Dans l’URSS stalinienne, le meilleur moyen de comprendre les politiques mises en place était d’observer les grands procès et les accusations. Chez les Syriens, adeptes nostalgiques mais plus frustes encore des méthodes staliniennes, le procès aura été remplacé par le meurtre pur et simple. Les assassinats de Kamal Joumblatt, Bachir Gemayel et Dany Chamoun avaient tous une signification politique. Que signifie celui de Rafic Hariri ?
La Syrie est en crise. Ce pays est l’expression parfaite d’une construction artificielle où 12% de la population, la secte syncrétiste des alaouites - mélange de chiisme hétérodoxe, de crypto-christianisme johannique et de rémanences zoroastriennes - contrôle à elle seule cent pour cent du pouvoir militaire et exerce un ascendant indiscuté sur le pouvoir politique. Ce système est devenu intenable après la chute de Saddam Hussein en Irak. Toutefois, Hafez Al Assad avait eu l’intelligence d’être moins brutal que son adversaire ; la Syrie pourra donc être préservée d’une explosion si les alaouites commencent à accorder de plus en plus de place à la communauté majoritaire du pays, les sunnites. Tous les détenteurs du pouvoir syrien sont d’accord sur cet objectif, mais ils se divisent radicalement sur la suite.
Les uns sont tentés par une fuite en avant militaire et terroriste, où la population sunnite, attirée par l’islamisme radical, se retrouvera dans un front uni nationaliste et anti-américain avec le pouvoir. C’est ce groupe qui a jeté toute son énergie dans le soutien à l’insurrection irakienne, fournissant notamment à Zarkaoui et à une branche très pro-saoudienne d’Al Qaïda, le gîte et le couvert. L’autre tendance, représentée par une génération plus jeune, souhaitait au contraire prendre acte du changement intervenu, retrouver une forme de dialogue avec les Etats-Unis et même coopérer ponctuellement avec ceux-ci dans la traque d’Oussama ben Laden. C’est la tendance soutenue par Bachar Al Assad. Ces deux tendances se retrouvent par contre sur une grande question : le refus de l’indépendance libanaise.
Or, l’opposition à l’occupation syrienne s’enhardit au Liban. Les élections législatives libanaises prévues pour le printemps prochain signifieront, après les élections palestiniennes et irakiennes, l’expression d’un pouvoir populaire très largement acquis au retour à l’indépendance et reposant, au plus haut niveau, sur la réconciliation des deux grands adversaires de la guerre civile : les chrétiens groupés autour du cardinal Sfeir, et les Druzes de Walid Joumblatt. Le ralliement à ce groupe de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri achevait le processus d’encerclement de Damas. Mais pourquoi ce crime qui n’impressionnera pas l’opposition libanaise ? En précipitant la crise, l’aile dure du régime a choisi la voie de l’affrontement et de l’alignement sur le radicalisme sunnite. Nous en arrivons ainsi à la conclusion provisoire que le terrible meurtre de Rafic Hariri vise prioritairement Bachar Al Assad et le réduit modéré occidentaliste à Damas. Il annonce la grande rupture stratégique de vieux alliés de 20 ans, la Syrie et l’Iran, dont l’un ne peut se résigner au basculement chiite de l’Etat irakien, et l’autre ne peut faire autrement que de le soutenir.

Source
Le Figaro (France)
Diffusion 350 000 exemplaires. Propriété de la Socpresse (anciennement créée par Robert Hersant, aujourd’hui détenue par l’avionneur Serge Dassault). Le quotidien de référence de la droite française.

« Pourquoi a-t-on tué Rafic Hariri ? », par Alexandre Adler, Le Figaro, 16 février 2005.