(procès-verbal de la séance du jeudi 27 février 2003)

Le président Pascal CLÉMENT : J’ai l’honneur d’accueillir ce matin M. Alain Pietrancosta, professeur à l’université François Rabelais de Tours. M. le professeur, si votre témoignage sur la manière dont vous envisagez, globalement, l’architecture de notre droit des sociétés nous intéresse, nous souhaiterions également examiner avec vous certains points plus précis : où placer le curseur entre la régulation par la loi et les autres régulations, qu’il s’agisse d’autorégulation par les acteurs, de la régulation subie par les entreprises en provenance des marchés ou d’acteurs privés, par exemple les agences de notation, voire les petits porteurs eux-mêmes, via un système de class action à la française ? Là où la loi n’est pas opérante - je pense par exemple au thème du gouvernement d’entreprise - et l’autorégulation défaillante, que faire ? Plus largement, selon vous, les grandes évolutions récentes qu’a connues le droit des sociétés ces dernières années sont-elles en phase avec l’évolution du monde de l’entreprise ? Quel bilan tirez-vous des dispositions adoptées dans le cadre de la loi NRE ? Quelles évolutions du droit des sociétés faudrait-il encourager ou bien, au contraire, décourager ?

M. Alain PIETRANCOSTA : Je crois utile de resituer les projets de réforme touchant au droit des sociétés - en l’occurrence le projet de loi sur l’initiative économique et le projet de loi sur la sécurité financière - dans le cadre général de l’évolution de la matière. Le rapprochement entre ces deux textes est, effectivement, révélateur d’une méthode, d’une part, et de la manière dont est envisagé aujourd’hui le droit des sociétés, d’autre part. S’agissant de la méthode, c’est à nouveau la technique de la sédimentation, des retouches ponctuelles qui est privilégiée ; sur le fond, ces deux projets révèlent une instrumentalisation du droit des sociétés, en ce qu’il est utilisé à des fins étrangères à son objet, qu’il s’agisse de favoriser l’initiative économique ou de rassurer les investisseurs.

Si l’on s’interroge sur les causes du phénomène, il est vrai que le droit des sociétés était peu préparé à l’évolution financière et boursière que nous connaissons. La loi de 1966 est une loi de conception classique, paternaliste et autoritaire, qui se rapproche du modèle germanique. Or, le droit des sociétés évolue dans le sens d’un rapprochement avec le modèle anglo-saxon, ce qui pose des problèmes pour notre droit.

Pour citer l’exemple de l’administrateur indépendant, autant cette notion se justifie aux États-Unis, où l’actionnariat est éclaté, autant elle ne va pas de soi dans le contexte qui est le nôtre d’un capitalisme concentré, où le contrôle existe de fait. En effet, il s’agissait, dans l’esprit des promoteurs du gouvernement d’entreprise (corporate governance) dans les années 1970 - 1980, de remettre la société sur sa base actionnariale, c’est-à-dire de redonner le pouvoir à un conseil d’administration efficace et fonctionnant dans l’intérêt des actionnaires et de réintroduire cet organe comme outil effectif de surveillance (monitoring), en mettant fin à la nomination, par les dirigeants, de membres du conseil d’administration choisis parmi les salariés.

La problématique est tout à fait différente en France, à telle enseigne d’ailleurs que les règles édictées par la bourse de New York (New York Stock Exchange ou NYSE) distinguent les sociétés contrôlées par des actionnaires majoritaires des autres en précisant, pour celles-ci, que la présence d’administrateurs indépendants n’est pas obligatoire. Il faut donc, pour transposer cette notion, non pas inscrire dans la loi l’obligation de présence des administrateurs indépendants dans le conseil d’administration, mais s’interroger sur le rôle assigné à l’administrateur indépendant dans le système anglo-saxon, et dépasser ainsi la seule notion d’administrateur indépendant pour s’attacher aux objectifs poursuivis à travers cette réforme. Une transposition intelligente et efficace de la notion pourrait être de prévoir que le comité d’audit est composé uniquement d’administrateur indépendant de la direction de l’entreprise (management), comme le suggère d’ailleurs le NYSE. Ce comité aurait, en outre, des attributions spécifiques, notamment des liens privilégiés avec le commissaire aux comptes : il déterminerait par exemple la rémunération et les modalités de renouvellement du (des) commissaire (s) aux comptes et se réunirait en l’absence des dirigeants sociaux. Il fonctionnerait selon une obligation de transparence absolue, non pas inscrite dans la loi, mais qui serait jugée par le marché : c’est à chaque entreprise qu’il reviendrait de mettre sur la place publique les modalités de fonctionnement et la composition de son comité d’audit, à charge pour le marché de la juger, voire de la sanctionner si elle se refuse à le faire. Un tel système aurait également l’avantage d’améliorer l’indépendance des commissaires aux comptes en évitant l’externalisation de cette fonction, qui n’existe dans aucun pays.

Le président Pascal CLÉMENT : N’est-ce pas introduire des mécanismes bien compliqués pour aboutir au même résultat, dan la mesure où, même indépendants, les membres du comité d’audit seront choisis sur la base de relations et de connaissances personnelles ? Comment éviter, par ailleurs, le risque de voir apparaître des « professionnels de l’indépendance » ?

M. Alain PIETRANCOSTA : La loi ne pourra bien évidemment jamais décréter l’indépendance. Mais c’est au législateur - à tout le moins au régulateur - qu’il revient d’organiser des contre-pouvoirs. Je crois à la transparence et à la sanction du marché : ceux qui ne se conforment pas aux codes de bonne conduite existants (on en compte 39 en Europe aujourd’hui) doivent se justifier, en vertu du principe existant dans le système britannique du comply or explain. En outre, le vivier d’administrateurs peut être accru via l’internationalisation des conseils d’administration.

La forme ne doit pas prévaloir sur le fond : l’indépendance n’est qu’un moyen permettant au conseil d’administration de fonctionner comme un véritable organe de contrôle, ce qui représente l’objectif à atteindre. À cette fin, il doit être composé de personnes compétentes et intègres. À cet égard, en aucun cas, il ne doit être exclusivement composé d’indépendants : c’est au contraire la mixité qui doit primer. Les deux variables susceptibles de jouer sur l’objectif d’efficacité du conseil d’administration sont le régime de responsabilité d’une part, la rémunération d’autre part. Sans doute, dans le cas d’un comité d’audit composé exclusivement d’administrateurs indépendants (qui seraient également membres du conseil d’administration), il serait nécessaire de définir un régime de responsabilité spécifique. Reste que tout accroissement de la responsabilité fait peser le risque d’un tarissement du vivier des administrateurs. Il n’est, en outre, pas dans la tradition française de segmenter le conseil d’administration en prévoyant des régimes statutaires différents en son sein. Par ailleurs, la loi Sarbanes Oxley nous rappelle que tout durcissement des obligations pesant sur ceux qui sont partie directement ou indirectement au contrôle de l’entreprise est très mal reçu : la mesure obligeant les avocats à déclarer toutes les violations constatées à la réglementation boursière est très mal acceptée.

La nouvelle loi boursière américaine révèle une autre inadaptation de notre droit des sociétés au contexte boursier. Ainsi, l’autorité de marché américaine (sec) se met désormais au service des minoritaires dans les actions judiciaires, ce qui contraste avec la France où l’action ut singuli est toujours aussi peu attrayante dans la mesure où, initiée par un actionnaire, elle débouche, le cas échéant, sur des dommages et intérêts versés à la société. De même, l’action individuelle de groupe n’a pas d’existence réelle. Il manque par conséquent à notre droit un volet relatif à l’assistance à l’action judiciaire des minoritaires.

M. Xavier de ROUX : La révision du régime de l’action ut singuli permettrait de dépénaliser le droit des sociétés.

M. Alain PIETRANCOSTA : Effectivement. Ainsi, aux États-Unis, celui qui intente une action ut singuli se voit rembourser des frais en cas de succès. Si celle-ci échoue toutefois, le demandeur peut se voir mis en cause sur le fondement d’une action frivole (frivolous), ce qui constitue une limitation à la multiplication de ce type d’action.

Le président Pascal CLÉMENT : Une solution pourrait être de faire intervenir le comité d’audit dans cette procédure.

M. Alain PIETRANCOSTA : Dans le même objectif d’adaptation du droit des sociétés, les dispositions légales ou contractuelles concernant l’information des actionnaires doivent favoriser avant tout la bonne compréhension de la situation de la société : elles doivent donc être évaluées non quantitativement mais pour leurs qualités d’éclairage des non-spécialistes.

Le président Pascal CLÉMENT : Le problème vient de ce que le marché incite fortement à la non-transparence et au mensonge. La pression des analystes joue en ce sens...

M. Alain PIETRANCOSTA : De même que les situations de conflits d’intérêts ne favorisaient pas toujours la transparence, qu’ils s’agissent de ceux que rencontrent les analystes salariés des banques d’affaires ou de ceux qu’ont connus les cabinets d’audit. Ainsi, les cabinets d’audit se rémunéraient sur le conseil, le contrôle étant fait à perte. Dans le même esprit, au cours de la décennie 1990, le lobby américain des commissaires aux comptes a bloqué toute tentative de réforme, allant même jusqu’à faire voter, en 1995, une loi limitant leur responsabilité.

M. Xavier de ROUX : Finalement, avec la loi Sarbanes Oxley, les Américains font du droit germano-latin...

M. Jérôme BIGNON : Et nous, du droit anglo-saxon !

M. Xavier de ROUX : Comment distinguer le droit des marchés financiers du droit des sociétés ?

M. Alain PIETRANCOSTA : L’influence des marchés financiers a un double effet : dérégulation d’un côté, mise en place de garde-fous de l’autre, la dérégulation étant limitée dans le cas des sociétés cotées. Au total, j’estime qu’il n’y a pas de conflit entre les deux logiques, dans la mesure où l’intérêt du marché visé par le droit des marchés financiers n’est guère dissociable des intérêts individuels. Reste que la synthèse dérégulation/garde-fous nécessiterait une véritable réforme du droit des sociétés, et non des retouches ponctuelles de la matière, animées par des considérations transversales. Dans cette sédimentation historique qui façonne notre droit des sociétés, il faudrait revoir l’ensemble du droit des valeurs mobilières et dissocier le droit des sociétés fermées du droit des sociétés faisant publiquement appel à l’épargne. La catégorie de la sa renferme aujourd’hui trop d’éléments disparates : c’est devenu une catégorie fourre-tout, ce dont témoigne l’existence, en France, de 200 000 sociétés de ce type, là où l’Allemagne en compte 8 000. C’est une cote mal taillée, initialement conçue pour les grandes sociétés, majoritairement utilisée dans les faits par les petites, notamment pour des raisons fiscales et sociales. Il est d’ailleurs anormal que le choix d’une forme sociale soit motivé par des considérations extérieures au droit des sociétés.

L’une des manières de remédier à cette situation serait de supprimer la condition d’unanimité des voix pour permettre la réunion du capital en une seule main et l’éventuel changement de statut : actuellement, un actionnaire détenant presque 100 % du capital ne peut décider seul du changement de statut, quand bien même les détenteurs des quelques voix restantes sont introuvables. Il conviendrait donc de distinguer clairement, pour une même forme sociale, entre un régime applicable aux sociétés fermées et un régime pour les sociétés faisant appel public à l’épargne : le régime des sociétés fermées doit être libéralisé et des règles supplétives introduites pour les sociétés faisant appel public à l’épargne. Tous les pays développés connaissent cette dualité de régime : il est temps de cesser de généraliser les contraintes juridiques, comme l’a fait la loi NRE - dernier exemple en date.

En conclusion, je crois nécessaire de procéder à une véritable réforme du droit des sociétés, sans perdre de vue toutefois le rôle des codes de bonne conduite, que la loi doit accompagner et non neutraliser. Il convient de distinguer en effet entre la loi, source primaire, et les sources secondaires régulant la vie des sociétés, à l’instar de ce que préconise d’ailleurs le récent rapport du groupe de haut niveau des experts européens.


Source : Assemblée nationale française