(extrait du procès-verbal de la séance du 11 juin 2003)

Présidence de M. Jean-Louis DEBRÉ, Président

M. le Président : Je rappelle que vous êtes psychanalyste et que vous avez publié, le 27 mai 2003, un article dans le journal Libération intitulé : « Le Foulard à l’école, étouffoir de l’altérité ». Vous y défendez la laïcité et vous vous déclarez favorable à l’interdiction du port du foulard à l’école. Cependant, vous faites une distinction entre l’école et l’université et plus généralement entre l’école et l’espace public. J’ai été surpris de lire que vous êtes pour l’interdiction du port du foulard à l’école mais pas à l’université.

Par ailleurs, je souhaite vous poser une question qui est plus en rapport avec votre métier et avec l’ouvrage « La psychanalyse à l’épreuve de l’islam ». Marcel Gauchet qualifie le communautarisme de « péril imaginaire ». Partagez-vous cette analyse ? Quelle est votre position en la matière ? De votre réponse à cette question découlent en effet beaucoup d’autres positions.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Je ne vais pas trancher le débat juridique qui est très complexe. Le livre auquel vous faites allusion et qui consacre tout un chapitre à la question du voile, a été écrit par un de mes amis, M. Fethi Benslama. Quant à l’article paru dans Libération, je l’ai écrit en réponse à une pétition publiée une semaine auparavant dans le même journal et intitulée « Oui au foulard à l’école laïque » qui disait qu’il était discriminatoire d’interdire le voile. Cette pétition me paraissait absurde et véritablement excessive. Je pense qu’il faut faire la distinction entre un interdit qui est nécessaire et une discrimination contre laquelle il faut lutter. C’est sur ce point que j’ai voulu réagir.

M. le Président : Je rappelle que dans cette pétition, un certain nombre d’intellectuels, d’universitaires, d’enseignants et de féministes, se sont prononcés en faveur du port du voile à l’école. Dans votre réponse, vous dites, qu’à l’appui de leur thèse, ils invoquent l’idée que son interdiction entraînerait la République sur la voie d’une « exclusion néocoloniale » des jeunes filles musulmanes issues de l’immigration.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : J’ai été d’autant plus étonnée par cette pétition qu’elle était signée par quelques-uns de mes amis et par un certain nombre d’intellectuels tels que Pierre Vidal-Naquet ou Jean-Pierre Vernant. Je la trouvais également excessive dans la confusion qu’elle opérait entre ce qu’on peut appeler un interdit - lequel est nécessaire du point de vue de la psychanalyse ou de la psychologie parce qu’il structure la personnalité - et une discrimination qui relève d’un autre ordre.

Sur la question du port du voile à l’université, j’aurais tendance à vouloir l’interdire, là comme à l’école. Mais c’est très difficile parce que l’université est un milieu très différent de celui de l’école. C’est un espace beaucoup plus ouvert et les étudiants sont majeurs. A l’école, les élèves peuvent être majeurs à la fin de leur scolarité mais les problèmes qui se posent concernent avant tout des jeunes filles mineures.

S’il est donc très difficile d’interdire le port du voile à l’université, je serais en revanche assez favorable à une interdiction dans toutes les administrations et chez les professeurs. En effet, le problème ne manquera pas de se poser aux professeurs femmes qui auront porté le voile au cours de leur formation et qui souhaiteront le garder pour enseigner.

Pour revenir au fond du problème, il me semble évident que l’interdiction des signes ostentatoires d’appartenance religieuse est une nécessité. Mais le voile a une autre signification. D’abord, il n’est pas prescrit par le Coran. Il est donc la preuve d’un islam politique et légalitaire. Il répond à une visée politique très précise. En ce sens, le voile revêt un caractère spécifique. Il n’est pas seulement un signe religieux.

M. le Président : Pas « seulement » religieux ou pas « du tout » religieux.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Si j’ai bien compris les spécialistes de l’interprétation du Coran, il l’est un peu et c’est toute la complexité. Vous savez que les textes religieux sont soumis à interprétations. L’interprétation la plus intégriste de l’islam le considère comme un signe religieux ce qui conduit beaucoup de musulmans à s’opposer à cette interprétation. A la suite de l’article « Oui au foulard à l’école laïque », l’hebdomadaire Marianne a organisé un débat sur ce thème. La quasi-totalité des personnes présentes dans la salle qui s’opposaient au port du voile étaient des femmes issues de l’immigration.

Il importe de tenir compte du fait que les musulmans eux-mêmes sont divisés entre modérés et légalitaires. En outre, il faut favoriser le combat des jeunes filles qui veulent se débarrasser de l’emprise que le voile fait peser sur elles. Très jeunes, on les contraint à le mettre. La femme doit se voiler à partir de la puberté jusqu’à la ménopause. Le voile a ainsi une signification très précise : il faut voiler la femme pour qu’elle ne soit pas l’objet de désir de la part des hommes. Le voile porte en lui-même le refus de la mixité. Psychiquement, c’est l’idée qu’une femme ne doit pas être regardée, ce qui intellectuellement suppose tout de même - comme je le dis aussi dans l’article - la haine de l’autre et le refus d’être objet de désir. Or, dans notre société où la sexualité entre adultes est libre - la sexualité des enfants est, d’ailleurs, d’une certaine façon également beaucoup plus libre qu’avant -, on ne peut pas former des jeunes filles à être exclues du regard, ce qui n’a rien à voir avec la volonté de les préserver d’une quelconque violence matérielle. En filigrane, c’est aussi l’idée, souvent invoquée par les jeunes filles elles-mêmes, que celles qui ne se voilent pas sont impudiques et impures. Tel est le sens du port du voile.

Les enquêtes nous révèlent que deux sortes de très jeunes filles portent le voile : celles qui y sont contraintes par leur famille et, au contraire, celles qui sont en révolte contre leur famille et qui, pour des raisons diverses, invoquent un excès de pureté contre une famille qu’elles jugent beaucoup trop adaptée au mode de vie occidental. J’ai très souvent entendu l’argument selon lequel notre société occidentale est pornographique, trop permissive en matière de liberté sexuelle... et qu’il faut lutter contre cela. Je rappelle au passage que la psychanalyse est interdite dans la totalité des pays à régime islamique au motif qu’on n’a pas le droit de s’interroger sur soi, sur son inconscient, sur sa sexualité. La notion d’exploration de soi n’est pas expressément interdite par la police mais, dans les faits, elle n’existe pas parce qu’il y a une emprise sur le corps de la femme. L’interdiction passe toujours par les femmes. Dans ces pays, il n’y a pas de liberté sexuelle au sens où nous l’entendons.

M. le Président : Les femmes sont un objet au service d’une cause.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Elles sont l’objet exclusif d’un homme qui est désigné depuis leur puberté comme étant leur futur mari. C’est tout un système qui n’est plus du tout le nôtre. Elles sont l’objet du père, des frères et du futur mari, ce qui suppose tout de même une conception particulière de la sexualité. A titre d’exemple, il faut rappeler qu’elles doivent rester vierges jusqu’à leur mariage. Nous avons abandonné tout cela. Ou plutôt, la sexualité relève désormais chez nous de la liberté individuelle, en tout cas à partir de la majorité pour les jeunes filles, et même avant. Dans l’islam, tout le monde vous le dira, l’idée est que le corps des femmes appartient aux hommes de la tribu. Cela entre en contradiction radicale avec l’évolution de nos mœurs. Si l’on veut être, par ailleurs, très ferme sur les questions de violence sexuelle, de viol, de pédophilie, il faut être libre du côté de ce que l’on peut appeler la liberté du désir.

Dans mon article, j’ai aussi évoqué une autre hypothèse sur les dangers du voile. Je n’ai pas aimé l’argument utilisé par les signataires de la pétition en faveur du voile selon lequel « ces jeunes filles sont studieuses ». Je me méfie de cet argument parce que je ne sais pas ce que l’on peut retirer de l’enseignement lorsqu’on se borne à apprendre comme un automate studieux. Développe-t-on vraiment la pensée critique sous un voile en ingurgitant un savoir sur lequel on n’a pas de recul critique ? Je n’ai pas vérifié ce que j’avance. Mais la mission de l’école est aussi de faire naître chez l’élève, dans certaines limites bien sûr, un esprit critique sur ce qu’on lui enseigne, voire un esprit de rébellion par la parole. En tout cas, la mission de l’école n’est certainement pas de confiner l’élève dans un silence voilé. Il existe des premiers de la classe parfaitement studieux qui sont complètement dévastés à l’intérieur d’eux-mêmes. J’ai abouti à cette réflexion après avoir constaté que les islamistes ont suivi les meilleures études techniques possibles. Ils se sont servis des universités, notamment américaines et anglaises, pour être férus de science occidentale. Je me méfierais donc de l’argument selon lequel il ne faut pas interdire le voile parce que les jeunes filles qui le portent sont « studieuses ».

Cela me conduit à évoquer un autre problème. Les personnes qui sont plutôt favorables au voile disent qu’il peut être porté dans la mesure où les jeunes filles participent aux cours de gymnastique et suivent l’ensemble du programme scolaire. Cela ne suffit pas et je crois qu’il est nécessaire de réaffirmer que l’école républicaine a aussi une fonction d’enseignement critique. On doit développer la conscience critique et pas la soumission. L’autorité n’est pas la soumission.

M. le Président : Dans votre article, vous écrivez : « [...] l’école moderne a pour mission de demeurer un lieu conflictuel marqué autant par le principe d’une puissance souveraine - fût-elle toujours contestée - que par l’exercice d’une liberté critique - fût-elle sans cesse soumise à des interdits. ».

Mme Elisabeth ROUDINESCO : C’est la dialectique hégélienne. La souveraineté doit exister, mais elle ne peut pas être totalitaire. Il faut qu’elle soit contestée.

M. le Président : L’équilibre est difficile à trouver.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Oui. J’étais moi-même une mauvaise élève...

M. le Président : ... mais vous avez bien réussi après.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Bien sûr, parce que je me suis ensuite approprié le savoir. Il ne faut pas avoir peur du mauvais élève. Il faut discuter avec lui. L’échange doit passer par la parole - c’est ce que je tente de démontrer dans mon article. Si cela ne passe pas par la parole, cela va passer par le corps, par les actes et par la violence. Les vertus de la parole sont fondamentales. Autrement dit, même en interdisant le voile, quelque chose peut, à la limite, être négocié. J’aurais tendance à essayer de convaincre par la parole quelqu’un qui porte le voile de l’enlever plutôt que par la contrainte. Mais nous sommes quand même aidés par des interdits.

M. le Président : Avez-vous le sentiment, madame, que le problème du voile est important en France et qu’il concerne de nombreuses jeunes filles, ou bien estimez-vous que ce problème est très marginal ?

Mme Elisabeth ROUDINESCO : J’ai l’impression que le problème du voile est symboliquement important, quelles que soient les statistiques.

M. le Président : Il est symboliquement important parce qu’on l’a aussi assimilé à un signe religieux, alors qu’il n’est pas forcément un signe religieux.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Non, pas forcément. Il faut se référer à tous les spécialistes du Coran. Dans mon article, je cite Christian Jambet, lequel affirme que le voile est un signe religieux d’un certain courant de l’islam mais pas de tous. Le voile est plus qu’un signe religieux. Il revêt une forte dimension sexuelle, dimension qui est absente de la kippa et de la croix. L’idée de voiler est consubstantielle au voile. La femme doit être soumise. Or notre monde occidental n’accepte plus cela aujourd’hui.

M. René DOSIERE : A vous suivre, madame, ce n’est pas seulement à l’école qu’il faut interdire le voile mais dans l’ensemble de la société française.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Non, on ne le peut pas. Notre société est fondée sur la tolérance. Il serait déjà très difficile de parvenir à l’interdire à l’université, du moins je ne sais pas comment on pourrait le faire.

M. le Président : Pour vous, l’école ou l’université, c’est un service public laïque.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Oui, mais l’université est un lieu très ouvert.

Mme Martine DAVID : De plus, l’école est obligatoire, au contraire de l’université.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Et certains étudiants sont des auditeurs libres.

M. le Président : Oui, mais le lieu de l’université est matériellement un lieu laïque où l’on impose aux enseignants, comme aux usagers de ce service public, le respect des règles de la laïcité et des autres religions.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Oui, absolument.

M. le Président : Il y a une petite faille dans ce que vous dites, si je puis me permettre.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Le débat sur l’université est très complexe et l’espace dont je disposais dans ma tribune au journal Libération était trop limité pour que je puisse m’y engager.

M. le Président : Accepteriez-vous qu’un professeur d’université fasse son cours voilé ?

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Non ! Il faut distinguer le cas de l’élève de celui du professeur. L’enseignant est un fonctionnaire de la République.

M. le Président : Je suis tout autant choqué par une enseignante voilée que par une étudiante voilée. Le lieu de l’université, comme le lieu de l’école, est pour moi un lieu de laïcité.

M. Yvan LACHAUD : L’enseignant est encadré par la loi.

M. le Président : Oui, mais il y a une communauté d’enseignants et une communauté d’étudiants, et ces deux communautés font partie du même service public, le service public de l’éducation.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Je pense que vous avez raison. Il importe cependant d’être réaliste sur ce que l’on peut faire. L’enseignant n’a pas du tout le même statut que l’étudiant. Adopter une loi trop rigide comporterait des risques. Il est très difficile de contrôler tous les étudiants qui viennent à l’université. On peut, à la rigueur, contrôler ceux qui sont inscrits mais il demeure le problème des auditeurs libres. Fort heureusement, tout le monde peut entrer dans un amphithéâtre.

M. le Président : Puisque vous faites une différence entre l’enseignant et l’étudiant, et que vous acceptez cette différence, trouvez-vous normal qu’une étudiante musulmane refuse d’être interrogée par un homme ?

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Il est bien entendu absolument nécessaire d’interdire que celle-ci exige d’être interrogée par une femme car elle outrepasse ici ses droits. Il est impensable de céder à de telles injonctions. Il faut évidemment appliquer la règle. Mais une étudiante peut très bien porter le voile à l’université et respecter les règles qui régissent l’organisation des examens. Ce n’est pas incompatible.

M. le Président : Madame, vous qui êtes professeur, accepteriez-vous d’interroger une étudiante voilée ?

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Je ferais tout, absolument tout, pour lui faire enlever son voile, mais toujours en recourant au dialogue.

Mme Martine DAVID : Mais si, malgré vos arguments, vous ne parveniez pas à lui faire ôter son voile, vous seriez contrainte d’accepter de l’interroger en l’état.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : J’ai évidemment reçu beaucoup de courriers à la suite de la publication de mon article. Je suis plutôt en faveur de l’interdiction du voile mais soyons réalistes aussi.

M. Bruno BOURG-BROC : Selon vous, existe-t-il des cas dans lesquels le port du voile peut être émancipateur ? Par ailleurs, j’ai bien compris que votre réflexion portait plutôt sur le voile et que vous faisiez une différence très marquée entre ce signe-là et les autres signes religieux. Néanmoins, avez-vous étendu votre réflexion à d’autres signes religieux ?

Mme Elisabeth ROUDINESCO : J’estime que le port du voile n’est jamais émancipateur, même lorsqu’il est revendiqué comme tel. Certaines jeunes filles déclarent : « Nous contestons le désordre de nos familles, le désordre de l’occident. Le voile est un signe de liberté ». Je ne le crois pas. Le voile devient alors la preuve d’une incapacité à affronter la modernité.

M. le Président : Il constitue donc un repli identitaire.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Oui, et de manière générale, il est toujours regrettable qu’une personne soit d’abord identifiée par sa confession religieuse, quelle qu’elle soit. Dans l’article, j’écris qu’il n’est pas dans mon propos de nier les origines historiques ou la généalogie de chacun. Pour autant, il ne s’agit pas d’être identifié comme juif, catholique... Ce n’est pas tout à fait la même chose. Je ne suis pas pour l’identification ethnique. Le problème que nous affrontons aujourd’hui est celui-ci. La France n’est pas menacée, comme les Etats-Unis, par un communautarisme qui est étranger à notre culture. Cependant, on ne peut pas nier qu’il existe un problème. Or ce problème ne se posait pas dans l’école que j’ai moi-même connue. Personne n’affichait ce type de signe. On affichait d’autres signes de rébellion. J’ai connu l’école où les adolescentes ne pouvaient pas assister aux cours en pantalon. Venir en pantalon - mais pas en short - était émancipateur.

M. Bruno BOURG-BROC : En quoi le port du pantalon est-il plus émancipateur que le port du voile ?

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Parce que le port du pantalon n’était pas un signe d’oppression mais, au contraire, la revendication d’une égalité vestimentaire avec les hommes. Autre exemple, la contestation des blouses à l’école a été une bonne chose. Certes, dès que l’on conteste quelque chose à juste titre, les excès ne manquent pas de surgir en parallèle, et on ne peut pas tolérer dans une classe n’importe quelle tenue vestimentaire. Mais cette contestation se place sur un autre plan que la revendication du port de signes religieux.

M. Bruno BOURG-BROC : Le port de l’uniforme est-il une solution ?

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Justement, non, certainement pas ! Mais cela ne signifie pas que l’on doive accepter que des élèves viennent à l’école en short, en baskets ou dans n’importe quelle tenue.

En 1966, j’ai vécu une expérience qui m’a profondément marquée. Durant deux ans, j’ai enseigné à Boumerdes, en Algérie, où j’accompagnais mon mari qui était coopérant. C’était au moment de la guerre des Six jours. Ma classe était uniquement composée de garçons de mon âge ou presque qui tous avaient connu la guerre. Un jour, j’ai retrouvé ma classe couverte de croix gammées. Tous les enseignants présents - des Français et des Russes - m’ont dit que cela n’avait absolument aucune importance, qu’il fallait que je continue à enseigner sans prêter attention aux croix sur les murs parce que, dans l’esprit des élèves, ce signe n’était pas dirigé contre les Juifs, mais contre l’Etat d’Israël. J’étais alors très jeune - j’avais 22 ans - mais j’ai absolument refusé ce raisonnement que j’ai jugé inacceptable. J’ai alors demandé à mes élèves quelle était la signification de leur acte et je leur ai indiqué que je ne pouvais pas accepter une telle attitude. Il s’en est suivi une très longue discussion au cours de laquelle je me suis aperçu qu’en effet, ils n’avaient jamais entendu parler du génocide juif ou du moins qu’ils ne voulaient pas savoir. De ce jour, j’ai compris l’importance des fonctions symboliques puisque, suite à mon intervention, ils ont effacé les croix gammées. Ce jour-là, je leur ai fait comprendre qu’ils pouvaient très bien être contre Israël - que là n’était pas le problème - mais que je ne pouvais pas enseigner en faisant semblant d’admettre que la croix gammée pouvait revêtir une signification relative. Déjà, à cette époque, s’engageait le débat sur le relativisme.

M. Yvan LACHAUD : Je me pose un certain nombre de questions à propos de votre raisonnement sur l’université. Comment justifier que l’on interdise de porter le voile à Darifa, élève en Brevet de technicien supérieur (BTS), soumise au statut d’étudiante mais qui pose problème parce qu’elle suit ses cours dans le cadre du lycée La Martinière-Duchère à Lyon et affirmer, dans le même temps, qu’il n’est pas possible d’interdire le port du voile à l’université ?

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Est-elle majeure ?

M. Yvan LACHAUD : Oui, elle est majeure - elle a 21 ans - et mariée.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Effectivement, c’est une situation difficile. Je ne suis pas opposée à l’interdiction du port du voile à l’université. En vérité, je ne sais pas bien ce qu’il faut faire. J’ai tout à fait conscience qu’une telle interdiction entrerait en contradiction avec la législation européenne et avec le respect des libertés religieuses. Essayons au moins de faire quelque chose pour les filles mineures. Si je suivais mon penchant, je serais en faveur d’une interdiction du port du voile à l’université. Mais est-ce possible ?

Mme Martine DAVID : Vous êtes donc favorable à l’interdiction du port du foulard à l’école.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Oui, certainement.

M. Christophe MASSE : L’interdiction du port du voile, qui constitue une solution envisageable, quoique relativement radicale, répondrait à l’inquiétude des chefs d’établissement. Dans le Figaro du 26 mai 2003, ils déclaraient : « Nous faisons du droit local, le voile est toléré ici, interdit là ; c’est au législateur de prendre ses responsabilités et pas à nous de nous débrouiller ». Interdire le port du voile pour répondre aux difficultés du monde enseignant ne conduirait-il pas à diaboliser une frange de la population musulmane avec les risques bien connus que cela comporte, notamment de créer des mouvements de révolte là où, pour l’instant, ils n’existent pas ? Quel est votre avis sur ce point ?

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Il ne faut jamais avoir peur de diaboliser, sinon on ne fait plus rien. Le risque que vous évoquez est bien réel mais il nous appartient de démontrer qu’un interdit n’est pas une discrimination. De plus, la peur de la diabolisation relève d’un raisonnement stratégique. Je crois qu’il faut se déterminer par rapport à des vérités plus essentielles. Dans la pétition à laquelle j’ai répondu, il est écrit : « Nous ne sommes pas Åç des partisans du voile Åç [...] mais... ». « Nous ne sommes pas... mais... », je n’aime pas ce type d’argumentation. Je crois qu’il faut savoir prendre des risques en légiférant, quitte à apporter ensuite des correctifs à la loi. Vous parliez des chefs d’établissement : une législation claire serait, en effet, de nature à les aider.

M. Christophe MASSE : De quelle manière ?

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Les chefs d’établissement devraient également prendre des risques. Si j’étais dans leur position, je me débrouillerais pour interdire le voile. Rendez-vous compte de ce qui se passerait si le port du voile à l’école était autorisé ! Les jeunes filles contraintes à le porter n’auraient plus aucun recours pour l’enlever. Cela est également à prendre en compte.

M. le Président : Vous ne croyez pas à la force de la loi pour régler ces problèmes.Vous pensez plutôt qu’il faut recourir au dialogue.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Il faut utiliser les deux moyens.

M. Pierre-André PÉRISSOL : Il faut le faire par la loi.

M. le Président : Faut-il que nous modifiions la loi ?

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Je ne sais pas. La jurisprudence du Conseil d’Etat pose évidemment problème. Faut-il faire une nouvelle loi ? Je ne sais pas. Réaffirmer les principes de laïcité de la loi 1905 sera-t-il suffisant ? C’est à vous de trancher la question...

M. le Président : Nous allons le faire et nous assumons nos responsabilités, mais nous essayons d’être éclairés par vous.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : En la matière, j’aurais plutôt tendance à vous faire confiance tant l’aspect législatif de la question, notamment en raison des contraintes de la réglementation européenne, me paraît compliqué. Je peux néanmoins formuler une proposition : les lois sont nécessaires parce qu’elles permettent de contester la loi. La problématique est ici la même qu’en matière de délinquance. La loi est nécessaire mais il faut ensuite l’appliquer avec une certaine souplesse. L’absence de loi conduit à l’anarchie et l’absence de souplesse dans son application conduit à l’autoritarisme. Telle est ma vision des choses qui m’incline à être favorable à l’adoption d’une loi interdisant le port du foulard à l’école.

Mme Martine DAVID : Pour poursuivre notre réflexion, je voudrais rapporter les propos du président de la Fédération nationale des musulmans de France (FNMF), M. Mohammed Bechari, qui a indiqué très récemment que l’interdit législatif aurait vraisemblablement pour conséquence la création d’écoles musulmanes privées, et que l’Etat ne pourrait pas l’empêcher. A partir de là, il n’y avait aucune raison de penser que ces écoles joueraient le jeu de l’intégration. Je pense qu’on ne peut pas passer à côté de cette question. Ces propos sont peut-être volontairement outranciers ou exagérés, dans la mesure où M. Mohammed Bechari est opposé à l’interdiction du voile. Néanmoins, une peur existe. Quel est votre sentiment là-dessus ?

Mme Elisabeth ROUDINESCO : L’histoire des relations de l’église catholique avec la laïcité est là pour nous éclairer. Je me pose la question suivante : les écoles coraniques privées, si jamais elles existent, seront-elles contraintes de suivre le programme défini par le ministère de l’éducation nationale ?

Mme Martine DAVID : Uniquement si ces écoles sont sous contrat avec l’Education nationale.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Dans tous les cas, c’est ce qu’il faut leur imposer. On a bien imposé aux écoles catholiques ce qu’on appelle le contrat. Dès lors, il n’y aurait plus aucune raison de s’opposer à la création d’écoles musulmanes privées.

Mme Martine DAVID : Le contrat entre l’école et le ministère de l’éducation nationale ne s’impose que dans la mesure où l’école souhaite obtenir un financement de la part de l’Etat.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Oui, mais pourquoi pas ? Faisons ce pari. La même question se pose pour les mosquées. Pourquoi ne pas favoriser la construction de mosquées de façon à réduire l’influence des intégristes qui domine dans les garages ? Nous ne sommes pas en lutte contre la tolérance religieuse mais contre l’intégrisme sous toutes ses formes, c’est-à-dire contre la religion qui se transforme en politique. Historiquement, l’affrontement entre la tolérance et l’intégrisme a toujours tourné à l’avantage de la première. Acceptons la création de ces écoles, à condition de les obliger à jouer le jeu de l’intégration.

Mme Martine DAVID : Cela signifie qu’il faut modifier la loi de 1905. On met ici le doigt dans un engrenage.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Les écoles privées catholiques existent.

Mme Martine DAVID : Oui, mais il n’existe que celles-là.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : La plupart des cinq millions de musulmans qui vivent en France ne veulent pas du tout du voile.

M. le Président : Jusqu’ici, nous n’avons parlé que du voile. Mais, progressivement, on apprend qu’un certain nombre de jeunes garçons, pour des motifs religieux, se laissent pousser la barbe.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Il est très difficile de les en empêcher.

M. le Président : Certes, mais si l’on ne prend pas garde à ce phénomène, il peut aussi devenir un élément de refus de l’intégration, de la laïcité et de la République.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : On ne pourra jamais dire que se laisser pousser la barbe est un signe religieux ostentatoire. On va avoir du mal.

M. le Président : Qu’on ait du mal, c’est certain. Mais on nous a longuement expliqué précédemment qu’un certain nombre de mouvements extrémistes islamistes incitaient les jeunes à se laisser pousser la barbe, provoquant l’exaspération des professeurs, et que ce signe extérieur, ostentatoire, commençait à poser ainsi un certain nombre de problèmes.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Vous avez raison, M. le Président. Mais le port de la barbe n’est pas tout à fait la même chose que le port du voile parce que, dans ce cas, l’emprise est directe. Il est impossible de légiférer sur le port de la barbe.

M. le Président : Effectivement, mais si l’on pousse le raisonnement à son terme...

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Cela devient absurde. On ne va pas légiférer sur le port de la barbe ! Il faut rester dans le domaine du possible.

M. le Président : Naturellement. Il y a la loi et le possible. Mais si l’on poursuit le raisonnement jusqu’au bout, il faut faire disparaître de l’école laïque et des lieux publics tout signe religieux ostentatoire ou tout signe de refus des valeurs de la République.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Non car que ferait-on alors si un garçon venait avec les cheveux verts ou un piercing ? Ces signes n’ont aucun caractère religieux.

Mme Martine DAVID : Le piercing est déjà admis dans les écoles.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Symboliquement, ce n’est pas tout à fait la même chose.

M. le Président : On nous a expliqué que ces jeunes se laissaient pousser la barbe pour ressembler au « Prophète ».

Mme Elisabeth ROUDINESCO : J’ai bien compris le sens de leur action, mais je suis convaincue qu’on ne peut pas légiférer sur la barbe.

M. le Président : J’en suis, moi aussi, convaincu mais je veux montrer qu’il y a une logique dans le raisonnement qui peut amener à certaines extrémités très graves.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Bien sûr. Mais ne soyons pas nous-mêmes intégristes pour lutter contre l’intégrisme. Je suis absolument convaincue que le véritable problème posé par le voile est qu’il recouvre une dimension sexuelle. Il nie l’égalité entre les hommes et les femmes sur laquelle repose notre société.

M. Pierre-André PÉRISSOL : Selon vous, le voile constitue donc bien plus un signe communautariste d’autant plus condamnable qu’il porte atteinte à la liberté ou, plus exactement, à la libération même de la personne...

Mme Elisabeth ROUDINESCO :... à la liberté de conscience.

M. Pierre-André PÉRISSOL : ... qu’un signe religieux. Dans votre esprit - et votre réflexion rejoint ici celle que nous avons menée avec M. Rémy Schwartz - le voile est donc est un signe de tradition, un signe d’appartenance à une communauté, qui entraîne un risque d’aliénation pour la personne qui le porte et dont l’école a la responsabilité parce qu’elle est jeune. C’est d’ailleurs pour cette raison que vous faites la distinction entre le port du voile et le port de la barbe. La barbe n’entraîne pas une aliénation de l’homme tandis que le voile isole la jeune fille de sa capacité à intégrer la société et l’école peut en être complice. Si j’ai bien suivi votre raisonnement, telles sont les raisons pour lesquelles vous estimez que le voile ne constitue pas un problème religieux.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Effectivement. En interdisant le port du voile à l’école, nous favoriserions la lutte des femmes musulmanes en faveur de la laïcité dans les pays islamiques. Nous étions opposés à la pratique de l’excision et de la polygamie, nous les avons interdites. Il faut toujours favoriser ce qui peut être émancipateur. Si le voile est autorisé, les jeunes filles qui le portent n’auront plus aucun recours lorsqu’elles souhaiteront l’enlever et qu’elles seront sous l’emprise de leurs familles. C’est plutôt sous cet angle qu’il faut envisager notre réflexion. On ne peut pas lâcher la lutte des femmes dans le monde entier qui veulent se libérer de ce système abominable.

M. le Président : Le problème pour nous est celui de savoir s’il faut ou non modifier la législation.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Certes, mais ces problèmes doivent rester présents à notre esprit. Dans ce domaine, la France a un rôle à jouer et certains pays attendent beaucoup d’elle.

Mme Martine DAVID : Y compris quand le port du voile est, nous dit-on, de la propre volonté de la personne qui le porte.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Oui. Le concept de « servitude volontaire » existe, même chez les adolescentes de quatorze ans. Tous les autres arguments ne sont qu’illusion.

Mme Martine DAVID : Je le pense également.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : D’où la nécessité d’interdire le voile à l’école. L’interdit est nécessaire à la jeune fille de quatorze ans car elle ne peut pas être libre de porter le voile, même si elle a l’impression d’être libre ...

M. le Président : Ce qui est important, c’est donc la notion d’interdit.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Oui, il ne faut pas discriminer mais interdire. Il existe des interdits majeurs : l’interdit de l’inceste, l’interdit du trouble des générations, l’interdit de la violence physique. On les appelle des interdits fondamentaux.

M. le Président : Cela dit, l’histoire de nos sociétés montre que les interdits évoluent.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Oui et c’est pour cela que je suis progressiste.

M. le Président : Madame, nous vous remercions. Votre exposé était passionnant. Mais vous avez soulevé plus de questions que vous n’avez apporté de réponses à nos interrogations !


Source : Assemblée nationale française