Le Parlement européen vient de valider le projet de transformation du « Système d’information Schengen ». Présentée comme une simple modernisation informatique, ce projet marque en réalité une rupture complète avec ce qui a existé précédemment sous le même nom et vise à rendre compatibles les fichiers européens avec les fichiers mis en place aux États-Unis par l’administration Bush dans le contexte de sa « Guerre globale au terrorisme »

La Convention de Schengen, adoptée en 1990, garantit la libre-circulation des personnes entre plusieurs États européens. Cet « acquis » a été incorporé dans les traités européens de sorte qu’il s’applique aujourd’hui à un espace à peu près équivalent à l’Union européenne. En effet, le Royaume-Uni et l’Irlande, qui ont conclu un accord séparé, participent aux dispositions de police, mais pas à celles relatives à l’immigration. En outre, la Norvège et l’Islande ont rejoint l’espace Schengen sans adhérer à l’Union.

Pour que l’abolition des frontières intérieures ne plonge ces États dans le désordre, un système de protection de la frontière unique de cet espace a été créé, non sans difficultés. Il a fallu mettre en place un mode de transmission d’information entre les polices des États signataires. Les législateurs ont admis que des données nominatives personnelles puissent être transmises d’un État à l’autre, bien que cela porte atteinte aux droits des individus, dans la mesure où cette mesure compensatoire est le faible prix à payer pour bénéficier de la libre-circulation.

Cependant, avec le temps, le Système d’information Schengen (SIS) a évolué. Il est désormais financé par le budget de l’Union européenne, puisque l’acquis Schengen a été incorporé aux Traités. Et puisqu’il est devenu un outil de l’Union, le Conseil européen a souhaité l’utiliser pour développer la coopération policière et judiciaire. De sorte qu’aujourd’hui, le système va être modernisé pour remplir de nouveaux objectifs, sans que l’on se soit préoccupé de faire évoluer ses fondements juridiques. En l’absence d’un contrôle adéquat de ce méga-fichier, il ne peut en résulter que de graves atteintes aux droits de l’homme.

L’histoire du Système Schengen est mystérieuse depuis ses origines. Elle est liée aux différents « clubs » réunissant les services secrets ouest-européens pendant la Guerre froide, sous la houlette des États-Unis. Mais on ignore avec précision dans quelles enceintes il a été conçu et qui l’a négocié. Il en est de même aujourd’hui. Ainsi le rapporteur au Parlement européen, le démocrate-chrétien portugais Carlos Coelho, pourtant globalement favorable au projet, écrit que « cette approche est extrêmement opaque et difficile à comprendre, même pour des experts ; elle est véritablement incompréhensible pour un citoyen moyen. Elle n’est pas très démocratique, dans la mesure où les propositions législatives formelles ne voient le jour qu’après des années de débat dans divers groupes de travail du Conseil et uniquement après qu’un consensus a été trouvé entre les États membres ».

En 2001, la Belgique et la Suède ont demandé une refonte du système informatique pour l’adapter à son usage par un plus grand nombre d’États et pour le moderniser en fonction des progrès de l’informatique. Mais à la suite des attentats survenus aux États-Unis, le 11 septembre 2001, et officiellement imputés à des terroristes venus d’Afghanistan, le département d’État a souhaité que cette modernisation soit compatible avec les fichiers mis en place dans le cadre de l’USA Patriot Act et exploitables par le programme Total Information Awareness.

Relayant ces préoccupations, l’Espagne a proposé de faire du SIS un moyen de lutte contre l’infiltration de terroristes étrangers dans l’espace européen. L’association britannique Statewatch a immédiatement relevé l’usage qui pourrait être fait du SIS II pour « tracer » les opposants à la mondialisation et les empêcher de manifester comme ils le firent à Göteborg et Florence. Mais cet abus, aussi grave soit il, n’est qu’un aspect secondaire de la dérive, ou plutôt de la rupture, en cours.

De fil en aiguille, la proposition actuelle est de fusionner le SIS de première génération avec les bases de données d’Europol et d’Eurojust et d’y ajouter des données biométriques (photographies de visage numérisées et empreintes digitales). En 2006, le SIS de seconde génération ne servira plus au seul contrôle des frontières, mais permettra de poursuivre toutes sortes d’infractions internes à l’espace Schengen et de transmettre des mandats d’arrêts européens. Et, par souci d’efficacité… le FBI pourra y avoir accès.

Quant à l’Autorité de contrôle, apte à corriger les erreurs de ce méga-fichier, à empêcher les usages abusifs et à restreindre les accès, elle ne devrait pas voir le jour avant plusieurs années.

Deux parlementaires européens, les radicaux italiens Marco Cappato et Maurizio Turco, ont dénoncé un projet qui s’éloigne de la logique communautaire et « met en péril les droits des citoyens ». On notera surtout que le SIS II répond à une problématique imposée par l’administration Bush et jamais débattue en Europe : nous devrions faire face à un ennemi extérieur, l’islamisme, qui tenterait de s’infiltrer dans nos sociétés pour les subvertir. Et d’ores et déjà chacun connaît l’étape suivante de ce processus : affirmer que l’ennemi est déjà entré dans nos murs et qu’il y dispose d’une « 5e colonne » dont il convient de se protéger. On proposera alors d’utiliser le SIS II pour contrôler certaines populations européennes, comme les fichiers créés par le FBI en application de l’USA Patriot Act servent à le faire outre-Atlantique. Des fichiers déjà prévus pour être compatibles et exploités en ce sens.