Comme il existait un tandem Jean-Paul II / Ronald Reagan, il existe désormais un tandem Benoît XVI / George W. Bush. Cependant le nouveau pape ne devrait pas marquer de rupture avec son prédécesseur, mais poursuivre un virage qu’il a amorcé depuis plusieurs mois, en sa qualité de régent de fait du Saint-Siège. L’Église catholique espère que la croissance démographique de la communauté hispanique lui permettra de devenir rapidement majoritaire aux États-Unis et de devenir la religion officielle du nouvel Empire. Elle se propose aussi d’exclure l’islam de l’Europe pour faire entrer le continent dans la « guerre des civilisations ».
L’agonie de Jean-Paul II et l’élection de Benoît XVI ont été l’occasion de vastes célébrations du culte de la personnalité dont on ne sait si elles relèvent d’une forme d’idolâtrie archaïque ou des totalitarismes du XXe siècle. La presse occidentale, oubliant soudainement ses principes déontologiques, s’est vautrée dans des torrents hagiographiques. Les seules critiques autorisées ont porté sur les questions de discipline interne de l’Église catholique et jamais sur les questions politiques ou sociales. L’appétit d’éditorialistes non-croyants à discuter de savoir si des religieuses peuvent se marier entre elles et célébrer la messe n’a d’égal que leur désintérêt devant l’action du Saint-Siège dans la politique intérieure des États comme dans les institutions intergouvernementales. Nous voudrions, pour notre part, conserver la tête froide et analyser l’action politique de ces pontifes, seul aspect de leur activité qui soit de notre compétence.
En premier lieu, il convient de rappeler que l’action politique et diplomatique du Saint-Siège [1] est d’une extraordinaire continuité, quelque soient les papes. La marge de manœuvre individuelle des pontifes est limitée. C’est sur l’usage qu’ils en font que doit être jugée leur contribution personnelle, qui doit être distinguée de l’œuvre de leur Église.
Il est aujourd’hui de bon ton de magnifier le rôle supposé de Jean-Paul II dans l’effondrement de l’Union soviétique et d’ignorer tout ce qui l’a opposé aux États-Unis. Or, Jean-Paul II n’a joué aucun rôle en URSS, pour la simple et bonne raison que l’Église catholique y était largement absente. Il n’a pas plus joué de rôle dans l’effondrement du Mur de Berlin, sachant que les manifestations qui secouèrent la République démocratique allemande furent conduites par des organisations protestantes. Il fut par contre l’artisan de l’indépendance de la Pologne, qu’il pilota en s’appuyant sur le syndicat Solidarnosc, non pas dans un affrontement avec le général Jaruselski, mais dans un véritable partenarait avec lui face aux Soviétiques.
Curieusement, ses fidèles ignorent aujourd’hui son action remarquable pour prévenir les guerres contre l’Irak de 1991 et 2003. Et ils passent sous silence son soutien actif à l’Organisation de libération de la Palestine face au colonialisme israélien.
Ces distortions ne sont pas le fait du défunt pape, mais des choix effectués par les services de communication du Saint-Siège pour publiciser son successeur. Elles nous apprennent avant tout que la papauté souhaite inscrire dans les mémoires l’existence mythique d’une alliance entre Rome et le nouvel Empire, et au contraire effacer le souvenir de sa politique arabe pour rendre possible la stratégie de « guerre des civilisations ».
En outre, les communiquants avaient depuis longtemps forgé le mythe d’une adhésion du Saint-Siège aux principes des Droits de l’homme, alors même que ceux-ci restent condamnés par les textes officiels de l’Église catholique. Ainsi, à l’occasion de ses multiples voyages, Jean-Paul II fut qualifié de « pèlerin des Droits de l’homme », comme si leur propagation était le but de ses déplacements. En réalité, le Magistère catholique rejette la notion de « Droits de l’homme et du citoyen », issue de la Révolution française, pour lui préférer celle de « Droits de l’homme et de l’Église ». Au passage, la liberté humaine est limitée par sa dignité, laquelle n’est pas définie par l’individu, mais par le Magistère ; l’égalité des individus se heurte à l’élection de certains d’entre eux par la grâce divine, à commencer par le Souverain Pontife doué de l’infallibilité en matière dogmatique ; et la fraternité n’est plus la conquête collective des opprimés devenus citoyens en étant frères d’armes, pour être ravalée à la simple solidarité des enfants d’un même Dieu. Dès lors, les « Droits de l’homme » ont été instrumentalisés par Jean-Paul II, comme par d’autres, pour vendre son action politique contre les dictatures non-chrétiennes. Mais ce bilan, bien réel, ne doit pas occulter le soutien systématique aux dictatures catholiques, notamment au Chili et en Argentine.
Enfin, on peut penser que l’Histoire retiendra bien autre chose du défunt pape. De même qu’elle n’a retenu de Pie XII que son assourdisant silence face à la « solution finale », au massacre industriel des juifs, des Tsiganes, des malades incurables, des opposants politiques etc. par le IIIe Reich, de même elle ne retiendra probablement de Jean-Paul II que son absence lorsque ses prêtres organisaient le génocide rwandais.
Ces éléments étant posés, le programme de Benoît XVI marque à la fois une continuité et des nouveautés. On n’observera aucune rupture entre les successeurs de Pierre, dans la mesure où le cardinal Joseph Ratzinger exerçait de fait une régence depuis des années, à la faveur de la maladie de Jean-Paul II. Et pour prendre tout son poids, cette remarque doit inclure le fait que le défunt pape a été encouragé à se maintenir au pouvoir malgré son incapacité à l’exercer, et qu’il a été maintenu en vie avec acharnement thérapeutique pour que le cardinal exerce cette régence et organise cette sucession à son profit. En réalité, ce n’est pas avec la mort de Jean-Paul II que le Saint-Siège va infléchir sa politique, il l’a déjà fait au cours de sa maladie.
Lorsqu’il accéda au trône pontifical, Karol Wojtyla hérita d’une Église dont le centre de gravité venait de se déplacer de l’Europe vers l’Amérique latine.
Paul VI avait conclu un accord avec la Maison-Blanche pour lutter conjointement contre les théologiens de la libération. Il avait autorisé la pénétration des pentecôtistes dans la mesure où ils pouvaient saper l’influence des Églises populaires. Jean-Paul II avait poursuivi cette alliance en l’étendant à l’Europe de l’Est et singulièrement à la Pologne. Il avait alors formé un parfait tandem avec Ronald Reagan. Mais une fois l’influence soviétique dissipée, aussi bien en Europe qu’en Amérique latine, il avait adopté une stratégie de reconquête qui l’avait placé en rivalité avec la Maison-Blanche. D’abord face à George H. Bush (le père) à propos de la guerre du Golfe, puis face à Bill Clinton à propos du contrôle des naissances et de la lutte contre le sida, enfin face à George W. Bush (le fils) à propos du leadership spirituel mondial et de l’invasion de l’Irak. Mais la donne a changé en 2004 avec la prise de conscience simultanée de la domination sans partage de Washington sur le reste du monde et de l’hispanisation de ce nouvel empire. À moyen terme, la pression démographique fera des États-Unis un pays hispanophone et catholique. Les intérêts du pape de Rome et du président états-unien convergent aujourd’hui comme jadis ceux de l’Église et de l’Empire romain, de sorte qu’à terme, le catholicisme pourrait devenir la religion officielle du nouvel Empire. Comme à l’époque des empires coloniaux, le catholicisme s’étendrait au fur et à mesure que le nouvel empire entreprendrait des conquêtes, selon un processus qui actuellement favorise les sectes évangéliques. Or, dans ce type de situation, la papauté a toujours su nouer des alliances personnelles sur la base d’allégeances réciproques. De plus, elle considère qu’elle sera d’autant plus puissante qu’elle saura maintenir les WASP [2] au pouvoir à Washington en les rendant dépendants d’un électorat catholique.
C’est pourquoi, en 2004, le cardinal Ratzinger a appelé les catholiques états-uniens à reconduire George W. Bush à la Maison-Blanche, bien qu’il soit baptiste et que son rival, John Kerry, soit catholique. En retour, M. Bush a fait part aux cardinaux états-uniens de tout le bien qu’il pense du cardinal Ratzinger. De ce point de vue, le tandem Benoît/George W. Bush devrait être aussi fort que celui formé par Jean-Paul II et Ronald Reagan.
Venons-en au choix du nom Benoît XVI. La presse occidentale a longuement glosé l’interprétation que la salle de presse du Saint-Siège lui suggérait : le nouveau pape se veut le successeur de Benoît XV, un pape pacifique qui tenta d’empêcher la Première Guerre mondiale. Il va de soi que cette piste est fausse : d’une part Benoît XV, loin d’être pacifiste, fut un soutien aveugle de la Triplice ; d’autre part, si l’on feint de croire qu’il était pacifiste, il faut poursuivre en admettant qu’il a échoué à prévenir la Grande Guerre et l’on ne place pas un nouveau pontificat sous le signe d’un échec.
En réalité, comme on ne tardera pas à le voir affiché, le cardinal Ratzinger s’est placé dans la lignée de saint Benoît, patron de l’Europe. C’est en effet dans ce domaine que l’on trouve la grande œuvre politique personnelle de celui qui était jusqu’ici préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi. Si, à l’intérieur de son Église, on retient de Joseph Ratzinger sa lutte méthodique et sans pitié pour éradiquer la théologie de la libération en Amérique latine, on se souvient à l’extérieur de son implication dans la rédaction de la Charte européenne des droits fondamentaux et dans le Traité constitutionnel.
Joseph Ratzinger a piloté le lobbying des organisations catholiques au sein des institutions européennes pour faire reconnaître dans les traités l’héritage chrétien de l’Europe. Il a partiellement gagné son pari, puisque ces traités ont finalement admis de fonder l’Union sur un héritage spirituel, humaniste et culturel. Contrairement aux apparences, l’enjeu n’est pas de qualifier cet héritage de « chrétien », ce qui serait déjà un aveu d’échec pour les catholiques puisqu’il intégrerait des cultes hérétiques ou schismatiques, mais de fonder l’Europe sur une identité et non sur un contrat politique ou social. Rayant d’un simple coup de plume les acquis de la Révolution française, le cardinal Ratzinger a marqué une victoire idéologique en modifiant dans les traités la source de la légitimité. Les choix politiques n’appartiennent pas aux peuples, qui ne sont pas souverains, ils sont conditionnés par la sociologie et l’histoire, à travers lesquels Dieu se manifeste.
De cet engagement personnel et de son alliance avec George W. Bush, il devrait surgir une modification du projet anglo-saxon pour l’Europe. Washington devrait renoncer à faire coïncider l’Union et l’OTAN, donc à faire entrer la Turquie musulmane dans l’Union. En outre, Washington devrait cesser de favoriser les mouvements protestants de sécularisation et devrait au contraire soutenir le Vatican dans son combat bicentenaire contre la laïcité. À l’issue de ces réajustements, le Saint-Siège pourrait purger l’Église catholique de tous ses éléments favorables à un dialogue avec l’islam. Sa participation au projet états-unien de « guerre des civilisations » ne consisterait donc pas à partir en croisade contre l’islam, mais à exclure l’islam de l’Europe pour « séparer le bon grain de l’ivraie ».
Même si, au sein du conclave, la majorité des cardinaux a dû se déterminer en fonction d’intérêts de clans et de plans de carrière dans la Curie romaine, les questions politiques internationales ont sûrement pesé sur les scutins. D’autant que les modifications interventues dans le mode de désignation du pape, avec l’introduction d’une phase préalable de concertation, ont rendu le Sacré Collège vulnérable aux pressions extérieures, comme c’était le cas avant l’institution de la clôture. L’afflux de diplomates étrangers au Vatican durant cette semaine témoigne de la volonté retrouvée des grandes puissances de corrompre les cardinaux-électeurs et de s’acheter un pape. Bien qu’il soit impossible de savoir comment les choses se sont passées, force est de constater que le nouveau pape est issu de l’Église allemande, la plus riche de la catholicité, et qu’il est en phase avec les États-Unis, puissance dominante de l’époque.
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