Présidence de M. Jean-Pierre SCHOSTECK, Président

M. Jean-Pierre Schosteck, président - Nous allons maintenant entendre M. Jean-Marie Petitclerc, éducateur spécialisé, qui dirige actuellement l’association Valdocco à Argenteuil et qui a publié plusieurs ouvrages sur la prévention spécialisée, sur les banlieues ou sur la violence des jeunes.

(M. le Président lit la note sur le protocole de publicité des travaux de la commission d’enquête et fait prêter serment.)

M. Jean-Pierre Schosteck, président - Vous avez la parole.

M. Jean-Marie Petitclerc - Permettez-moi une brève présentation de mon parcours professionnel, qui situera l’angle de vue sur ces problèmes.

Voilà près de vingt-cinq ans que je travaille comme éducateur spécialisé auprès d’adolescents en difficulté majoritairement issus des quartiers sensibles. J’ai fondé, puis dirigé pendant cinq ans le club de prévention spécialisée à Chanteloup-les-Vignes. J’ai dirigé ensuite, pendant une dizaine d’années, un foyer d’action éducative habilité « justice » qui accueillait des mineurs majoritairement confiés par des magistrats, soit au titre de la loi de 1970, soit au titre de l’ordonnance de 1945. J’ai été rappelé à Chanteloup au moment des émeutes urbaines de 1991, et c’est dans ce contexte que j’ai initié ce mode d’intervention que l’on qualifie aujourd’hui de « médiation sociale ». Actuellement, comme on vous l’a dit, je travaille à la direction de l’association Valdocco, qui mène des actions de prévention auprès des enfants et des adolescents en difficulté du quartier sensible du Val d’Argent Nord à Argenteuil.

La plus grande difficulté des enfants et des adolescents que je côtoie au quotidien, c’est qu’ils passent tous les jours par trois lieux : la famille, l’école et la rue. Dans chacun de ces lieux, des adultes font référence : les parents dans la famille ; les enseignants à l’école ; les aînés dans la rue - et l’on sait le poids de la parole des aînés.

Et ces trois catégories d’adultes, qui, qu’on le veuille ou non, font référence et transmettent des repères, sont dans un discours de discrédit mutuel : les enseignants parlent des parents démissionnaires et des voyous de la rue ; les parents disent que les enseignants ne savent plus faire leur travail et ne sont même plus capables d’assurer la discipline, et parlent de la mauvaise influence de la rue ; les aînés disent : « Que tu travailles ou que tu ne travailles pas au collège, tu es dans un collège sans avenir », et, malheureusement, le fossé s’est creusé entre collèges des quartiers sensibles et collèges des centres-villes. Les aînés disentégalement : « tes vieux sont d’une autre génération, ils ne comprennent plus grand chose à grand chose ».

Autrement dit, l’enfant ou l’adolescent grandit dans trois lieux marqués par trois cultures différentes : la sphère familiale, encore influencée par la culture d’origine ; la sphère scolaire, influencée par la culture républicaine ; la sphère de la rue, influencée par la culture des banlieues.

Nous essayons, au Valdocco, de développer une approche globale de l’enfant et de l’adolescent en l’accompagnant dans ces trois champs, une même équipe d’éducateurs le rejoignant sur la rue -animations de rue des enfants, travail de rue auprès des adolescents dans le cadre d’un agrément de prévention spécialisée-, dans la sphère scolaire -soutien scolaire, médiation famille-école- et dans la sphère familiale, puisque nous sommes agréés dans le réseau d’écoute, d’appui, d’accompagnement des parents.

Je travaille également à temps partiel, comme chargé de mission au cabinet du président du conseil général des Yvelines, sur les questions de prévention de délinquance sur les sites sensibles de ce département.

Il n’est pas évident, en un bon quart d’heure, de présenter les réflexions sur l’évolution de la délinquance juvénile et sur l’inadéquation du système de réponse actuel.

Je me permettrai d’articuler mon intervention autour de deux volets : dans un premier temps, quelques réflexions générales d’un homme de terrain, qui permettront de poser la problématique, et, dans un deuxième temps, quelques réflexions sur les réponses qui me semblent devoir être envisagées aujourd’hui si nous voulons continuer d’être pertinents face aux problèmes posés par le comportement de ces jeunes.

Je commencerai donc par quelques réflexions.

Nous sommes stupéfaits par l’évolution de la délinquance juvénile, qui, selon les chiffres, a doublé en une dizaine d’années, et non pas tant par son évolution quantitative que par son évolution qualitative : une massification de la petite délinquance qui entraîne un déplacement des normes, un rajeunissement de l’âge d’entrée en délinquance et une formidable montée de la violence.

Première réflexion, nous passons, je crois, d’une délinquance de type utilitaire -80 % des délits commis par les jeunes étaient, dans les années quatre-vingt, de l’ordre du vol- à une délinquance qui, pour une large part, pourrait être qualifiée de symbolique : le jeune qui casse un abri-bus, le jeune qui agresse un passant, le jeune qui incendie une voiture, cela ne lui rapporte rien ! Nous sentons bien qu’à côté de cette délinquance utilitaire, qui continue d’exister et qui alimente les réseaux d’économie parallèle dans nos quartiers, apparaît chez les plus jeunes un autre type de délinquance, une délinquance que je qualifierai d’« expressive ».

La grosse difficulté, aujourd’hui, tient à ce que le registre de signification de la délinquance a considérablementévolué alors que le mode de réponse est resté le même.

Deuxième réflexion, on présente souvent les jeunes comme étant les acteurs, les facteurs, les auteurs de cette violence. N’oublions pas qu’ils en sont les premières victimes et que 80 % des actes de violence commis par les mineurs le sont à l’encontre d’autres mineurs ! Quatre faits sur cinq ! Autrement dit, dans notrepays, le climat de violence qui règne est ressenti quatre fois plus douloureusement par les mineurs que par les adultes : comme j’aime à le rappeler aux politiques, il est plus dangereux d’être jeune collégien dans un collège de quartier sensible que d’être enseignant dans un collège de quartier sensible, il est plus dangereux d’être jeune habitant d’un quartier sensible que d’être éducateur dans un quartier sensible.

Troisième réflexion, la violence n’est pas en soi un phénomène nouveau. Ce qui est nouveau et inquiétant, aujourd’hui, c’est le manque d’intégration des repères et des limites : les jeunes sont capables de mettre leur vie en jeu pour des motifs complètement futiles, on l’a encore vu ces derniers temps.

Le deuxième phénomène nouveau, c’est la décrédibilisation des adultes dans la fonction de régulateurs de cette violence. Car, ne l’oublions pas, comme dit Comte-Sponville, la violence est naturelle : tous les scénariosd’enfant sauvage sont des scénarios d’enfant violent ! Chaque fois qu’il m’est donné de mener un audit dans un collège de quartier sensible marqué par d’intenses phénomènes de violence, je commence par dire aux enseignants : « Vous réunissez six cents adolescents dans un lieu, il y a énormément de violence, c’est complètement naturel ! » Ce qui n’est pas naturel et qui est le fruit de l’éducation, c’est la convivialité et la paix, c’est la capacité d’établir une relation pacifique avec l’autre.

Autrement dit, la violence des jeunes n’est pas d’abord un problème de jeunes. J’entends beaucoup de parents, d’animateurs, d’enseignants, me dire : « Que se passe-t-il ? Ils deviennent de plus en plus violents, et de plus en plus tôt ! » Le bébé du XXIème siècle ne naît pas plus violent que le bébé du XXème : la violence des jeunes, c’est un problème d’adultes, et la question que nous avons à nous poser est de savoir pourquoi notre génération d’adultes est à ce point en difficulté, comparée aux générations précédentes, pour assurer l’apprentissage de la régulation de l’agressivité et de la violence chez la génération suivante. Car il revient toujours aux adultes d’apprendre à l’enfant, à l’adolescent à réguler sa violence.

En d’autres termes, le problème central de notre société, c’est celui de l’éducation, et je rejoins ici l’intuition de ce pédagogue du XIXème siècle que fut Jean Bosco.

Deux grandes difficultés, aujourd’hui, font que cette éducation à la régulation de la violence dysfonctionne, et lapremière est la perte de crédibilité des adultes. On parle beaucoup d’un manque d’autorité auprès des jeunes générations, je crois qu’il s’agit beaucoup plus d’un manque de crédibilité des porteurs d’autorité :

Perte de crédibilité des parents, que l’on accuse d’être démissionnaires ; j’en rencontre bien plus qui sont dépassés et qui ne se sentent plus crédibles ;

Perte de crédibilité des enseignants, dans une école qui a du mal à assurer sa mission de promotion sociale, car une mesure comme celle de la carte scolaire, excellente lorsqu’il y avait mixité sociale, devient catastrophique lorsque celle-ci n’existe plus dans un quartier ;

Perte de crédibilité des policiers et des magistrats, qui très souvent se discréditent les uns les autres face auxjeunes ;

Perte de crédibilité des politiques : comment éduquer au rapport à la loi quand ceux qui sont chargés de la promulguer, chargés d’en être les garants, sont dénoncés à longueur de colonne dans les médias comme étant ceux qui truquent la loi ?

Deuxième difficulté, il nous faut sortir du faux dilemme, du faux débat entre prévention et répression dans lequel, depuis quarante ans, on a enfermé la réflexion sur la délinquance dans notre pays. Il faut réhabiliter la sanction d’un point de vue éducatif, et je rangerai la sanction du côté de la prévention. Sortons de ce faux débat qui nous a conduits à avoir un corps, celui des éducateurs, voulant éduquer sans sanctionner, et un autre corps qui aurait la prétention de sanctionner sans éduquer.

Réhabilitons la sanction dans le chemin éducatif et articulons plutôt prévention persuasive et prévention dissuasive. Éduquer le jeune tenté de passer à l’acte délinquant nécessite la prévention persuasive : suivre la loi sera synonyme pour lui de son propre intérêt, et il faut alors continuer à former des gens pour rester présents à ses côtés. Prévention dissuasive : si, effectivement, tu transgresses la règle, il y aura une réponse ; et là, ayons conscience que notre système n’est plus crédible.

Je rencontre beaucoup d’adolescents maghrébins multirécidivistes. Certains magistrats ont tendance à psychiatriser le problème, et pourtant, lorsque ces jeunes passent un mois d’été « au pays », comme ils disent, ils cessent toute activité délinquante. Comme quoi ce style de délinquance est aussi lié à une excellente connaissance des failles de notre système !

Cette réflexion m’amène à évoquer les réponses et les améliorations à apporter à notre système de réponse.

Je pointerai trois grandes difficultés.

S’il me fallait être bref -et je risque d’être caricatural, je vous prie de m’en excuser-, je dirais que ce qui dysfonctionne aujourd’hui, c’est l’absence de réponse face à la primo-délinquance, l’incohérence de nos réponses face à la délinquance, l’inefficience de nos réponses face à la multidélinquance.

Première difficulté : l’absence de réponse face à la primo-délinquance.

Le système judiciaire de réponse à la délinquance est fondé sur ce principe, non explicité, mais tellement inscrit dans les pratiques, qui a peut-être sa légitimité du côté des adultes, mais qui, à mes yeux, s’avère désastreux d’un point de vue pédagogique : la première fois, ce n’est pas grave ; ce qui est grave, c’est de recommencer. Or, je suis de ceux qui pensent, comme bon nombre de parents, que si l’on n’apporte pas une réponse crédible à la première transgression, on se discrédite pour la suite.

Le problème auquel nous sommes confrontés, c’est qu’avec l’avancée de l’âge d’entrée en adolescence -sachons que les jeunes sont dix-huit mois plus tôt pubères qu’ils ne l’étaient en 1945- cette délinquance apparaît avant cet âge de treize ans et que, actuellement, nous n’avons aucune réponse face à la délinquance enfantine. Le problème nouveau qui se pose dans notre pays, c’est qu’il nous faut inventer une telle réponse, et voilà pourquoi je suis de ceux qui militent pour une réforme de l’ordonnance de 1945 et pour la possibilité de sanction dès l’âge de onze ans, mais une sanction, bien sûr, de type réparation.

Je ne pense pas que l’appareil policier et judiciaire soit le mieux à même d’apporter cette réponse. Je ne pense pas qu’il soit dans l’intérêt d’un commissaire de police de faire courir des risques à une patrouille entière de policiers en menant dans un quartier l’arrestation d’un gamin de onze ans qui a balancé un caillou dans un abri-bus, ni que les juges aient à s’encombrer d’un tel dossier.

Je pense pour ma part qu’il nous faudrait développer des réponses de proximité sous l’égide du maire et, bien sûr, sous contrôle du procureur. Il me semble tout à fait normal qu’un principal de collège ait le pouvoir de convoquer un gamin qui a cassé le CDI, de convoquer ses parents et d’organiser la sanction. Je ne crois pas que la République serait en danger si un délégué du maire avait le pouvoir de convoquer un gamin qui a commis un petit délit sur la voie publique, de convoquer ses parents et d’organiser la sanction. Nous avons trop affaibli le pouvoir disciplinaire de nos institutions, si bien que nous assistons à un véritable encombrement de la justice des mineurs, laquelle, bien sûr, va alors traiter les choses graves, ne traite plus la primo-délinquance : la spirale infernale commence à jouer. Tous les adolescents multirécidivistes que j’ai rencontrés ont deux caractéristiques communes : leur premier délit était de faible importance, et il n’a pas appelé de réponse.

Deuxième difficulté : l’incohérence des réponses face à la délinquance.

Je vous ai parlé de la difficulté majeure de ces jeunes qui circulent entre trois lieux marqués par des cultures différentes. L’important, aujourd’hui, est de donner sens à la sanction, ce qui ne peut se construire que par le partenariat entre tous les adultes qui accompagnent l’enfant et l’adolescent sur des chemins de croissance. Aussi, je crois que nous devons sortir du schéma selon lequel, lorsqu’un jeune pose problème par sa délinquance, il faut faire appel au spécialiste qui, au nom de ses compétences, saura traiter le problème. Je pense au contraire que, lorsqu’un jeune a un comportement délinquant, il alerte l’ensemble du système des adultes qui l’accompagnent et qu’il faut que ceux-ci travaillent ensemble à un projet commun.

Voilà pourquoi le dispositif « Pôle d’accueil, Maison de l’espoir » que préconise le conseil général des Yvelines -dispositif né du rapport sur la violence des villes en 1992, mais qui n’est toujours pas mis en oeuvre à cause de l’inertie des institutions- apporte deux réponses originales. La première, c’est de concevoir l’éducateur non pas comme le spécialiste qui va intervenir auprès du jeune, mais comme la personne qui va utiliser ses compétences pour tenter d’apporter une cohérence au projet dans lequel les différents adultes qui accompagnent le jeune -la famille, les enseignants, les animateurs, les policiers de proximité, les éducateurs- sont partie prenante : il s’agit de travailler dans la cohérence.

La deuxième réponse originale est de travailler dans la durée. Nous savons bien qu’il n’est pas concevable que ces jeunes qui posent problème, en particulier par leur violence, puissent rester tout le temps dans le quartier, car, de temps en temps, ils font planer une menace. Il n’est pas concevable non plus qu’ils restent enfermés longtemps dans un centre, car l’équipe éducative n’est pas capable de gérer la violence interne. Autrement dit, nous savons bien qu’il y aura forcément des allers et retours entre une prise en charge à distance et une prise en charge de proximité.

Ce qui dysfonctionne dans notre système, aujourd’hui, c’est que ces deux types de prise en charge ne se rencontrent absolument pas. Une équipe d’éducateurs de prévention connaît un jeune depuis longtemps, le danger est trop grand, il est placé ; tout le savoir est perdu, et l’institution démarre à zéro. Ce jeune a été placé, un bon travail est effectué pendant six mois, il ressort suite à un fait de violence ; il revient sur le quartier : l’équipe de prévention qui reprend le relais ne connaît quasiment rien de tout ce qui a pu se jouer, en termes éducatifs, dans le centre.

Autrement dit, il semble qu’il nous faudrait inventer, pour être plus pertinents dans la prise en charge de ces jeunes posant des actes de délinquance, une prise en charge dans la durée alternant des phases de proximité et des phases de mise à distance, avec une référence éducative stable. J’insiste sur la référence éducative stable, car nous nous apercevons que, dans notre système, les jeunes les plus en difficulté sont aussi ceux dont les parcours éducatifs sont marqués par le plus grand nombre de ruptures -la politique de la patate chaude, dans laquelle les institutions se les refilent.

Troisième difficulté : l’inefficience de nos modes d’intervention auprès des multirécidivistes.

Nous savons que la prison n’est pas une solution. Nous savons que les laisser dans les quartiers n’est pas une solution. Alors, on nous parle aujourd’hui de centres éducatifs fermés. Il faut savoir qu’aujourd’hui aucun éducateur n’est formé pour travailler dans un tel type de centre : si l’on s’orientait vers ce dispositif, il faudrait d’abord revoir la formation des personnels.

Mais je pense qu’entre le tout ouvert et le tout fermé s’ouvre une piste, celle du centre semi-fermé. Il s’agit de renforcer le pouvoir disciplinaire du directeur du centre, qui doit être en mesure, si, effectivement, le jeune ne respecte pas le contrat, de le faire glisser dans un régime fermé pour quelques jours. Mais il me semble -en tout cas, c’est une conviction de l’éducateur que je suis- qu’on ne peut travailler dans le domaine éducatif que sous l’angle du contrat éducatif, que l’important est de pouvoir sanctionner le non-respect du contrat. Il serait préférable aujourd’hui de travailler sur cette notion de centre semi-fermé dont la vocation serait d’être ouvert, mais qui pourrait apporter une réponse de fermeture lorsque le contrat ne serait pas respecté ; alors que, aujourd’hui, nous avons des centres tout ouverts dans lesquels, lorsque le jeune ne respecte pas le contrat, rien ne se passe.

Ma conclusion sera double.

La première urgence est celle de l’innovation.

Il me paraît tout à fait normal que notre système arrive à bout de souffle, car il apparaît que la durée de vie d’un système de réponse aux jeunes en difficulté est de l’ordre de vingt-cinq ans. En 1945, nous avons eu le courage de tout remettre à plat : fondation des tribunaux pour enfants, des grands centres éducatifs. En 1970, nous nous sommes rendu compte de l’inadéquation des réponses apportées par les grosses institutions, et nous avons eu le courage de tout remettre à plat ; c’était un petit peu le mode de l’intervention psychologique. En 1995, alors que nous assistions à l’émergence de tous ces grands phénomènes de violence collective dans nos quartiers, il aurait fallu avoir le courage de tout remettre à plat. Nous ne l’avons pas fait, et nous continuons de fonctionner aujourd’hui sur le mode issu des années soixante-dix. Ne nous étonnons pas qu’il y ait des dysfonctionnements !

Compte tenu de l’histoire de notre secteur, sur laquelle je me suis penché, il ne me paraît pas imaginable qu’un cabinet ministériel, même le plus performant, soit capable d’inventer le système qui permettrait de prendre en compte les véritables difficultés actuelles. L’histoire montre que les inventions sont toujours nées de l’action sur le terrain de grands pédagogues qui ont été capables d’innover, d’inventer de nouveaux types de prise en charge ; ensuite vient le temps de la modélisation de ce qui a fonctionné.

Voilà pourquoi il me semble qu’aujourd’hui, face à l’ampleur du problème posé, il faut développer les capacités d’innovation : innovation dans les types de réponse à la primo-délinquance, dans le registre de la proximité ; innovation dans une réponse de type « Pôle d’accueil, Maison de l’espoir » ; innovation dans une réponse de type centre éducatif semi-fermé. Il faut, sur la base d’une expérimentation -mais le cadre législatif devrait effectivement permettre de telles expérimentations !-, se donner les moyens d’évaluer puis de faire tout un travail de modélisation de ce qui a fonctionné. Sachons que, depuis le XVIIIème siècle, notre secteur a toujours travaillé ainsi.

La deuxième urgence est celle de la formation.

Ces nouveaux dispositifs exigeront de nouveaux professionnels. Il nous faut sortir de l’éducateur spécialiste qui, au nom de ses compétences, réussira là où les autres ont échoué ; sortir de tout ce corporatisme qui voit chacun se créer sa propre déontologie, et c’est le gamin qui fera les frais de la confrontation à des déontologies différentes ; sortir de ces présupposés idéologiques selon lesquels il faudrait ne jamais enfermer, ne jamais éloigner... Non, il nous faut retrouver un certain type de pragmatisme si nous voulons être capables d’inventer les réponses pertinentes.

Voilà pourquoi aujourd’hui, à l’aube d’un nouveau mandat, il me semble urgent de tester de nouvelles réponses à la primo-délinquance ; car, vous le savez, lorsque l’on veut réformer l’éducation nationale, on commence par réformer les sixièmes, puis, un an après, les cinquièmes..., puis, trois ans après, le lycée. L’urgence serait donc de réformer notre mode d’action sur les onze-treize ans, deux ans après celui sur les treize-quinze ans, deux ans après celui sur les quinze-dix-huit ans. On prend le problème à l’envers en se centrant aujourd’hui sur les mineurs les plus récidivistes, qui, par leur comportement, montrent les dysfonctionnements du système.

Pour permettre l’innovation, nous avons besoin d’un certain type de marges. Or, actuellement, lorsque les jeunes sont sous le contrôle d’adultes, le système est hyper-réglementé, alors que, à côté, il leur laisse prendre les risques les plus grands. Une toute petite anecdote : au mois d’août, alors que j’étais en camp avec douze adolescents en grande difficulté d’Argenteuil, au fin fond de la Bretagne, à 14 heures, en plein démarrage d’activités, un inspecteur de l’hygiène est venu avec son thermomètre mesurer la température de la glacière, qui dépassait la norme de deux degrés ; 8 000 jeunes étaient à proximité pour une rave-partie, la drogue y circulait... L’écart entre cette sur-réglementation d’un côté et cette déréglementation de l’autre est devenu aujourd’hui insupportable et ne permet pas l’innovation.

Enfin, pour revenir à la deuxième urgence que j’évoquais, celle de la formation du personnel, je crois qu’il nous faut travailler à une refonte des programmes de formation des travailleurs sociaux.

M. le président - Merci, Monsieur. J’ai personnellement apprécié la clarté de votre exposé, qui était tout à fait intéressant.

Notre rapporteur a malheureusement dû repartir en province ; il est remplacé par M. Bernard Plasait, qui a la parole.

M. Bernard Plasait, en remplacement de M. Jean-Claude Carle, rapporteur - Je vous remercie, monsieur, de votre passionnant exposé, de votre présentation à la fois très complète et très originale.

Vous avez en réalité déjà répondu aux questions que j’avais préparées. Plutôt que de vous demander de vous répéter, j’essaierai donc de mieux comprendre ce que vous avez dit à propos des centres semi-fermés.

Nos auditions et nos visites sur le terrain nous ont toutes permis de constater un consensus sur l’ordonnance de 1945, sur son esprit, qui donne la priorité à l’éducation, sur le fait qu’elle est en soi très complète et que, s’il faut lui apporter des modifications, c’est de façon tout à fait ponctuelle, bref, qu’il n’y a pas lieu de la remettre en cause. Il est également clair que, si la prison n’est pas la solution, il arrive toujours un moment où l’enfermement, le retrait du délinquant de son milieu est absolument nécessaire.

Sur ce dernier point, la plupart pensent qu’il faut des centres de placement immédiat, mais aussi des centres d’éducation renforcée fermés. Cependant, une autre opinion s’est manifestée selon laquelle ces centres d’éducation fermés, qui seraient de nouvelles maisons de correction, présentant les mêmes causes, produiraient les mêmes effets et les mêmes inconvénients que lesdites maisons de correction ; or, si l’on a étéamené à fermer celles-ci, tout laisse à penser que leur nouvelle forme serait elle aussi appelée à connaître desdifficultés, à ne pas donner satisfaction. De ce point de vue, puisqu’il y a un moment où l’enfermement devient nécessaire, peut-être que la prison, à condition qu’elle soit une prison de qualité, qu’elle s’accompagne d’une prise en charge éducative, que soient bien imaginés le suivi et la réinsertion, serait à tout prendre une meilleure solution ou, en tout cas, une moins mauvaise solution que ces centres fermés.

Vous indiquez une voie qui semble être à mi-chemin. J’aimerais que vous nous donniez votre sentiment sur ce que je viens de dire et davantage de précisions sur les centres semi-fermés que vous préconisez.

M. Jean-Marie Petitclerc - Je pense effectivement qu’un centre fermé a forcément pour conséquence l’émergence d’un caïdat interne, très souvent suivie -et c’est ce qui a été, à mon avis, la principale dérive des maisons de correction- de l’alliance entre des membres fragilisés de l’équipe éducative et ce caïdat pour pouvoir gérer la violence, ce qui est dramatique. Le phénomène s’est vérifié dans toutes les expériences de centres éducatif fermés.

Je ne connais pas aujourd’hui d’éducateur de la profession capable de gérer la violence dans un centre fermé, sachant que l’administration pénitentiaire n’y arrive pas. Le niveau de violence interne dans les quartiers de mineurs des prisons est intolérable : des jeunes y sont volés, violés, rackettés -je pèse mes mots-, et l’administration pénitentiaire se dit « désemparée », c’est le terme officiel d’un rapport parlementaire, face à ces problématiques adolescentes.

Si nous voulons faire de l’éducatif, il nous faut être conscients que l’éducateur, lui, ne peut travailler que sur le contrat, c’est là son originalité, et que l’important est de pouvoir prononcer des sanctions lorsque le contrat est rompu. Sachons que, dans l’histoire de nos centres, après les maisons de correction, les premiers centres ouverts qui ont fonctionné disposaient tout de même de cachots, c’était le mot de l’époque, si bien que si le jeune ne respectait pas le contrat, pour une durée limitée, une contention était possible. Je pense que ces jeunes ont besoin de contention.

Bien sûr, il faut que la mise en quartier fermé de centre ouvert se fasse sous l’égide de la justice, mais il me semble qu’il faudra lui donner sens d’un point de vue éducatif, que le but est de permettre de restaurer cette capacité de l’éducateur et du jeune à travailler sur ce contrat de confiance.

Je citerai l’exemple du quartier des mineurs de la grande prison de Turin, qui fonctionne sur ce principe tout en étant une prison pour mineurs : le jeune peut être chez lui la nuit, peut être au travail le jour s’il respecte le contrat ; mais dès qu’il y a non-respect du contrat, il y a réponse, le temps de réfléchir avec le jeune au contrat qu’il sera capable de respecter. Cela me semblerait plus intéressant que de l’enfermer pendant trois mois, puis de le laisser ressortir... Nous aurons les mêmes problèmes ! Il nous faut nous servir de cette bonne idée -parce que je ne suis pas un idéaliste grand rêveur, et je connais un peu ces jeunes- ; car si le jeune ne respecte rien et se retrouve dehors, c’est tout qui dysfonctionne !

Un jeune placé en foyer qui veut pouvoir rentrer chez lui le soir n’a qu’à gifler le chef de service de ce foyer pour obtenir aussitôt la décision de justice qui lui permettra de rentrer chez lui. Il y a là un dysfonctionnement. Celui qui ne respecte pas le contrat se retrouve -apparemment, parce qu’en réalité il s’enfonce- dans une situation préférable à celle du jeune qui respecte le contrat.

Il faut donc développer des avantages visibles dans les centres éducatifs pour ceux qui respectent le contrat et profiter de l’enfermement pour mettre en place une pédagogie de contrat permettant l’élaboration de nouveaux projets. Il faut tenter de nouvelles expériences et modéliser celles qui fonctionnent. En tout cas, cela me semble préférable -les mêmes causes produisant les mêmes effets- au centre éducatif fermé, où l’on risque de retrouver un certain nombre de dérives, la plus grande étant selon moi l’alliance qui se crée dans les quartiers des mineurs en prison entre certains gardiens et des caïds.

Mme Valérie Létard - A l’instar de mes collègues, j’ai beaucoup apprécié la présentation de l’expérience, très riche d’enseignements, que vous avez acquise dans le domaine de la prévention. Je voudrais simplement avoir quelques précisions sur la prévention précoce des mineurs avant onze ans.

M. Jean-Marie Petitclerc - Il me semble qu’il faut renforcer les pouvoirs disciplinaires de nos institutions.

Etant né à la campagne, où j’habite d’ailleurs toujours, je me souviens que le garde-champêtre tenait un grand rôle. Il n’était pas policier mais savait réguler la petite délinquance. Nous avons voulu confier la régulation de la petite délinquance aux institutions policière et judiciaire, qui sont aujourd’hui complètement débordées. Par rapport à l’enfant, il me paraît important de restaurer le pouvoir disciplinaire de l’école, celui du gardien de square, celui du gardien d’immeuble. On doit pouvoir convoquer les parents et leur imposer une mesure de réparation.

Depuis 1970, le pouvoir disciplinaire de nos institutions s’est beaucoup fragilisé, et la justice elle-même y a largement contribué. Aujourd’hui, lorsqu’un enseignant gifle un élève, même si ce n’est pas selon moi la meilleure réponse qu’il puisse apporter, il risque d’être traduit devant la justice.

Autre exemple : une information a été faite dans les collèges d’Argenteuil auprès de tous les enfants de sixième sur le numéro d’appel 119. Tous connaissent ce dispositif, ce qui n’est malheureusement pas le cas des parents, qui n’assistent pas aux réunions. Imaginez une famille réunie autour de la table pour le repas. Le père lève la main et fait mine de vouloir frapper son fils. Aussitôt, celui-ci menace son père d’appeler le 119. Si nous, professionnels, savons que son appel n’aura aucune conséquence, le père, lui, ne le sait pas. Dans sa représentation du 119, il imagine qu’un travailleur social peut débouler chez lui et, s’il répond mal aux questions, être convoqué chez le juge...

Un tel système, dans lequel, pour ne courir aucun risque, il ne faut plus sanctionner, a contribué à décrédibiliser les adultes, qu’il s’agisse des parents, des enseignants ou des animateurs. C’est un système paradoxal où l’on ne tolère plus aucune sanction mais où la justice est complètement débordée par les plaintes qui lui sont transmises. S’agissant des mineurs de moins de onze ans, c’est selon moi du côté de la discipline qu’il faut travailler et non du côté de la sanction de la délinquance.

M. le président - Nous vous remercions.


Source : Sénat français