Liberté à M. Corbet, les garanties qui devaient empêcher l’éventuel détournement d’actifs et les raisons pour lesquelles la liquidation judiciaire n’a pas été étendue à l’ensemble des filières Holco.

M. le Rapporteur : Monsieur le président, pourriez-vous nous expliquer comment vous avez vécu, du début, dirons-nous, c’est-à-dire de la reprise par Holco en juillet 2001, jusqu’à la liquidation il y a deux mois, l’ensemble de cette année et demie, concernant ce que l’on appelle maintenant " l’affaire Air Lib " ?

M. Christian ROUSSELIN : Qu’entendez-vous par " avoir vécu " ?

M. le Rapporteur : Je voulais dire comment, en tant que président du tribunal de commerce, vous avez vu les choses. Je vous poserai ensuite des questions détaillées, mais il est d’usage de donner la parole aux personnes auditionnées par la commission, avant de leur poser des questions plus pointues.

M. Christian ROUSSELIN : Il y a un point sur lequel il faut être clair : en dehors de son aspect exceptionnel quant à sa taille, le dossier d’Air Lib ne présente rien de particulier.

Après avoir sollicité auprès du tribunal de commerce d’Evry la nomination d’un mandataire ad hoc, qui n’a pas pu aboutir au début de l’année 2001, cette entreprise et ses filiales ont effectué une déclaration de cessation de paiement en juin 2001. A ce titre, le tribunal a ouvert une procédure de redressement judiciaire, c’est-à-dire une période d’observation.

Et puis, compte tenu, il faut bien le dire, de la nécessité et de l’urgence - car on se trouvait en période de vacances et il y avait des milliers de passagers en souffrance - le tribunal, en six semaines, a imposé aux organes de la procédure collective, d’aller vite pour qu’une décision soit prise.

Ce pouvait être une décision de cession - ce qui a été le cas - ou une décision de liquidation judiciaire, comme celle qui vient finalement d’avoir lieu.

Une fois cette décision prise, compte tenu du contexte de l’époque, le tribunal ne s’en est plus préoccupé directement puisque - je me permets de vous le rappeler - le tribunal est définitivement dessaisi dès que le jugement est définitif pour lui. Il n’a plus alors ni qualité, ni compétence, pour intervenir dans les entreprises.

Seul le juge-commissaire, avec les organes de la procédure collective et les commissaires à l’exécution du plan, géraient les problèmes existant entre le repreneur et la procédure collective. Donc, le tribunal et son président, à cette époque-là, étaient totalement dessaisis du problème et n’avaient plus à intervenir - ils n’étaient d’ailleurs pas autorisés à le faire - en aucune façon.

Les choses ont suivi leur cours. Le tribunal a été encombré de multiples procédures contentieuses, diverses et variées, qui faisaient partie de la gestion normale d’opérations de ce type, comme on peut en trouver dans bien d’autres affaires : expertises en tous genres, conflits avec les cocontractants, les crédits-bailleurs etc.

A chaque fois le tribunal, dans les chambres concernées, a pris les décisions. Il y a eu diverses demandes de rectification d’erreur matérielle, il y a eu des tentatives de faire réviser les jugements sous couvert de procédures d’erreur matérielle, que le tribunal n’a d’ailleurs pas suivies à l’époque.

Cela a duré jusqu’au début de l’année 2002. A cette époque, en février 2002 me semble-t-il, le tribunal de commerce de Paris a désigné Me Hubert Lafont comme mandataire ad hoc dans le cadre d’Holco pour assister les dirigeants. A ce moment-là, les dirigeants d’Holco et Me Lafont sont donc venus au tribunal pour me demander de désigner Me Lafont comme mandataire ad hoc afin qu’il assiste M. Corbet et ses conseils dans ses relations avec l’ensemble de ses contractants. Je n’avais aucune raison particulière de ne pas désigner Me Lafont comme mandataire ad hoc ; c’est un professionnel de grande qualité et il avait été désigné par le tribunal de commerce de Paris précédemment ; il connaissait donc bien le dossier. Je l’ai donc désigné comme mandataire ad hoc pour assister les dirigeants du groupe.

M. le Rapporteur : Vous avez bien dit " du groupe ", monsieur le Président ?

M. Christian ROUSSELIN : Oui, le groupe, c’est-à-dire la société Holco et l’ensemble des filiales concernées, à savoir HRS., ALT, enfin les quatre ou cinq filiales concernées.

M. le Rapporteur : Y compris la holding ?

M. Christian ROUSSELIN : Oui, surtout la holding. Je ne pouvais pas être compétent pour la holding, puisque celle-ci se trouve à Paris. Je ne pouvais être compétent que pour les sociétés du groupe qui ont leur siège dans la zone aéroportuaire d’Orly. Holco n’est pas de la compétence du tribunal de Créteil, mais de celle du tribunal de Paris. La désignation de Me Lafont concernait donc les sociétés du groupe du ressort du tribunal, c’est-à-dire Air Lib, HRS., ALT etc.

M. le Rapporteur : Hors la holding et hors les sociétés implantées à l’étranger ?

M. Christian ROUSSELIN : La compétence du tribunal de Créteil se limite au département du Val-de-Marne. D’ailleurs, lorsque la direction précédente avait demandé la nomination d’un mandataire ad hoc au tribunal de commerce d’Evry, cette demande pouvait être contestée, car c’est le tribunal de commerce de Bobigny qui est compétent pour Roissy et le tribunal de commerce de Créteil pour la zone aéroportuaire d’Orly.

La décision que j’ai prise - et qui relève exclusivement de ma compétence, puisqu’il s’agit de la désignation d’un mandataire ad hoc en requête gracieuse - ne concernait que les sociétés ayant leur siège à Orly. Elle ne concernait pas Holco, qui a son siège à Paris.

Bien sûr, une décision de ce type est communiquée au Parquet, fait l’objet d’une communication particulière au procureur de la République et également de rapports, à commencer par des rapports d’étapes, qui précisent comment les choses se déroulent.

Les rapports de Me Lafont faisaient apparaître une situation qui se dégradait et des conflits avec le personnel. Plusieurs procédures étaient engagées. Ainsi, le comité d’entreprise avait engagé une action devant le Tribunal de grande instance de Créteil, pour des raisons d’entrave. Les pilotes, quant à eux, avaient engagé des procédures à Paris contre Holco. En effet, dans le plan d’origine il avait été prévu que dans le cadre de la reprise par Holco, une participation serait accordée à une certaine catégorie de personnel, ou au personnel, ce qui n’a pas été fait. Des procédures ont été engagées, des saisies ont été faites. Bref, la situation se dégradait et c’est la raison pour laquelle il avait été demandé la désignation un mandataire ad hoc, pour essayer de " mettre un peu d’huile " là où il y avait des difficultés. Des procès ont eu lieu, des commissaires aux comptes sont intervenus, des expertises ont été faites, dont j’ai été informé par l’administrateur judiciaire, mais dont je n’avais pas à connaître spécialement les détails.

Les vacances se sont passées normalement et il n’y a pas eu de problèmes avant octobre de l’année dernière.

A cette époque, la société Air Lib m’a indiqué que sa situation devenait difficile et Me Lafont m’a indiqué que, la situation se tendant, il serait souhaitable de le désigner non plus comme mandataire ad hoc, mais comme conciliateur. Il m’était demandé d’ouvrir une conciliation, ce qui relevait effectivement de ma compétence en tant que président du tribunal.

Comme son nom l’indique, la conciliation est destinée à la prévention des entreprises en difficulté. L’une des conditions essentielles à la mise en œuvre de cette conciliation, est que l’entreprise qui la sollicite ne soit pas en état de cessation de paiement.

Bien évidemment, compte tenu de la situation qui m’était présentée, des chiffres qui m’étaient proposés, la preuve n’était pas apportée à cette époque, que l’entreprise n’était pas en état de cessation de paiement. En fait, il y avait un créancier - si l’on peut dire, car il était en fait composé d’une mosaïque - qui était l’Etat, c’est-à-dire les organes sociaux, dont la Sécurité sociale et Aéroports de Paris, qui était créancier au titre des redevances.

La question était de savoir si ce créancier, l’Etat, confirmait ne pas réclamer les sommes qui lui étaient dues. A défaut, il ne m’était pas possible d’ouvrir une conciliation, ce que j’ai très simplement signifié aux parties en présence, n’ayant aucune capacité et surtout aucune qualité pour m’immiscer dans la gestion de quoi que ce soit et laissant par conséquent à chacun la responsabilité de faire ce qu’il estimait devoir faire.

En l’occurrence, la règle de base pour toute entreprise en cessation de paiement, c’est-à-dire dont l’actif disponible ne peut pas couvrir le passif exigible, ou exigé, plus exactement, est que celle-ci doit effectuer sa déclaration de cessation de paiement dans les quinze jours de la constatation de cet état de fait.

Des négociations ont eu lieu entre les différentes parties, jusqu’au moment où les ministres de tutelle, c’est-à-dire le secrétaire d’Etat aux transports et le ministre concerné, m’ont fait savoir qu’ils n’exigeraient pas dans l’immédiat le règlement des créances dues à l’Etat et qu’ils reportaient ce règlement de trois mois, c’est-à-dire à peu près jusqu’au 15 janvier, afin de permettre qu’un accord puisse être trouvé entre-temps.

M. le Rapporteur : Cela vous a-t-il été confirmé par écrit ?

M. Christian ROUSSELIN : Oui, bien sûr. Cela m’a été confirmé par une lettre communiquée aux avocats de la société Air Lib. Il est indiqué dans cette lettre que celle-ci doit m’être communiquée, ce qui a été le cas et ce qui m’a permis de rendre une ordonnance qui fait expressément référence à cette lettre communiquée au tribunal. S’il n’y avait pas eu cette lettre, je n’aurais pas pu prononcer cette ordonnance qui ouvrait une conciliation et désignait Me Lafont comme conciliateur. Le cas échéant, j’aurais simplement pu demander au tribunal de se saisir d’office de la situation d’Air Lib.

Le 18 ou le 19 novembre de l’année dernière, j’ai donc désigné Me Lafont comme conciliateur pour une durée de trois mois, conformément aux textes, qui prévoient la désignation d’un conciliateur pour une durée de trois mois, avec une possibilité de prorogation d’un mois, c’est-à-dire quatre mois maximum, sans aucune possibilité de nouvelle prorogation.

Pendant toute cette période, j’ai été tenu légitimement informé de l’évolution des choses, mais à titre informatif. En effet, en matière de conciliation, ni le tribunal, ni son président, ni le juge-commissaire n’ont qualité pour intervenir, puisque par définition, il s’agit d’une procédure amiable. Nous avons suivi l’évolution de cette affaire en liaison permanente avec le procureur de la République, qui était destinataire des mêmes informations que le tribunal.

Début janvier, un certain nombre d’informations nous ont été communiquées, révélant une situation très tendue. Un repreneur potentiel n’ayant pas donné suite à ses propositions, les pouvoirs publics ont décidé de supprimer les autorisations de vol.

La conciliation ayant échoué, je suis intervenu pour rappeler aux différents intervenants qu’ils devaient effectuer leur déclaration de cessation de paiement et qu’à défaut, ils engageraient leurs responsabilités respectives, qu’il s’agisse du conciliateur ou des dirigeants.

Cette déclaration a été faite début février et le tribunal, compte tenu des éléments qui ont été mis à sa disposition, a considéré qu’il n’y avait aucune possibilité de redressement. Toutes les propositions qui étaient faites n’étaient que des affirmations - cela figure d’ailleurs dans le jugement - et aucune ne présentait un caractère suffisamment sérieux pour permettre une nouvelle période d’observation.

Le tribunal a donc décidé de prononcer la liquidation judiciaire le 17 février de cette année. Ce jugement a fait l’objet, comme je l’ai indiqué tout à l’heure, d’au moins deux recours successifs.

Le premier de ces recours a été effectué auprès du premier président de la cour, pour demander la suspension de l’exécution provisoire.

M. le Rapporteur : Qui a effectué ce recours, monsieur le Président ?

M. Christian ROUSSELIN : Ce recours a été fait par M. Corbet, enfin par les dirigeants de la société, ainsi que par le personnel.

M. le Rapporteur : Quand vous dites le personnel, s’agissait-il d’un syndicat ou du comité d’entreprise ?

M. Christian ROUSSELIN : En matière de procédures collectives, sont représentés dans la procédure à la fois les comités d’entreprise - c’est-à-dire les élus, pas les syndicats - et des membres du personnel issus des organisations élues, spécifiquement désignés pour représenter l’ensemble du personnel dans le cadre de la procédure collective. Ils sont partie prenante à cette procédure, au même titre que la direction.

Ils ont exercé un recours pour demander la suspension de l’exécution provisoire au motif que - contrairement à ce qu’avait estimé notre tribunal - les propositions leur paraissaient présenter un caractère de sérieux et des garanties suffisantes.

Ils ont donc demandé au premier président de la cour d’analyser une nouvelle fois les pièces sur la base desquelles le tribunal avait statué. Le premier président de la cour a considéré que notre décision était tout à fait conforme à ce qu’elle devait être et n’a donc pas fait droit à cette demande. Comme il en avait l’obligation, il avait fixé au 24 avril la date à laquelle la cour devait statuer sur le fond du problème, car mis à part l’exécution provisoire, le jugement avait également été critiqué sur le fond.

A la suite d’interventions des parties auprès de M. le premier président de la cour, ce délai a été ramené au 4 avril, date à laquelle la cour a rendu sa décision, aux termes de laquelle elle confirmait purement et simplement notre décision.

A la lecture de l’arrêt de la cour, j’ai d’ailleurs constaté que seul le personnel avait poursuivi ce recours, la société Holco et la société Air Lib en tant qu’entité juridique s’étant désistées de leurs demandes en la matière.

M. le Rapporteur : Sait-on pourquoi ?

M. Christian ROUSSELIN : Je ne sais pas, il faudrait pouvoir consulter les débats de la cour.

L’arrêt de la cour est un peu elliptique, bien entendu, puisqu’à partir du moment où les avions sont cloués au sol, qu’il n’y a plus d’autorisations de vol, on ne voit pas très bien comment l’activité pourrait se poursuivre.

Le premier président a stigmatisé une attitude particulièrement désagréable vis-à-vis de la cour, ce que je comprends, car cette même attitude avait déjà été adoptée vis-à-vis du tribunal. Elle consistait à dire : " Nous avons des repreneurs, mais nous ne pouvons pas vous dire de qui il s’agit ". Cette attitude est contraire à tout débat contradictoire et il est extrêmement déplaisant pour les magistrats qui sont en charge des affaires de s’entendre dire : " On est sûr qu’il y a quelque chose, mais on ne vous le dira pas ; peut-être qu’un jour on vous le dira, si vous êtes sages ". Le premier président de la cour a donc stigmatisé cette attitude en affirmant que puisque personne ne voulait apporter d’élément particulier, rien ne venait contredire les arguments exposés par le tribunal dans sa décision du mois de février. Le jugement a donc été confirmé.

M. le Rapporteur : Vous nous avez indiqué les différentes phases de la procédure. Nous allons, si vous le permettez, reprendre chacun de ces points.

En juin 2001 est faite une déclaration de cessation de paiement de l’ancienne société, une demande au tribunal d’Evry, qui vous est renvoyée et une période d’observation qui est mise en place. Vous nous avez dit qu’en six semaines - puisque la décision du tribunal de confier la cession des actifs à Holco date de juillet - vous aviez tranché sur le repreneur.

Pourriez-vous nous commenter le jugement du tribunal du 27 juillet 2001, qui a autorisé la reprise par M. Corbet, nous indiquer les raisons du choix de l’offre de M. Corbet malgré sa fragilité financière et nous préciser si ce point a fait l’objet de longs débats ?

L’adhésion des salariés, ou plus exactement d’une partie d’entre eux, a-t-elle constitué un élément déterminant ?

Enfin, pourriez-vous nous indiquer les raisons qui ont amené le tribunal à écarter la proposition de M. Rochet - que la commission a déjà auditionné - ainsi que celles des autres repreneurs, notamment celle de Fidei.

M. Christian ROUSSELIN : Il y en avait treize ou quatorze.

M. le Rapporteur : Pourriez-vous nous faire un commentaire de texte sur ces différents points ? Parce que cela paraît très rapide, six semaines. Quand avez-vous été saisi précisément ?

M. Christian ROUSSELIN : Le jugement d’ouverture de la procédure est de mi-juin 2001 et la décision finale de fin juillet, donc cela fait à peu près six semaines.

M. le Rapporteur : Oui, c’est cela.

M. Christian ROUSSELIN : Je vais profiter de la parole qui m’est donnée pour faire un peu de publicité en faveur des juridictions consulaires qui ont été particulièrement agressées ces dernières années. Nous nous faisons fort de penser qu’il est nécessaire d’aller vite dans les situations les plus dramatiques. Dans une affaire comme Air Lib, tant que les décisions, quelles qu’elles soient, ne sont pas prises, les charges continuent à courir. 3 000 personnes étaient payées dans une situation où il risquait de ne pas y avoir de chiffre d’affaires, nous étions en pleine période de vacances et nombre de passagers étaient dans l’incertitude, car ils avaient pris leurs billets plusieurs mois à l’avance et ne savaient pas comment les choses allaient se passer. Il y avait donc urgence. Nous avons mis en œuvre tous les moyens à notre disposition, ceux du tribunal, mais aussi tous ceux des organes de la procédure collective, car c’était eux qui étaient en charge du problème, le tribunal ne faisant que statuer sur la base de ce qui lui est proposé, pour permettre d’aller aussi vite que possible.

Je crois pouvoir dire que nous nous sommes, en six ou sept semaines, donné les moyens de prendre une décision.

M. le Rapporteur : Pouvez-vous préciser ?

M. Christian ROUSSELIN : J’y viens, si vous le permettez.

Je précise d’abord que tout ce qui a présidé à la décision du tribunal se trouve dans les cinquante pages du jugement. Il suffit de lire ce jugement pour prendre connaissance, dans le détail, de la motivation de la décision du tribunal. Je rappelle d’ailleurs que l’exposé de cette motivation est une obligation pour le tribunal.

Cette motivation est très claire. Je vais la schématiser, pour mieux l’expliquer.

Dans cette affaire, aucune des propositions - c’est écrit dans le jugement - ne disposait des moyens financiers suffisants pour permettre la reprise de l’entreprise. Le tribunal, dans un contexte ordinaire, aurait dû prononcer la liquidation judiciaire, ce qui est expressément indiqué dans le jugement. Mais il se trouve que les actionnaires ont proposé en chambre du conseil - c’est également dans le jugement, je peux donc en parler - deux milliards de francs pour permettre le redressement de cette entreprise. Le tribunal a donc considéré que l’esprit de la loi de 1985 était respecté. Cette loi, je le rappelle - on peut en discuter, mais cela relève de la compétence du législateur - prévoit, par ordre de priorité, de préserver les emplois, d’assurer la sauvegarde de l’entreprise et éventuellement de payer les créanciers. Malheureusement, en matière de procédures collectives, c’est toujours le mieux-disant social qui, dans la mesure où les choses sont correctes, a la préférence, car c’est l’esprit et la lettre de la loi actuelle.

Par conséquent, nous nous trouvions avec douze ou treize repreneurs, dont certains ne proposaient qu’une reprise partielle. Pour reprendre ce que vous disiez à l’instant, trois repreneurs sortaient du lot, si l’on peut dire : la société Fidei, M. Rochet et la société Holco.

La société Fidei, qui par la suite a d’ailleurs tenté de reprendre la société Moulinex, ne présentait aucun projet industriel sérieux. Ils s’agissait de jeunes gens, des financiers, qui n’ont pas convaincu le tribunal qu’ils pourraient assurer la pérennité de l’entreprise. La société Fidei a déclaré avoir sous la main un cadre supérieur d’un grand groupe nationalisé, spécialiste du transport, mais sans en apporter la moindre preuve.

Le deuxième repreneur, M. Rochet, n’a pas estimé devoir respecter les délais prévus par la loi pour présenter sa proposition et s’est présenté le jour de réunion de la chambre du conseil sans avoir satisfait à cette exigence. Néanmoins, le tribunal, estimant que la situation était suffisamment difficile, a accepté de le recevoir en chambre du conseil, non pas pour étudier sa proposition, ce qui était légalement impossible puisque celle-ci n’avait pas été soumise dans les délais, mais simplement pour essayer de voir comment les choses se présentaient.

La troisième proposition de reprise émanait de la société Holco. Vous disiez tout à l’heure qu’une partie du personnel seulement était d’accord pour Holco. Je ne peux qu’être en désaccord avec cette affirmation, car en chambre du conseil - c’est dans le jugement - le personnel a unanimement souhaité que la cession soit faite au profit de la société Holco et de M. Corbet.

M. le Rapporteur : Nous avons auditionné les syndicats. La CFTC nous a affirmé qu’elle était hostile à la cession à Holco et qu’elle accordait sa préférence à la proposition de M. Rochet. Je vous rapporte ce qui nous a été dit et qui figure dans les déclarations de la CFTC.

M. Christian ROUSSELIN : La CFTC était extrêmement minoritaire, je ne sais pas si ...

M. le Rapporteur : Elle avait des représentants au comité d’entreprise.

M. Christian ROUSSELIN : Peut-être, mais cela n’a pas été porté à la connaissance du tribunal. C’est autre chose. Moi, je vous parle de ceux qui étaient présents au tribunal, comme la CGT ou la CFDT. A moins que les organisations syndicales ne souhaitent s’inscrire en faux sur ce qui est affirmé dans le jugement - si c’est le cas, je les invite à être extrêmement prudents dans leurs propos - j’affirme que l’ensemble des représentants du personnel présents en chambre du conseil, c’est-à-dire nos seuls interlocuteurs - s’il y a eu des discussions en d’autres lieux, le tribunal ne saurait en être comptable - ont déclaré par écrit, à l’issue de délibérations des différentes organisations, d’une part s’en rapporter à la sagesse du tribunal concernant Fidei et d’autre part être favorables à ce que la cession soit faite au profit du groupe Holco.

Devant cette situation, le tribunal, après avoir entendu les réquisitions du procureur de la République, hostile, ou pour le moins défavorable, à un quelconque renvoi de l’affaire pour pouvoir étudier la proposition de M. Rochet - ces réquisitions figurent dans le jugement - a décidé dans son délibéré de " remettre les compteurs à zéro ", si je puis m’exprimer ainsi et de renvoyer l’affaire à une semaine pour reconsidérer les propositions de toutes les parties.

Cela permettait à tous les partenaires de mettre à profit cette semaine pour améliorer leurs propositions et cela permettait à M. Rochet de présenter sa proposition dans les mêmes conditions que les autres. M. Rochet dit aujourd’hui, notamment dans la presse, des choses qui ne sont pas exactes et je dois donc rectifier le tir ; il suffit, là aussi, de lire le jugement.

Le tribunal a réouvert les débats, renvoyé l’affaire et à nouveau réuni une chambre du conseil une semaine plus tard, au cours de laquelle toutes les parties sans exception, qu’elles soient crédibles ou non, ont pu venir s’exprimer.

Contrairement à ce que permet la loi, M. Rochet a assorti sa proposition d’une condition suspensive, c’est-à-dire qu’il entendait que sa proposition ne soit prise en compte que pour autant que l’ensemble du personnel accepte de passer un accord d’entreprise remettant les accords des uns et des autres sur un pied d’égalité. La loi ne permet pas qu’un tribunal, quel qu’il soit, puisse arrêter un plan de cession avec des conditions suspensives. C’est impossible.

Par conséquent, M. Rochet s’est exclu de lui-même.

Je lui ai posé la question personnellement, car je présidais cette audience et je ne veux pas trahir les secrets d’une chambre du conseil, je lui ai demandé personnellement s’il maintenait ses conditions suspensives et il les a maintenues. Comme le dit le jugement, il s’est exclu de lui-même de la proposition, car il ne peut pas y avoir de condition suspensive.

Il ne restait donc plus que deux propositions.

Concernant la première de ces propositions, qui émanait de financiers, nous avons estimé qu’il s’agissait d’une vente par appartements et qu’elle n’assurait pas la pérennité de l’entreprise.

Concernant l’autre proposition, qui recueillait l’accord unanime de l’ensemble des représentants de ce personnel - si certains n’étaient pas d’accord, c’est un problème de démocratie et de représentation lors de ce type d’audience - nous avons estimé que la meilleure décision à prendre était de céder l’entreprise à la société Holco. Nous avons pris cette décision après avoir obtenu confirmation de la part des actionnaires que, contrairement à ce qui était prévu au départ, l’ensemble des fonds qu’ils étaient disposés à mettre à la disposition de l’entreprise serait donné à celui qui serait retenu après que le personnel se soit expressément engagé à retrousser ses manches et à travailler.

La seule alternative se limitait d’ailleurs à cela : soit décider de la cession à la société Holco, soit prononcer la liquidation judiciaire immédiate de l’entreprise.

M. le Rapporteur : Monsieur le Président, est-il indiscret de vous demander s’il y a eu des débats sur le choix entre ces deux solutions restantes ?

M. Christian ROUSSELIN : Bien sûr qu’il y a eu débat, mais il s’agit du délibéré.

M. le Rapporteur : Donc, c’est indiscret de vous interroger sur ce délibéré.

M. Christian ROUSSELIN : Je ne peux pas répondre à cette question. Il y a eu un débat, mais le délibéré est totalement secret. La décision qui a été prise est celle qui figure dans le jugement. Il y a effectivement eu débat, puisque le délibéré implique qu’il y en ait un.

M. le Rapporteur : Il peut y avoir unanimité, comme c’est le cas dans beaucoup de décisions, mais vous ne pouvez pas trahir le secret des délibérés.

M. Christian ROUSSELIN : Non, je ne répondrai pas à cette question, ni dans un sens, ni dans l’autre. Je ne le peux pas, car ce serait trahir le secret des délibérations.

M. le Rapporteur : Je vais vous poser une question. Dans votre vie de président du tribunal de commerce, voire quand vous étiez juge, avez-vous déjà vu et est-il fréquent de voir un tribunal céder une entreprise importante - on ne parle pas d’une entreprise de cinq ou dix salariés, mais de plusieurs milliers - à une personne qui est seule, qui n’a pas un euro ?

M. Christian ROUSSELIN : Il avait deux milliards de francs !

M. le Rapporteur : Pas lui. Lui, il n’avait rien, tout le problème est là.

M. Christian ROUSSELIN : Bien sûr, c’est très courant.

M. le Rapporteur : Cela vous est-il déjà arrivé ?

M. Christian ROUSSELIN : Bien sûr.

M. le Rapporteur : C’est fréquent ?

M. Christian ROUSSELIN : Très fréquent.

M. le Rapporteur : Un repreneur qui ne dispose d’aucune surface financière ?

M. Christian ROUSSELIN : Bien sûr.

M. le Rapporteur : Même une entreprise aussi importante ?

M. Christian ROUSSELIN : Bien sûr. Et puis, il n’était pas quelqu’un qui n’avait aucune surface financière, il disposait de deux milliards de francs, ce qui n’est pas tout à fait négligeable.

M. le Rapporteur : Oui, mais ce n’était pas lui qui disposait de cet argent.

M. Christian ROUSSELIN : Peu importe, il avait deux milliards à apporter. M. Rochet n’avait pas le moindre sou non plus. Personne n’avait d’argent.

M. le Rapporteur : Ah, il nous a dit le contraire.

M. Christian ROUSSELIN : Non, de toute façon, M. Rochet s’est exclu du débat.

M. le Rapporteur : A cause de la condition suspensive. Mais dans les déclarations qu’il nous a faites, il affirmait avoir obtenu un appui et précisait un ordre de grandeur.

M. Christian ROUSSELIN : Ce sont des affirmations.

M. le Rapporteur : Oui, c’est à vérifier. Pour en revenir à la décision que vous avez prise le 27 juillet 2001, est-ce que cela vous paraissait jouable, à l’époque, ou au contraire très difficile ?

M. Christian ROUSSELIN : C’était jouable.

M. le Rapporteur : Pour vous, c’était jouable ?

M. Christian ROUSSELIN : Oui, c’était difficile, mais jouable. Vous avez un jugement, le second jugement, qui est l’homologation de la transaction. Si vous lisez ce jugement, vous verrez que le tribunal a estimé que l’entreprise pouvait éventuellement être sauvegardée, sous réserve que les deux actionnaires, c’est-à-dire le groupe de M. Seillière et Swissair versent deux milliards de francs et proposent un plan qui n’avait pas grande différence, car il n’y avait pas de grande différence entre le plan de M. Rochet et le plan de M. Corbet.

M. le Rapporteur : On prétend même qu’ils se connaissaient ?

M. Christian ROUSSELIN : Sans doute.

M. le Rapporteur : C’est ce que nous a dit, d’ailleurs, M. Rochet, en précisant toutefois qu’ils n’avaient pas beaucoup travaillé ensemble sur l’élaboration de leurs projets respectifs.

M. Christian ROUSSELIN : Oui, M. Rochet a beaucoup travaillé avec Fidei, d’ailleurs il a été fort marri - c’est en tout cas ce qu’il a déclaré au tribunal - de la rupture de leurs relations, mais enfin ça, ça fait partie des affaires. Le tribunal n’a pas à s’immiscer là-dedans.

M. le Rapporteur : En ce qui concerne le projet de reprise par M. Corbet, le tribunal a-t-il estimé que c’était un plan très solide ?

M. Christian ROUSSELIN : Non, mais il est écrit expressément dans le jugement que si nous avions été dans une situation normale, sans l’apport des actionnaires, nous aurions prononcé la liquidation judiciaire. C’est écrit expressément. Aucun des plans proposés n’était solide.

M. le Rapporteur : Oui, mais même avec l’apport de deux milliards, on aurait pu avoir un plan de reprise extrêmement précis et détaillé. Le tribunal avait-il le sentiment que le projet de reprise, le business plan, était acceptable ?

M. Christian ROUSSELIN : Pour le tribunal, le business plan proposé était tout à fait acceptable. Et pour reprendre votre expression, il a estimé que c’était tout à fait jouable, puisque tout reposait, comme c’est le cas dans une affaire de cette nature, sur la capacité des personnels à accepter un certain nombre de sacrifices et sur le fait que tout le monde soit prêt à se retrousser les manches pour travailler.

M. le Rapporteur : Je vais vous poser une deuxième question, monsieur le Président. Dans la décision du tribunal de commerce du 27 juillet 2001, initialement c’était Holco qui reprenait les actifs. Mais y avait-il eu des discussions, en particulier durant la semaine supplémentaire accordée en vue d’améliorer les propositions, sur l’organisation juridique du groupe Holco, le repreneur ?

M. Christian ROUSSELIN : Non. En matière de reprise d’entreprise, il y a deux étapes.

La première consiste en une proposition faite par un ou plusieurs repreneurs. Les actes effectifs de cession du fonds de commerce font l’objet d’une cession ultérieure, avec l’organisation juridique telle qu’elle a été prévue. D’ailleurs, cette organisation juridique était prévue dans le jugement, puisqu’il était prévu d’organiser - c’est dans le texte, il s’agit des engagement pris par les uns et les autres - la répartition du capital de Holco.

Mais au départ, le jugement est prononcé à partir des éléments qui sont disponibles.

M. le Rapporteur : Mais alors, à quelle époque le tribunal a-t-il été ressaisi pour l’organisation juridique ?

M. Christian ROUSSELIN : Il n’a pas été ressaisi.

M. le Rapporteur : Mais par exemple, l’organisation avec cette filiale aux Pays-Bas ?

M. Christian ROUSSELIN : Le tribunal n’a pas du tout été saisi, ni informé, ni quoi que ce soit.

M. le Rapporteur : Vous n’étiez pas du tout informé ?

M. Christian ROUSSELIN : Non, pas du tout. L’organisation juridique de ce type d’opération, qu’il s’agisse de celle-là ou d’autres, obéit à des structures. La seule garantie que le tribunal peut apporter, c’est l’interdiction de la cession des actifs. Les actifs sont inaliénables, quelle que soit la structure juridique qui en est propriétaire.

Notre jugement, comme pratiquement tous les jugements rendus par notre tribunal en matière de cession, interdisait la cession des actifs pour une durée minimum de deux ans.

Mais peu importe la structure qui en est propriétaire, puisque ce sont des structures juridiques qui se créent.

M. le Rapporteur : Monsieur le Président, il y a tout de même eu un jugement du tribunal de commerce de Créteil le 13 septembre 2001.

M. Christian ROUSSELIN : Oui, mais il dit simplement qu’il autorise la création de filiales.

M. le Rapporteur : Il dit que la société Holco bénéficie d’une faculté de substitution au profit de toute entité créée pour les besoins de la reprise, sous réserve de leur contrôle par le repreneur dans les conditions de la loi de 1966.

M. Christian ROUSSELIN : Bien sûr.

Premièrement ce jugement, comme vous pouvez le constater, est simplement un complément, parce que cela avait été oublié dans le jugement d’origine. Par ailleurs, c’est la règle habituelle, qui se justifie par le fait qu’au moment où il propose de reprendre, le repreneur potentiel n’a pas encore cette qualité de repreneur.

Je vais prendre un exemple basique, avec une petite entreprise. En admettant que quelqu’un se présente pour reprendre une boulangerie, bien évidemment il n’a pas créé de structure au moment où il fait la reprise, puisqu’il ne sait pas encore s’il va être repreneur. Il prend simplement l’engagement - c’est d’ailleurs dans le plan - de garantir la bonne fin des engagements et demande la faculté de se substituer aux structures dont il sera propriétaire.

M. le Rapporteur : Est-il exceptionnel de préciser, dans un jugement, que cette entité doit demeurer française ?

M. Christian ROUSSELIN : Pas du tout. De toute façon, aujourd’hui ce serait interdit, car l’Europe existe.

M. le Rapporteur : Mais en matière de transport aérien, vous connaissez les problèmes de nationalité des compagnies.

M. Christian ROUSSELIN : Le tribunal ne peut pas se prononcer sur ce genre de phénomènes. Il ne peut qu’autoriser une substitution, point final. Le jugement du tribunal est un accord de principe, qui va entraîner la régularisation d’actes de cession de fonds de commerce.

M. le Rapporteur : Donc à l’époque, lorsque vous avez été de nouveau saisi, en septembre 2001, rien n’a été évoqué de ce qui était envisagé comme organisation juridique.

M. Christian ROUSSELIN : Pas du tout. Si vous lisez ce jugement, vous constaterez que ...

M. le Rapporteur : Il est très simple.

M. Christian ROUSSELIN : ...qu’il est très simple et qu’il correspond à une interprétation du jugement et corrige une omission. Vous faisiez remarquer tout à l’heure que cela avait été très rapide. Vous vous doutez bien que lorsqu’on rédige des jugements de cinquante pages, avec tout ce que cela comporte pour une entreprise de cette taille, certaines choses peuvent être oubliées. Mais c’était prévu dans la proposition d’origine. Dans le jugement, il est d’ailleurs prévu la répartition du capital de Holco et la faculté de se substituer des entreprises.

Par contre, ces entreprises, quelles qu’elles soient, ne peuvent pas céder leurs actifs sans l’autorisation du tribunal.

M. le Rapporteur : J’y viens. D’après les déclarations que nous avons recueillies, M. Corbet, en tant que président de la coopérative Mermoz, société de droit hollandais, aurait souscrit à une clause spécifiant, si j’ai bien compris, qu’il cédait des avions dans l’hypothèse où la reprise par M. de Vlieger s’effectuerait. Est-ce que ceci vous paraît conforme au jugement ?

M. Christian ROUSSELIN : Pas du tout. C’est tout à fait illicite et si les faits sont confirmés, cette vente est nulle car les avions ne pouvaient pas être cédés.

M. le Rapporteur : Et qui doit demander l’annulation de la vente ?

M. Christian ROUSSELIN : Les organes de la procédure collective, à commencer par ceux qui sont en train de travailler en ce moment. Toutes les opérations qui auront été faites pendant cette période vont être analysées en détail par les organes de la procédure collective et les mandataires qui ont été désignés, ainsi que par le juge-commissaire.

A partir de là, le tribunal va, soit sur demande des mandataires, ou d’office, c’est-à-dire à la demande du juge-commissaire, rechercher les responsabilités. C’est la loi. Ces responsabilités s’entendent de toute nature, c’est-à-dire qui était dirigeant, qui était éventuellement dirigeant de fait. C’est le cadre normal de la procédure.

M. le Rapporteur : Ma quatrième question est la suivante. Vous avez pris une ordonnance le 20 septembre 2002, qui autorise le report de la réunion de l’assemblée générale appelée à statuer sur les comptes de l’exercice 2002, au plus tard le 31 mars 2003.

Pourriez-vous nous expliquer comment vous avez été saisi et quelles sont les raisons qui ont été invoquées ?

M. Christian ROUSSELIN : Les raisons sont simples. En matière de report d’une assemblée générale, la loi est ainsi faite que je n’ai pas la possibilité de refuser. Il suffit que l’on me dise que les comptables n’ont pas pu faire le bilan et j’ai la quasi obligation, si la demande a été faite dans les délais, c’est-à-dire avant l’échéance ultime de réunion de l’assemblée générale, d’accepter cette demande, sauf à commettre un excès de pouvoir.

Donc, il suffit d’invoquer une panne d’informatique pour obtenir un report de trois mois. En revanche, si ce genre de phénomène se reproduit de manière excessive, à ce moment-là j’ai l’obligation dans le cadre de la prévention des difficultés des entreprises, de faire faire une enquête pour éventuellement demander au tribunal de se saisir d’office pour ouvrir une procédure collective. Mais en ce qui concerne les assemblées générales, les demandes de report qui restent dans des normes habituelles, c’est-à-dire entre trois et six mois supplémentaires, je n’ai aucune possibilité de m’y opposer.

M. le Rapporteur : Donc en l’espèce, vous avez accordé un délai de six mois, c’est-à-dire jusqu’au 31 mars 2003.

M. Christian ROUSSELIN : Oui.

M. le Rapporteur : Et au 31 mars 2003, l’entreprise avait entre-temps déposé le bilan. Cela vous a-t-il paru normal ? Nous avons auditionné un comptable qui avait été désigné en qualité d’expert par le comité d’entreprise et qui nous a déclaré qu’il n’y avait pas de comptes. Que par exemple, le grand-livre avait, quand il a essayé de le consulter, sept mois de retard.

M. Christian ROUSSELIN : C’est bien la raison pour laquelle ils ont demandé un report.

M. le Rapporteur : Oui, mais est-ce que cela ne vous inquiétait pas ?

M. Christian ROUSSELIN : Premièrement, je ne savais pas qu’il y avait sept mois de retard. Ce comptable ne m’a jamais saisi, d’ailleurs il n’avait pas à le faire. Aucune procédure d’alerte n’a été engagée, en tout cas vis-à-vis du tribunal.

M. le Rapporteur : Le comité d’entreprise avait déclenché une procédure.

M. Christian ROUSSELIN : Il a déclenché une procédure devant le tribunal de grande instance.

M. le Rapporteur : Une procédure d’alerte, oui.

M. Christian ROUSSELIN : Mais le tribunal de commerce n’a été saisi d’aucune procédure de ce type.

M. le Rapporteur : Vous l’ignoriez donc ?

M. Christian ROUSSELIN : Nous savions qu’il y avait une procédure, mais c’était, nous disait-on, une procédure pour délit d’entrave, c’est-à-dire refus de fournir des documents comptables. Le procureur de la République m’avait informé de cette situation. Mais les conflits existant à l’intérieur de l’entreprise devaient justement être réglés par le mandataire ad hoc, qui était chargé de gérer le conflit. Le mandataire Me Lafont, désigné à cet effet, était en charge d’essayer de faire une médiation dans cette affaire-là. Après, il y a eu des procès, mais notre tribunal n’a pas été saisi.

M. le Rapporteur : Dans la demande qui avait été faite pour solliciter cette prorogation, on évoque un argument assez étonnant : " La balance des clients entre le 31 juillet 2001 et le 1er août 2001 n’est pas arrêtée. AOM-Minerve détenait des comptes bancaires à Los Angeles, Papeete et Cayenne, qui n’ont pas été clôturés le 31 juillet 2001 par les administrateurs judiciaires et qui ont continué de fonctionner, à la fois pour le compte des anciennes structures, mais aussi pour Air Lib. Une expertise judiciaire est en cours, entre les administrateurs judiciaires et Holco et ses filiales, qui permettra d’aboutir à une situation nette et arrêtée au 1er août 2001 ".

M. Christian ROUSSELIN : Bien sûr.

M. le Rapporteur : Voilà donc l’un des arguments soulevés.

M. Christian ROUSSELIN : Le procès est toujours en cours, d’ailleurs. La procédure collective ancienne et la nouvelle ont sollicité la nomination d’experts et le problème n’est toujours pas réglé. Les sommes correspondant aux billets non utilisés ont également donné lieu à un conflit, toujours pendant, entre les deux administrateurs judiciaires et l’entreprise. Que voulez-vous que j’y fasse ?

M. le Rapporteur : Cinquième question. Vous avez évoqué tout à l’heure la phase où Me Lafont a demandé à être nommé conciliateur.

M. Christian ROUSSELIN : Ce n’est pas Me Lafont lui-même. Il ne peut pas le demander lui-même, c’est l’entreprise qui le demande, Air Lib en l’occurrence.

M. le Rapporteur : Et vous avez rappelé qu’en droit, vous ne pouviez pas le faire si vous n’aviez pas un engagement des pouvoirs publics au sujet des dettes.

M. Christian ROUSSELIN : Oui, l’assurance que l’entreprise n’était pas en état de cessation de paiement, c’est-à-dire que les dettes n’étaient pas exigées.

M. le Rapporteur : Mais les dettes étaient de natures diverses. Comme vous l’avez rappelé, il y avait des dettes envers l’URSSAF, les Aéroports de Paris, le prêt du FDES, une dette à l’égard de l’Etat, bref, différents créanciers. Vous avez donc obtenu des lettres de chacun d’entre eux ?

M. Christian ROUSSELIN : Non. J’ai reçu des lettres qui venaient des pouvoirs publics, c’est-à-dire des deux ministres.

M. le Rapporteur : Mais les ministres peuvent-ils, par exemple garantir que l’URSSAF n’exigera pas le règlement des dettes ?

M. Christian ROUSSELIN : C’est ce qui s’est passé avec ADP.

M. le Rapporteur : Mais pour l’URSSAF ?

M. Christian ROUSSELIN : L’URSSAF n’a pas réclamé son argent.

M. le Rapporteur : D’accord. Mais vous, en tant que président du tribunal de commerce, si un ministre vous dit : " Non, non, l’URSSAF ne réclamera pas son argent ", ça vous suffit ? Vous n’aviez pas de lettre de l’URSSAF ?

M. Christian ROUSSELIN : Non, je ne pouvais pas avoir une lettre de l’URSSAF. J’avais l’assurance que l’URSSAF n’avait pas assigné la société Air Lib devant notre tribunal. C’est tout. Et de l’autre côté, ADP qui indiquait ne pas réclamer.

M. le Rapporteur : Vous aviez une lettre d’ADP ?

M. Christian ROUSSELIN : Non. A.D.P. a engagé des procédures et les a suspendues. D’ailleurs, cette société a rappelé lors de moult procédures, qu’elle avait reçu des instructions pour ne pas exiger les sommes qui lui étaient dues. Il ne faut pas perdre de vue que l’état de cessation de paiement n’autorise pas le tribunal à s’immiscer dans la gestion des entreprises. Sinon, où irait-on ?

Les créanciers, en tant que tels, ne réclamaient pas leur argent, c’est-à-dire que le passif n’était pas exigible. Et j’avais entre les mains une lettre des pouvoirs publics disant qu’ils accordaient trois mois de délai. Il n’y avait donc plus d’état de cessation de paiement, puisque les créances étaient moratoriées. J’ai estimé que l’état de cessation de paiement n’était pas avéré, à l’instant où la question s’est posée et que je n’avais donc pas à me saisir d’office.

M. le Rapporteur : Avez-vous hésité, avant de prendre votre décision ?

M. Christian ROUSSELIN : Bien sûr que j’ai hésité, puisque j’ai mis huit jours avant de pouvoir la prononcer. J’ai longuement hésité.

M. le Rapporteur : Vous ne regrettez pas, aujourd’hui ?

M. Christian ROUSSELIN : Non, je ne regrette pas et si je devais recommencer, je recommencerais dans les pouvoirs qui me sont donnés. J’estime en effet que nous devons donner à nos entreprises toutes les chances de survie.

A partir du moment où tous les partenaires d’une entreprise essaient de faire quelque chose, le tribunal doit, dans des délais qui restent raisonnables - il s’agissait en l’espèce d’un accord de trois mois, ce qui n’est pas le bout du monde - donner toutes les chances à l’entreprise d’essayer de se sortir de l’ornière. Il y en a d’autres, en ce moment.

M. le Rapporteur : A l’époque où vous avez pris cette décision, saviez-vous que l’entreprise perdait de l’ordre de 12 millions d’euros par mois ?

M. Christian ROUSSELIN : Oui, bien sûr.

M. le Rapporteur : On vous avait indiqué le montant des créances des pouvoirs publics ?

M. Christian ROUSSELIN : Bien sûr. Elles s’élevaient à 115 millions d’euros. Je disposais de tous les chiffres. Me Lafont, dans le cadre de sa mission, m’avait communiqué tous les chiffres. Et ce n’est pas une décision qui a été prise sans information de l’état du passif. Je réponds très directement à la question que vous me posez : je ne regrette pas cette décision et si dans l’avenir, mes responsabilités m’amenaient à nouveau à prendre une décision dans une affaire de ce type, avec des créanciers disposés à accorder des délais pour le règlement de leurs créances, je prendrais exactement la même décision. C’est l’esprit de la loi de 1984.

M. le Rapporteur : J’ai une dernière question à vous poser s’agissant du jugement de liquidation judiciaire, que vous avez prononcé le 17 février 2003. Pourquoi le tribunal n’a-t-il pas étendu à l’ensemble des filiales du groupe Holco ce jugement de liquidation judiciaire ?

M. Christian ROUSSELIN : Parce que c’est impossible.

M. le Rapporteur : Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?

M. Christian ROUSSELIN : Premièrement, parce que le tribunal ne peut statuer que sur ce qu’on lui demande. Je vous rappelle que, quel que soit le tribunal - sauf dans les cas où il peut se saisir d’office ou quand il est saisi par le ministère public - il ne peut pas statuer sur autre chose que ce qui lui est demandé. A défaut, ce serait statuer ultra petita. En l’espèce, apprenant que la conciliation était un échec, j’ai informé la société Air Lib qu’elle devait déposer son bilan et j’ai prévenu les dirigeants qu’ils engageraient leur responsabilité personnelle s’ils ne le faisaient pas. La société Air Lib a donc effectué sa déclaration de cessation de paiement. Les autres entreprises n’ont pas effectué de déclaration de cessation de paiement.

M. le Rapporteur : Quelle a été la position du procureur lors du prononcé du jugement de liquidation du 17 février 2003 ?

M. Christian ROUSSELIN : Il s’est prononcé - c’est dans le jugement - pour la liquidation, considérant que les propositions qui étaient faites ne reposaient sur rien de sérieux et étaient vouées à l’échec. En cela, il rejoignait la position du tribunal dans son délibéré, après une petite divergence d’opinions dans le premier jugement quant au renvoi. Pour le procureur comme pour le tribunal, il n’y avait plus d’autre solution que la liquidation.

M. le Rapporteur : Et sur l’extension, le procureur avait la même position ?

M. Christian ROUSSELIN : Le tribunal ne pouvait pas se saisir d’une extension.

M. le Rapporteur : Dans le jugement, vous évoquez effectivement un problème. Je cite : " M. le procureur de la République s’étonne de ces demandes de renvoi et de sursis à statuer " ; il parle de Me Lafont.

M. Christian ROUSSELIN : Oui, ça c’est un autre problème.

M. le Rapporteur : " Il n’a pas entendu d’éléments concrets qui permettent de penser qu’en huit jours il soit possible de faire ce qui n’a pas été fait en trois mois ". Là-dessus, effectivement, il avait la même position que vous.

M. Christian ROUSSELIN : Absolument. Nous n’avions pas de divergence d’opinions. Le tribunal, quand il s’est réuni, ne connaissait pas encore la position du procureur.

M. le Rapporteur : Mais le procureur a-t-il évoqué le problème de l’extension ? A moins que j’aie mal lu le jugement, je n’ai rien trouvé sur ce point.

M. Christian ROUSSELIN : Non, il ne le pouvait pas, lui non plus.

M. le Rapporteur : Qui peut demander l’extension ?

M. Christian ROUSSELIN : C’est le même problème que celui des avions, évoqué tout à l’heure. La remise en question des actes litigieux qui auraient été passés de manière irrégulière pendant toute la période de fonctionnement, ce sont les organes de la procédure collective qui ont pour mission de rechercher les actifs existants et qui vont également rechercher s’il n’y a pas lieu à extension.

Cela étant, nous sommes dans un pays où la séparation des patrimoines est de droit. Aujourd’hui - il suffit de lire les journaux pour constater qu’un autre tribunal a rendu une décision de même nature - en matière d’extension, seuls deux critères peuvent être retenus.

M. le Rapporteur : Vous voulez parler de l’affaire Tapie ?

M. Christian ROUSSELIN : Non, je fais allusion à Metaleurop. Le tribunal de Béthune n’a pu prononcer l’extension, alors même que le procureur de la République l’avait demandée.

Cela nous écarte un peu du sujet, mais je voudrais rappeler deux critères fondamentaux.

Le principe est celui de la séparation des patrimoines, c’est-à-dire que toute société bénéficiant de la personnalité morale a un patrimoine qui lui est propre et fonctionne seule. Deux critères sont à retenir en matière d’extension.

Soit la fictivité des entreprises, c’est-à-dire que des entreprises ont été créées pour les besoins de la cause, n’ont aucune réalité économique et aucun patrimoine. C’est comme si on filialisait un département dans une entreprise.

Soit l’interpénétration des patrimoines, c’est-à-dire que les mouvements de capitaux entre les entreprises sont tels qu’il n’est pas possible de déterminer quel est l’actif ou le passif réel des entreprises concernées.

Si des opérations et des mouvements de capitaux anormaux ont été effectués entre les différentes entreprises, la loi prévoit que toutes ces opérations sont annulables. Par conséquent, il appartient aux mandataires liquidateurs, en charge de l’intérêt de la collectivité des créanciers, d’en demander l’annulation au tribunal.

De la même manière, c’est aux mandataires, après expertise ayant révélé fictivité ou interpénétration des patrimoines, de saisir le tribunal pour procéder à l’extension.

M. le Rapporteur : Vous pensez qu’il y a une probabilité élevée que le deuxième critère soit rempli ?

M. Christian ROUSSELIN : Cette audition étant enregistrée, je ne souhaite pas m’avancer sur ce point, car je ne voudrais être accusé d’avoir préjugé d’une décision qui pourrait être rendue par le tribunal.

M. le Rapporteur : Monsieur le Président, je m’en garderais.

M. Christian ROUSSELIN : Quoi qu’il en soit, en l’espèce, je n’ai pas les éléments qui me permettraient d’apprécier la question.

Si des avions ont été cédés - ce qui est le cas - de manière anormale à un tiers, ces opérations sont parfaitement illicites. Pour le reste, je demeurerai extrêmement prudent, car je vous rappelle que le tribunal ne peut statuer et qu’il appartiendra aux mandataires d’apporter la preuve de ce que je viens de dire, ce qui n’est pas simple. Je vous rappellerai l’affaire Metaleurop, où le tribunal de Béthune a, de manière légitime, parfaitement explicité ce que je viens de dire, à savoir que la preuve n’a pas été apportée, ni par le ministère public, ni par les mandataires, qu’il y avait fictivité des entreprises - et pour cause : il est difficile de penser que des entreprises de 800 personnes sont fictives - ou qu’il y avait de tels mouvements de capitaux que l’on ne pouvait pas déterminer les patrimoines respectifs des entreprises.

Ca, c’est le droit pur.

M. le Rapporteur : Etiez-vous au courant, monsieur le Président, des éléments de rémunération, des honoraires ?

M. Christian ROUSSELIN : Non, pas du tout. Il n’y avait aucune raison que je le fus. Je n’étais pas au courant. D’abord, je n’aurais jamais pensé à lui demander quoi que ce soit et, en plus, je n’y avais aucune qualité.

Vous savez, le tribunal ne peut pas s’immiscer. Je tiens à rappeler qu’une fois le plan de cession arrêté, le tribunal est dessaisi et c’est terminé.

M. le Rapporteur : Je vais vous poser une question concernant les conditions dans lesquelles vous avez délibéré en juillet 2001 : avez-vous subi des pressions, vous-même monsieur le Président ou les juges qui ont été amenés à décider ?

M. Christian ROUSSELIN : Non. La réponse du tribunal a été longuement débattue. Je le dis très solennellement : le tribunal n’a été l’objet d’aucune pression de qui que ce soit. Il n’a jamais eu un contact d’aucune sorte avec quiconque, en dehors des contacts normaux avec les institutions judiciaires. Mais je suppose que vous pensez à certains membres des pouvoirs publics, de l’époque ou d’aujourd’hui. A la limite, le seul contact, à titre personnel, que j’ai eu avec les pouvoirs publics, c’est avec le directeur de cabinet du secrétaire d’Etat actuel qui, par méconnaissance sans doute, voulait me convoquer à une réunion de travail au ministère. Il est bien évident qu’il n’avait pas tout à fait compris que le tribunal et en particulier son président, ne pouvait pas être juge et partie.

M. le Rapporteur : Visez-vous M. Jouffroy ?

M. Christian ROUSSELIN : Non, je ne vise personne.

M. le Rapporteur : Etait-ce l’actuel directeur de cabinet du secrétaire d’Etat aux Ttransports ?

M. Christian ROUSSELIN : Oui.

M. le Rapporteur : M. Jouffroy, donc ?

M. Christian ROUSSELIN : En effet, le directeur de cabinet de M. Bussereau. C’est le seul coup de téléphone que j’ai eu ; parfaitement courtois d’ailleurs. Il m’a fait demander par Me Lafont si je voulais participer à une réunion de travail avec De Vlieger, Corbet, etc. J’ai donc été obligé de faire répondre qu’il ne fallait pas mélanger les genres. Ce n’était d’ailleurs pas du tout une pression, mais plutôt une méconnaissance. Sinon, je peux vous assurer que, ni d’un côté, ni de l’autre, il n’y a jamais eu de pression.

M. le Rapporteur : Et en juillet 2001 ?

M. Christian ROUSSELIN : Non, aucune.

M. le Rapporteur : Aucune pression des pouvoirs publics, des administrations, du procureur de la République ?

M. Christian ROUSSELIN : Non.

Je dois dire que j`apprécie beaucoup le procureur de la République de Créteil. Il sait très bien que nous avons l’épiderme, dans ce domaine, extrêmement sensible, que ça soit pour ça ou autre chose, car cette affaire a un côté un peu exceptionnel, mais elle ne fait que partie des centaines d’entreprises que nous sommes malheureusement obligés de traiter.

Chacun sait très bien comment rester chez soi. Personne ne prétend vouloir influer sur la décision de qui que ce soit. Chacun reste parfaitement dans les règles judiciaires et dans les limites des pouvoirs respectifs des uns et des autres, ce qui permet d’ailleurs de pouvoir très librement relater dans nos jugements ce qui s’est dit. Je peux vous assurer, je le dis haut et fort que nous n’avons jamais été l’objet d’aucune pression d’aucune sorte, ni de la part du Parquet, ni de la part de la Chancellerie, des pouvoirs publics ou d’une quelconque administration.

M. le Rapporteur : Monsieur le Président, cette affaire étant maintenant en liquidation, pensez-vous que les choses auraient pu tourner différemment ?

M. Christian ROUSSELIN : Ah oui, tout à fait !

M. le Rapporteur : Et à quelle condition, à votre avis, cela aurait pu tourner autrement ?

M. Christian ROUSSELIN : En l’espèce, c’est une situation très délicate. Je crois que c’est très difficile. Vous me demandiez tout à l’heure si, lorsque le tribunal a rendu sa décision, nous pensions que c’était jouable. Je le réaffirme, sinon nous n’aurions évidemment pas pris cette décision. C’est pourquoi nous en avons pris cette fois-ci une autre, parce que là ce n’était plus jouable.

Je crois qu’il y a eu des problèmes d’hommes et des circonstances. Je me permets d’attirer votre attention sur le fait qu’Air Lib a tout de même manqué de chance, eu égard à la situation de Swissair, qui a versé un milliard de francs pour déposer son bilan huit jours plus tard. Un milliard de francs a manqué dans la caisse.

Les conflits se sont apparemment vite institués entre les différents représentants du personnel et de la direction, c’est la raison pour laquelle Me Lafont avait été désigné comme mandataire ad hoc. La situation était devenue extrêmement difficile, d’une violence rare. Cela arrive dans les conflits sociaux, mais là on était dans des schémas extrêmement violents, de la part d’élus, de représentants du personnel, y compris apparemment entre eux d’ailleurs, car nous avons été abreuvés de tracts en tous genres.

Je crois que personne n’a pu arriver à trouver un terrain d’entente, que sans doute des personnalités se sont révélées ne pas être ce qu’elles paraissaient au départ. Les hommes n’ont pas été à la hauteur, mais peut-être que je me trompe.

M. le Rapporteur : Selon vous M. Corbet avait-il les capacités d’être un homme d’affaires, un manager comme on dit ?

M. Christian ROUSSELIN : Avec l’équipe qu’il avait avec lui, qui par la suite a disparu : oui. Il avait fait ses preuves chez Air France.

M. le Rapporteur : Dans quel domaine avait-il fait ses preuves, monsieur le Président ?

M. Christian ROUSSELIN : Il était le président du syndicat national des pilotes de ligne ; il avait réussi à obtenir de M. Blanc que le personnel soit intégré dans l’actionnariat. Il avait donc la capacité de gérer le personnel.

M. le Rapporteur : Un syndicaliste ne gère pas le personnel.

M. Christian ROUSSELIN : Je veux dire la capacité d’animer des équipes. De plus, il avait un directeur général parfaitement compétent.

M. le Rapporteur : Vous connaissez beaucoup d’anciens dirigeants syndicaux qui ont réussi dans les affaires ?

M. Christian ROUSSELIN : A ce niveau-là, pourquoi pas ?

M. le Rapporteur : Mais en connaissez-vous ?

M. Christian ROUSSELIN : Je ne fréquente pas tellement les dirigeants syndicaux, mais pourquoi pas ? De plus, ils avaient un directeur général, qui a participé à toutes les audiences et qui avait lui aussi des compétences. C’est toujours le même problème. Il y avait une équipe, des hommes. Cette équipe, à l’intérieur de l’entreprise, avait des capacités. Il n’y avait pas de raison, en tous cas a priori, de les considérer comme incompétents.

M. le Rapporteur : Mais pensez-vous possible de s’improviser chef d’entreprise ? M. Corbet n’avait aucune expérience dans le domaine de la gestion. Il était pilote de ligne et avait été dirigeant d’un syndicat de pilote de ligne.

M. Christian ROUSSELIN : Oui, bien sûr.

M. le Rapporteur : Donc il n’avait aucune expérience de chef d’entreprise ?

M. Christian ROUSSELIN : Et alors ? Pourquoi serait-ce impossible ? Il y a des tas de gens autodidactes et chefs d’entreprises qui réussissent très bien.

M. le Rapporteur : Effectivement. Mais ils sont rarement basculés à la tête, subitement, d’une entreprise de 3 500 personnes.

M. Christian ROUSSELIN : Il n’en restait que 1 700, je vous signale.

M. le Rapporteur : D’accord. Mais qu’il y en ait 1 700 ou 3 500...

M. Christian ROUSSELIN : De plus, un plan avait été préparé.

M. le Rapporteur : Ce n’est pas la reprise d’une boulangerie, comme vous le disiez tout à l’heure. (Sourire.)

M. Christian ROUSSELIN : C’est vrai. Mais pourquoi pas ?

M. le Rapporteur : Ca ne vous a pas troublé ? Vous ne vous êtes pas posé la question : " Mais sera-t-il capable de gérer une telle affaire ? "

M. Christian ROUSSELIN : Si, ce problème s’est posé. Mais à partir du moment où les équipes sont d’accord ? Que voulez vous, on ne peut pas faire le bonheur des uns et des autres contre leur gré. Qu’auriez-vous dit si nous avions prononcé la liquidation judiciaire ?

M. le Rapporteur : Rien.

M. Christian ROUSSELIN : On aurait été dans l’opération inverse. Et nous n’aurions pas respecté la loi.

M. le Rapporteur : Etant un ancien magistrat, je me garderai de me prononcer. Je suis naturellement pour la séparation des pouvoirs.

M. Christian ROUSSELIN : Lors de sa décision, le tribunal n’a pas été troublé.

M. le Rapporteur : Enfin il y a eu des discussions, tout de même. C’est normal.

M. Christian ROUSSELIN : Aucun proposant n’était bon. Y compris M. Rochet. Et en-dehors de la question de la condition suspensive, je constate qu’il était totalement rejeté par l’ensemble du personnel et que le mandat ad hoc qu’il avait sollicité à Evry n’avait pas abouti. Mais je crois que et je maintiens ce que je dis, cela aurait pu tourner autrement. Ce n’a pas été le cas.

M. le Rapporteur : Avez-vous d’autres éléments à fournir à la commission puisque, comme vous le savez, son but est d’enquêter sur les causes économiques et financières de la disparition d’Air Lib, compte tenu des fonds publics qui y ont été apportés, à hauteur des chiffres que vous nous avez fournis.

M. Christian ROUSSELIN : Oui, cent et quelques millions d’euros.

M. le Rapporteur : 120 millions d’euros environ.

M. Christian ROUSSELIN : Oui, approximativement.

Que voulez-vous que je dise de plus à la commission ? Il appartenait aux créanciers, que ce soit l’ADP ou l’URSSAF, lorsque ces organismes n’ont pas été payés, d’exiger les sommes qui leur étaient dues.

M. le Rapporteur : Donc ils n’ont pas fait leur travail.

M. Christian ROUSSELIN : Ce n’est pas qu’ils n’ont pas fait leur travail.

M. le Rapporteur : C’est votre thèse, monsieur le Président ?

M. Christian ROUSSELIN : Non, pas du tout !

M. le Rapporteur : Ah bon.

M. Christian ROUSSELIN : Je ne dis pas qu’ils n’ont pas fait leur travail. Je dis simplement que si les passifs en question avaient été exigés, l’entreprise aurait été en cessation de paiement et point final.

M. le Rapporteur : Cela aurait réduit la note finale.

M. Christian ROUSSELIN : En effet.

Mais, pour le reste, en ce qui concerne le jugement initial, je persiste et signe. De toutes façons, c’est une décision de justice définitive puisque personne n’a fait appel. Tous ceux qui avaient la faculté de pouvoir exercer un recours contre cette décision ne l’ont pas fait et je suis convaincu que c’était à l’époque la seule décision possible.

M. le Rapporteur : Monsieur le Président, avez-vous d’autres éléments à fournir à la commission ?

M. Christian ROUSSELIN : Pour le reste, non.

M. le Rapporteur : Vous nous dites, en définitive, que c’est une question d’hommes, qu’a posteriori l’équipe et surtout le président, ne se sont pas révélés à la hauteur de la tâche.

M. Christian ROUSSELIN : C’est mon point de vue.

M. le Rapporteur : Parmi les causes économiques et financières de la disparition d’Air Lib, est-ce la plus importante ?

M. Christian ROUSSELIN : Oui, fondamentalement. La décision de notre tribunal était basée là-dessus. En dehors des aspects financiers, Elle était fondée sur la capacité des femmes et des hommes qui étaient dans cette entreprise. C’est écrit très clairement dans les attendus.

M. le Rapporteur : Peut-on dire que le tribunal a eu tort a posteriori ?

M. Christian ROUSSELIN : Non.

M. le Rapporteur : Même pas a posteriori, puisque vous venez de le dire, monsieur le Président

M. Christian ROUSSELIN : Non.

M. le Rapporteur : Vous venez de nous dire qu’a posteriori, vous avez dû constaté, hélas, qu’il n’avait pas les capacités requises.

M. Christian ROUSSELIN : Oui, mais ça ne veut pas dire que la décision d’origine était mauvaise. Elle avait été prise en fonction des éléments existants.

M. le Rapporteur : Je ne dis pas qu’elle était mauvaise.

M. Christian ROUSSELIN : Mais ils ne se sont pas entendus !

M. le Rapporteur : Si vous l’aviez su à l’époque, auriez-vous pris la même décision ? Mais on ne refait pas l’histoire.

M. Christian ROUSSELIN : Le problème est simple. Si les organisations syndicales nous avaient dit : " On n’en veut pas ", comme ils ont fait pour M. Rochet, nous n’aurions pas pris cette décision.

M. le Rapporteur : Parce que pour vous, la position des organisations syndicales est un élément majeur de la décision du tribunal ?

M. Christian ROUSSELIN : Absolument. Cette entreprise avait économiquement une chance de survivre ; c’est écrit d’ailleurs dans le jugement. Elle avait un plan financier extrêmement fragile et des engagements avaient été pris. Je vous rappelle que les engagements prévus dans le business plan consistaient à rechercher des investisseurs qui viendraient conforter les fonds propres de l’entreprise.

M. le Rapporteur : Qu’on n’a jamais vus.

M. Christian ROUSSELIN : Qu’on n’a jamais vus mais ça ne me concernait plus.

M. le Rapporteur : Mais à l’époque du jugement, vous a-t-on fait valoir qu’il y avait des investisseurs potentiels ?

M. Christian ROUSSELIN : Oui, bien sûr. Ils étaient même présents en chambre du conseil.

M. le Rapporteur : Et qui étaient ces investisseurs ?

M. Christian ROUSSELIN : C’était la banque CIBC, la grande banque canadienne internationale.

M. le Rapporteur : Elle devait rechercher des investisseurs.

M. Christian ROUSSELIN : Oui, bien sûr.

M. le Rapporteur : Elle n’investissait pas.

M. Christian ROUSSELIN : Cela relevait de sa compétence. Elle a déclaré elle-même que tout était en bonne voie. Il n’y avait pas de raison de mettre en doute sa compétence et ses affirmations.

M. le Rapporteur : Mais avez-vous su combien ils avaient été rémunérés pour ne pas trouver d’investisseurs ?

M. Christian ROUSSELIN : Pas du tout. Je n’ai pas du tout les comptes, comment voulez-vous que je sache ?

M. le Rapporteur : D’après les chiffres qui nous ont été donnés, suite à un audit, cette banque d’affaires a touché 8,3 millions d’euros.

M. Christian ROUSSELIN : 8,3 millions d’euros ?

M. le Rapporteur : Cela vous paraît beaucoup, vous qui êtes un homme de l’art ?

M. Christian ROUSSELIN : Cela me paraît excessif.

M. le Rapporteur : Pour aucun résultat ?

M. Christian ROUSSELIN : Certes.

Comme pour tous les tiers qui auront encaissé des sommes de la part d’Air Lib, cela fait partie des opérations susceptibles de déclencher des expertises diligentées par les administrateurs et qui feront l’objet d’éventuelles critiques.

M. le Rapporteur : En tant que président de tribunal de commerce, vous paraît-il justifié que M. Corbet ait perçu entre le 1er août 2001 et le 31 mars 2002, 243 000 euros de salaire plus une prime de 762 000 euros, soit un total de 1 000 005 euros ?

M. Christian ROUSSELIN : Je ne rentre pas dans ce genre de considérations. Je n’ai pas avoir d’avis sur les rémunérations des uns et des autres. Si les expertises font apparaître que ces rémunérations sont excessives par rapport aux travaux qui ont été faits et par rapport à la situation de l’entreprise, il appartiendra au mandataire liquidateur de remettre en cause ces rémunérations. C’est valable pour l’ensemble des intermédiaires qui les ont perçues. Ensuite, en fonction des éléments qui seront fournis, le tribunal sera amené à statuer sur le bien fondé de ces demandes. Tout le problème est de savoir si c’était préjudiciable ou non à l’entreprise. Il appartiendra au mandataire de le prouver, mais il appartiendra aussi aux dirigeants, M. Corbet et les autres intermédiaires s’ils sont mis en cause, de défendre leur point de vue et leurs arguments. Je n’ai donc pas à porter de jugement sur une rémunération ou sur une autre.

M. le Rapporteur : Quel est votre sentiment, eu égard à ce que vous voyez dans les entreprises ?

M. Christian ROUSSELIN : Vous savez, il y a pire.

M. le Rapporteur : Vous avez vu " mieux " ?

M. Christian ROUSSELIN : Oui, malheureusement !

M. le Rapporteur : Ce sont des euros, je précise. Ce ne sont pas des francs.

M. Christian ROUSSELIN : Oui, même en euros, j’ai vu mieux, c’est-à-dire pire. Il n’y a qu’à regarder les chiffres. Quand des entreprises importantes sont en difficulté et qu’on constate les rémunérations versées, directes et indirectes, on a quelquefois des surprises. Mais ce n’est pas à moi d’en juger.

M. le Rapporteur : Il y a des tribunaux.

M. Christian ROUSSELIN : Si le tribunal est saisi.

M. le Rapporteur : Bien sûr.

M. Christian ROUSSELIN : Il appartiendra alors aux gens qui seront mis en cause, en particulier à M. Corbet, de justifier que ces rémunérations ont correspondu à un travail effectif. Et le tribunal statuera. Quel que soit le tribunal saisi, c’est une décision qui ne nous reviendra pas au final. Si nous considérions par exemple que ces rémunérations sont excessives et mettions donc en cause la responsabilité des intervenants, ceux-ci saisiraient immédiatement la cour d’appel. Si le jugement était l’inverse, ce serait le ministère public qui saisirait la cour d’appel.

C’est un problème sur lequel il faut statuer avec les éléments qui seront fournis. Un chiffre lancé à la volée sur une ligne comptable ne peut pas être pris en considération comme ça. Je pourrais avoir un avis personnel. Mais ça, je ne l’exprimerai pas. (Sourires.)

M. le Rapporteur : Monsieur le Président, je vous remercie.


Source : Assemblée nationale (France)