Présidence de M. Raymond FORNI, Président, de M. Michel VAXÈS et de M. Yves FROMION, Vice-présidents

M. Olivier Schrameck est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du président, M. Olivier Schrameck prête serment.

M. Raymond FORNI, Président : Mes chers collègues, nous accueillons aujourd’hui M. Olivier Schrameck, directeur de cabinet du Premier ministre.

Monsieur Schrameck, la commission a souhaité vous entendre pour être éclairée sur l’organisation de la politique gouvernementale à l’égard de la Corse, au niveau ministériel. Nous aimerions savoir comment les choses fonctionnaient au sein du gouvernement, quelles étaient les relations entre les ministères de l’intérieur, de la défense, de la justice et le cabinet du Premier ministre - et le Premier ministre lui-même -, comment était assurée la coordination de cette action entre ces différents ministères.

M. Olivier SCHRAMECK : Conformément à votre vœu, je commencerai mon exposé en vous livrant quelques indications relevant de ma fonction, à savoir des indications relatives aux procédures et aux méthodes de l’action du cabinet du Premier ministre dans ses relations avec la Corse. Ensuite, je vous dirai quelles sont les orientations de travail auxquelles nous nous sommes attachés pendant les mois qui relèvent de la période que vous examinez.

Au préalable, je souhaiterais vous dire un mot sur la continuité de cette action. On a souvent tendance à en marquer l’origine par la date tragique de l’assassinat du préfet Erignac. Cependant, il convient de ne pas oublier qu’il y a eu une continuité dans la conception de l’action du gouvernement, et plus précisément de l’équipe de Matignon. C’est en effet dès la déclaration de politique générale que le Premier ministre a affirmé sa politique en Corse, qui reposait à la fois sur le respect de la loi républicaine, à laquelle il déclarait vouloir veiller, sur le développement économique de l’île, fondé sur la solidarité de l’ensemble des Français, et sur le développement de l’identité culturelle de l’île à travers, non seulement la culture, mais également l’action éducative.

Par ailleurs, c’est dès l’origine aussi que le Premier ministre avait marqué sa volonté qu’il n’y ait pas, au sein du gouvernement, un ministre chargé de la Corse. M. Jean-Pierre Chevènement lui-même, ministre de l’Intérieur, en visite en Corse en juillet 1997, a confirmé qu’il n’était pas le ministre de la Corse. Cela impliquait que Matignon jouât pleinement son rôle de coordination et d’animation de l’ensemble de l’équipe gouvernementale.

C’est ce qui a été fait dès le début, sous des formes traditionnelles, à savoir les réunions interministérielles ou les notes des différents conseillers au Premier ministre ; chaque conseiller était compétent dans la mesure de son secteur, une action de coordination particulière étant seulement dévolue au conseiller chargé des affaires intérieures et de la sécurité qu’était M. Alain Christnacht qui avait vocation, lui-même ou son adjointe, à coprésider avec les différents conseillers sectoriels, les réunions interministérielles relatives aux problèmes de la Corse.

Bien entendu, ces questions étaient déjà abordées au niveau des directeurs de cabinet, dans les réunions que je tiens chaque lundi avec eux. L’actualité corse a été relativement importante dans les premiers mois de l’action du gouvernement. J’ai par ailleurs eu l’occasion de rencontrer - moi-même ou mes collaborateurs - le préfet Erignac pour l’entretenir des problèmes qui le préoccupaient.

J’en viens maintenant aux modes de fonctionnement tels qu’ils se sont établis postérieurement au 6 février 1998.

En réalité, il n’y a pas eu d’innovations essentielles dans le fonctionnement de l’équipe gouvernementale. Je vais vous présenter, pour être le plus clair possible, les différents niveaux d’élaboration, de délibération et de détermination des décisions.

En tout premier lieu, en ce qui concerne la préparation et l’instruction des affaires, la structure de base est la réunion interministérielle. Ce type de réunions s’est développé en raison de l’intensification de l’actualité corse ; selon un relevé que j’avais fait il y a trois mois, on en comptait une trentaine, consacrées à des sujets extrêmement divers allant des affaires financières aux affaires d’équipement, en passant par les affaires d’environnement. Je note simplement qu’il n’y en a eu aucune consacrée aux problèmes de sécurité, et je vous expliquerai pourquoi il n’y avait pas lieu de tenir une réunion interministérielle sur cette question.

Le deuxième niveau, un peu plus particulier et dont on a beaucoup parlé, est constitué par des réunions de directeurs de cabinet, le lundi. Ces réunions ont eu lieu deux fois par mois jusqu’au début de l’année 1999, puis une fois tous les mois. Ces réunions étaient connues bien avant, et je m’en suis expliqué à plusieurs reprises lorsque les journalistes, notamment, me questionnaient sur le fonctionnement du cabinet du Premier ministre : comme je le leur avais indiqué, après les événements tragiques que vous connaissez, le Premier ministre avait souhaité que la coordination des questions concernant la Corse soit assurée de manière encore plus serrée, plus dense, et donc que la réunion des directeurs de cabinet, à vocation généraliste, puisse se prolonger, périodiquement, par une réunion des directeurs concernés, plus particulièrement consacrée à certains sujets relatifs à la Corse.

La composition de ces réunions de directeurs de cabinet était variable suivant les sujets mis à l’ordre du jour. Celui-ci était déterminé en fonction des indications émanant des différents conseillers du cabinet qui estimaient qu’une discussion était souhaitable pour renforcer la coordination. L’ordre du jour était donc variable ; je vous en parlerai à propos des orientations de travail de l’équipe gouvernementale.

Il ne s’agissait que de réunions de confrontation, d’information réciproque, car nous avions constaté que, par le passé, la gestion et le suivi des affaires concernant la Corse avaient souffert d’un cloisonnement entre les différents ministères. A partir du moment où se manifestait une sorte d’état d’urgence du point de vue de la décision et de l’action gouvernementales sur l’île, il était indispensable que cette coordination soit assurée. Cependant, il ne s’agissait pas de réunions décisoires ; elles étaient simplement destinées à accélérer l’instruction des affaires.

Alors, où étaient prises les décisions ? Elles étaient prises très normalement dans le cadre des échanges au niveau gouvernemental. D’abord, il arrivait que, sur des problèmes ponctuels, le Premier ministre soit saisi par des notes et en mesure de réagir sur ces seules notes ; mais le plus souvent - vous connaissez la méthode du Premier ministre - il souhaitait s’entretenir avec les ministres compétents.

Au premier chef, les problèmes de sécurité étaient traités avec le ministre de l’Intérieur. Vous savez que le Premier ministre rencontre une fois par semaine, très régulièrement, en général le mardi matin, le ministre de l’Intérieur ; il était rare, lors de ces entretiens, que la Corse ne soit pas évoquée, et parfois même assez longuement. C’est à cette occasion, lorsque le ministre de l’Intérieur souhaitait avoir une directive du Premier ministre, qu’il l’obtenait.

Le Premier ministre s’entretient des questions relatives à la Corse avec beaucoup d’autres de ses ministres. Je prendrai deux exemples : le ministre de l’économie et des finances - qu’il voit également régulièrement le mardi - et M. Jean-Claude Gayssot - qu’il voit en général toutes les deux semaines - pour tout ce qui concerne les problèmes d’équipement, de desserte maritime.

Quelquefois, le Premier ministre réunissait les ministres, soit de manière informelle, dans le cadre de réunions de ministres, soit dans le cadre de structures particulières, telles que le conseil de sécurité intérieure, qui a eu à discuter des questions concernant la Corse au printemps 1998, ou le comité interministériel de réforme de l’Etat, où ont été décidées des modifications de structures.

Tels sont les mécanismes, les circuits des décisions gouvernementales. J’en arrive maintenant aux orientations de la politique gouvernementale.

Tout d’abord, une attention particulière a été portée au choix des responsables administratifs de l’action de l’Etat en Corse ; des échanges de vues ont eu lieu sur la nécessité de renouveler un certain nombre d’entre eux - vous avez, bien entendu, eu connaissance de l’ensemble des changements qui ont été opérés. Cela ne fut pas l’essentiel mais ce fut, il est vrai, une préoccupation première.

Les échanges au sein des réunions des directeurs de cabinet portaient de manière beaucoup plus substantielle sur les problèmes de contrôle de l’activité administrative, économique, sociale et financière de l’île. C’est là, en particulier, qu’étaient échangées les informations sur les mandats donnés aux différentes inspections, avec le souci d’utiliser au mieux le potentiel de ces inspections et d’aménager leur phasage pour éviter que, précisément, il y ait dispersion d’un potentiel de contrôle qui est limité.

C’était là aussi qu’était décidé du caractère conjoint de certaines inspections. Nous avons fait en sorte que systématiquement plusieurs inspections soient réunies - inspections générales de l’administration du ministère de l’Intérieur et des affaires sociales, inspection des finances, et de l’industrie et du commerce, etc. - pour obtenir la vue la plus complète de la situation financière et sociale des organismes concernés.

C’est là aussi qu’ont été débattus des renforcements de services qui apparaissaient nécessaires. Le ministre de l’Intérieur vous a certainement parlé de ce qui a été entrepris en ce qui le concerne : les forces de police et de gendarmerie ont été renforcées, un effort particulier a été réalisé pour la constitution d’un pôle économique et financier à Bastia, des efforts d’équipement ont été consentis, notamment pour les commissariats de Bastia et Ajaccio. Ces réunions servaient donc d’aiguillons pour poursuivre cette politique de renforcement des moyens de l’Etat.

Il arrivait que fussent évoqués les problèmes relatifs à la situation générale de l’île, à l’atmosphère générale et politique, notamment par exemple, avant les élections de février 1999. En revanche, les problèmes de sécurité étaient rarement évoqués parce qu’ils n’avaient pas de caractère interministériel : il appartient au ministre de l’Intérieur de diriger la politique de sécurité publique en Corse. Cependant, il est vrai que certains problèmes de ce type ont été évoqués. J’en mentionnerai trois dont j’ai souvenir.

Le premier, qui nous a retenus assez longtemps, c’est celui de l’anticipation des événements qui risquaient de se produire lors des journées de Corte d’août 1998. Cet examen a d’ailleurs été renouvelé pour se préparer le mieux possible aux journées de Corte des 6, 7 et 8 août 1999. Deuxièmement, nous avons évoqué à plusieurs reprises la situation de Bastia Sécurità - non pas à la même période, mais six à neuf mois plus tard. Enfin, nous avons également évoqué le problème d’un vol d’armes dans les locaux de la police municipale d’Ajaccio : il avait été entendu que des mesures de désarmement de cette police devraient être prises pour que ces événements ne se reproduisent pas.

Les problèmes relatifs à l’instruction judiciaire des affaires n’étaient évidemment pas évoqués dans une telle enceinte. Toutefois, lorsqu’un procès pouvait concerner un certain nombre d’activistes corses, le directeur de cabinet du garde des sceaux nous avertissait dans la mesure où cela pouvait avoir des répercussions sur l’ordre public en Corse.

M. Michel VAXÈS, Président : Je suis très préoccupé par l’évolution du dossier corse dans la dernière période, en particulier par l’accumulation d’un certain nombre d’initiatives prises localement paraissant irriter la population corse dans sa majorité et inverser un rapport de force qui, au départ, semblait aller dans le bon sens.

Par ailleurs, l’affaire des arrêtés Miot a compliqué le dossier corse. Je ne suis pas persuadé que l’affaire des paillotes ait été une priorité par rapport aux objectifs fixés par le Premier ministre, que nous avons, je crois, unanimement partagés : l’Etat de droit, le développement économique de l’île ainsi que son développement culturel - en tenant compte de sa spécificité.

M. Olivier SCHRAMECK : La politique du gouvernement se veut tout à fait une et n’a pas connu d’infléchissement entre 1998 et 1999 - période à laquelle vous faites référence.

S’agissant des arrêtés Miot, vous savez que cette réforme est une initiative non pas gouvernementale, mais parlementaire. La question des arrêtés Miot a été évoquée en réunion des directeurs de cabinet. Nous étions parfaitement conscients que cette question risquait d’envenimer une situation qui était d’ores et déjà tendue. Je dois d’ailleurs ajouter que lors d’un entretien avec le préfet Bonnet, celui-ci a attiré notre attention sur les risques que comportait une telle disposition pour le climat d’ensemble en Corse. Il nous conseillait la prudence et la retenue.

M. Michel HUNAULT : Monsieur le directeur, ma question concerne le rôle de Matignon. Nous avons auditionné le préfet Bonnet qui nous a expliqué qu’il était en relation directe avec un conseiller de Matignon. En novembre 1998, lorsqu’il appelle ce conseiller pour lui indiquer qu’il a des révélations importantes à livrer au juge Bruguière, ce même conseiller lui répond qu’il serait préférable qu’il se rende chez le procureur de la République de Paris.

Le conseiller chargé de ces questions à Matignon lui a-t-il donné cette instruction sur sa propre initiative ou vous a-t-il demandé votre avis ?

M. Olivier SCHRAMECK : Le préfet Bonnet s’est ouvert du fait qu’il avait reçu un visiteur qui ne s’était pas présenté pour lui faire des révélations mais qui, à l’occasion de cet entretien, lui avait livré des informations qu’il estimait dignes d’intérêt pour l’enquête qui était menée sur l’assassinat du préfet Erignac. Il s’est ouvert du problème de procédure que cela lui posait à un membre du cabinet du Premier ministre : il lui a demandé son avis et, à travers lui, mon avis.

J’ai été conduit, après avoir consulté des magistrats pour étayer mon point de vue, à lui faire savoir qu’à mon sens, il y avait lieu d’appliquer l’article 40 du code de procédure pénale, aux termes duquel, en son deuxième alinéa, lorsque des renseignements ayant trait à un crime ou un délit sont donnés à un fonctionnaire de l’Etat - et d’ailleurs, ce visiteur s’est adressé non pas au préfet en tant que préfet, mais à un détenteur de l’autorité publique -, il est de son devoir de les transmettre au procureur compétent : en l’occurrence, au procureur de la République de Paris, ces informations étant relatives à une affaire de terrorisme confiée à la 14e section du parquet de Paris.

La seule question posée était celle-là. Aucune autre allusion n’a été faite dans cet échange avec le préfet Bonnet. Je tiens à vous indiquer également, puisque vous avez évoqué ce point, qu’aucune question n’a été posée à M. Bonnet sur son visiteur ou sur le contenu des informations - ce qui aurait été empiéter sur le domaine potentiel d’une instruction judiciaire -, et que nous ne nous sommes nullement enquis des conditions dans lesquelles ces informations avaient pu être transmises au procureur de Paris - nous l’avons appris plus tard par un certain nombre d’informations parues dans la presse.

M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Monsieur le directeur, à plusieurs reprises, de manière publique, Mme Erignac s’est plainte d’un certain nombre de dysfonctionnements dans le cours de l’enquête, ce qui pouvait apparaître, dans un premier temps, comme une espèce de réflexe légitime de quelqu’un d’impatient - on peut le comprendre sur le plan humain -, mais au vu des informations dont dispose maintenant la commission et dont certaines vous étaient connues en tant que responsable de la marche de l’Etat, on s’aperçoit qu’il y a eu des dysfonctionnements très graves et des règlements de comptes parfois très sordides entre les services de police et de gendarmerie. Il y avait donc, bien évidemment, une obligation de résultat.

Quand le préfet Bonnet a appelé Matignon pour savoir ce qu’il devait faire de ces informations, vous êtes-vous dit " au vu de l’obligation de résultat, c’est très bien ", ou " nous avons affaire à un préfet qui est en train de sortir du cadre normal de ses fonctions " ? N’avez-vous pas eu le sentiment que, du fait des conflits entre les services de police et de la gendarmerie, le préfet s’est intéressé personnellement, très fortement, au-delà de la solidarité humaine, au déroulement de l’enquête ? Vous-même, aviez-vous eu connaissance de ces tensions, de leur violence ?

Ma deuxième question concerne l’état d’esprit local, l’exaspération de l’opinion publique locale sur des petits dossiers par rapport aux éléments les plus importants. Quelle était la nature des informations locales qu’un membre du gouvernement et élu de Corse, M. Zuccarelli, pouvait vous faire remonter ? Ne vous a-t-il pas averti du fait que le préfet Bonnet pouvait être en train de " déraper " ? Est-ce l’échelon central qui a recommandé de surseoir à la démolition des paillotes en voulant calmer le jeu ?

N’avez-vous pas eu le sentiment d’être sous-informé, non pas en ce qui concerne l’épisode des paillotes, mais globalement, sur la manière de servir du préfet Bonnet ? Ne regrettez-vous pas de ne pas l’avoir rappelé plus tôt, en vous disant que, par certains éléments de son comportement, il remettait en cause la politique du Premier ministre ?

Troisième question : quelles sont vos réactions face à la conférence de presse d’Armata Corsa ? Pensez-vous que la prévention ou l’interdiction de ce genre de manifestations est difficile à réaliser ?

Enfin, pensez-vous que l’on puisse faire un parallèle entre le nationalisme dans les Balkans et le nationalisme en Corse ?

M. Olivier SCHRAMECK : Voilà de nombreuses questions de portée très diverse auxquelles je serai conduit à répondre avec une précision inégale.

S’agissant de votre première question, monsieur le député, je considère que M. Bonnet, en transmettant les informations qui lui ont été délivrées - et dont je n’ai nulle raison de penser qu’elles avaient été sollicitées -, a fait son devoir, tout son devoir et rien que son devoir d’autorité publique. Après tout, une telle occurrence aurait très bien pu m’arriver ! J’aurais très bien pu recevoir, comme n’importe quel responsable public, une personne qui, au fil de la conversation, m’aurait fait de telles confidences.

Je sais bien qu’au-delà de cet épisode, des campagnes de presse ont été menées sur le thème d’une enquête parallèle. Ces campagnes ont conduit précisément le préfet Bonnet à donner au Premier ministre, à l’occasion d’un entretien, un certain nombre d’explications qui, à ses yeux, démontraient clairement qu’il n’était nullement à l’origine d’une double enquête. Il a même tenu à lui remettre une note de plusieurs pages rappelant le fil des événements et démontrant selon lui que son rôle avait été strictement celui d’une autorité administrative et non pas celui d’une autorité diligentant une quelconque enquête ou instruction. D’ailleurs, le Premier ministre a diffusé un communiqué - le 13 février - en réponse à un certain nombre d’allégations.

Je réponds donc clairement à votre question : nous n’avions aucune indication nous permettant de penser que le préfet Bonnet était allé au-delà de la mission qui lui était normalement dévolue.

Quant aux relations entre les services de police et de gendarmerie en Corse, tel n’était pas l’objet des discussions qui se tenaient à Matignon. Et si Matignon s’était occupé de ce problème, il n’aurait pas joué le rôle normal qui lui revient dans l’équilibre des fonctions et des missions gouvernementales.

La seule chose que, lors de nos entretiens, le préfet Bonnet m’ait dite à cet égard, c’est son souhait, dès son arrivée, qu’un certain nombre des responsables des services de police - SRPJ, renseignements généraux - soient changés. C’est ce que le ministre de l’Intérieur a fait. Cependant, il n’a pas évoqué ce changement en fonction du rôle, de la mission ou de la personne, il l’a évoqué uniquement parce que ces fonctionnaires de police, qui étaient en poste depuis très longtemps en Corse, avaient été les relais d’un certain nombre de politiques gouvernementales dans le passé, fondées sur des liens à établir avec des personnalités nationalistes. Ces relations entretenues depuis plusieurs années pouvaient les mettre en situation difficile, objectivement - il ne s’agissait nullement d’une mise en cause de leur intégrité personnelle - pour appliquer la politique que le préfet Bonnet avait mission de mettre en œuvre. Il s’agit d’un cas de figure tout à fait banal dans la fonction publique, que peut rencontrer le corps préfectoral lui-même.

Quant à votre question concernant les informations que M. Zuccarelli aurait pu recueillir, je vous répondrai directement : non, M. Zuccarelli ne m’a jamais entretenu de ces questions, en tout cas pas avant l’affaire dite " des paillotes ".

Aurais-je dû - je reprends vos termes - " rappeler le préfet " ? D’abord, je ne vous ferai pas l’injure d’insister sur le fait qu’il ne m’appartient pas de décider du remplacement d’un préfet ! En ce qui concerne le comportement général du préfet Bonnet, je témoignerai volontiers ici qu’à chaque fois que j’ai eu un entretien avec lui, il m’a fait un exposé complet, précis, mesuré de la situation telle qu’il l’appréhendait.

En ce qui concerne la conférence de presse d’Armata Corsa, sachez que cette question n’a pas été évoquée lors des réunions concernant le cabinet du Premier ministre ; je n’ai donc pas d’information à vous livrer à ce sujet. Les seules questions qui ont été évoquées, je le répète, avaient trait aux journées de Corte.

Enfin, quant au parallèle entre les Balkans et la Corse, j’ai été professeur associé ; si je le redevenais, peut-être me livrerais-je à cet exercice, mais ici, sûrement pas !

M. le Rapporteur : Monsieur le directeur, je comprends la démarche interministérielle qui a été celle du gouvernement - alors que précédemment le ministre de l’Intérieur jouait un rôle pilote, et concentrait l’ensemble des prérogatives concernant la Corse -, mais je me dis aussi qu’elle est peut-être une source de difficultés et qu’elle casse un peu la lisibilité pour les autorités locales - je pense au préfet. Ce dernier, lorsqu’il venait à Paris, se rendait au ministère de l’Intérieur, à Matignon, voire à l’Elysée - M. Lemaire nous a indiqué qu’il allait tous les 15 jours voir M. Landrieu - pour tester la volonté de fermeté des uns et des autres sur le dossier corse.

N’y a-t-il pas eu là une certaine dilution des responsabilités qui a pu être source de difficultés ?

M. Olivier SCHRAMECK : En ce qui concerne les visites de M. Bonnet à l’Elysée, à l’exception d’une visite, il ne m’a jamais donné d’informations particulières, et je me suis gardé de lui en demander. Mais s’agissant des visites qu’il effectuait en différents endroits, il convient de revenir à la lettre et à l’esprit des textes, à savoir que le préfet est le délégué du gouvernement. Il a à traiter de très nombreuses affaires qui relèvent des différents secteurs gouvernementaux : l’implantation d’un barrage, la desserte maritime, la situation des agriculteurs surendettés, etc. Ce sont des problèmes qui relèvent respectivement du ministère de l’équipement, du ministère des finances, ou, pour d’autres questions, du ministère de l’emploi et de la solidarité. Il est donc normal que le préfet ait des relations avec des ministères et des directeurs de cabinet. C’est le cas, d’ailleurs, de tous les membres du corps préfectoral.

Dans la mesure où la mission du préfet Bonnet s’inscrivait dans un contexte très particulier et où il importait pour lui d’être assuré de la bonne résonance gouvernementale des actions qu’il menait, il était assez normal, alors qu’il se déplaçait à Paris, qu’il en profitât pour prendre des rendez-vous, non seulement avec le ministère de l’Intérieur - ce qu’à ma connaissance il faisait toujours -, mais parfois avec d’autres ministères, et en particulier avec Matignon. A ma connaissance, les rendez-vous à Matignon étaient loin d’être systématiques - le préfet ne venait pas à Matignon chaque fois qu’il se rendait au ministère de l’Intérieur.

En revanche, il est vrai qu’il s’y est rendu plus souvent qu’un autre préfet. Plus souvent même qu’un préfet de Corse en d’autres circonstances. Mais je crois que le contexte de l’action gouvernementale le justifiait pleinement. D’autant qu’il était important, pour lui, d’être en contact avec l’autorité politique elle-même.

Je voudrais d’ailleurs vous préciser à ce sujet, parce que j’ai lu et entendu beaucoup de choses inexactes, que la fréquence des visites et des contacts du préfet Bonnet avec le Premier ministre ou moi-même n’a nullement été plus intense lorsque le ministre de l’Intérieur a été éloigné de la place Beauvau pour des raisons de santé : le rythme en a été le même, avant, pendant et après.

M. Yves FROMION : Monsieur le directeur, je n’arrive pas à comprendre que personne, au sein du gouvernement, n’ait cherché à connaître la suite donnée aux informations recueillies par le préfet !

Vous allez me parler de la séparation des pouvoirs. Certes ! Mais un préfet a été assassiné ! Or, alors que vous êtes informé de la démarche du préfet Bonnet - sans doute le Premier ministre l’a-t-il été également -, plus personne ne s’intéresse à la suite de cette affaire ! Parlons du garde des sceaux, par exemple. On sait très bien que le procureur général est, d’une certaine façon, sous l’autorité du garde des sceaux ; il pourrait donc s’enquérir d’une affaire aussi grave pour l’Etat. On pourrait également penser que le cabinet du Premier ministre, qui suit de très près le dossier corse, essaie de savoir quelle suite est donnée à ces informations !

Par ailleurs, on découvre que le gouvernement semble s’enquérir des choses et les prendre en main après la triste affaire des paillotes, dont naturellement il ne viendrait à l’esprit de personne de faire porter la responsabilité où elle n’est pas.

Comment a-t-on pu attendre si longtemps, même en tenant compte de la séparation des pouvoirs ?

M. Olivier SCHRAMECK : Monsieur le député, je vais essayer de vous répondre sans polémique, mais nettement et clairement : il s’agit là non pas de vertu, mais de l’application de notre Etat de droit. Et si moi, en tant que directeur de cabinet, je m’étais enquis des informations relatives à une instruction judiciaire pour réagir ou l’infléchir sur tel ou tel point, ou me mêler de la coordination des services de police et de gendarmerie sur telle ou telle enquête, j’aurais usurpé mes pouvoirs. Je me serais exposé à des sanctions pénales.

Dans le passé, sans doute, cette distinction entre l’instruction judiciaire et l’action du pouvoir exécutif n’a pas été aussi nette. Mais, peut-être, le gouvernement entend-il trancher avec certains précédents, notamment concernant la Corse.

Mme Catherine TASCA : Monsieur le directeur, vous nous avez décrit avec beaucoup de précision les procédures de travail du cabinet et les liens qui existent non seulement avec les ministres, mais également avec leur cabinet. Depuis ce que l’on appelle " l’affaire Bonnet ", avez-vous été amené à modifier ces circuits de réunion et de décision ?

Vous avez vous-même exposé la complexité de la tâche des préfets qui sont souvent présentés comme les correspondants du ministre de l’Intérieur, alors qu’ils représentent, vous l’avez bien souligné, l’ensemble des ministres, l’Etat dans leur département. Cela ne leur facilite pas la tâche et la Corse, avec son contexte particulier, rend encore plus complexe cette fonction. Le Premier ministre a-t-il été amené à envisager, en ce qui concerne la Corse, un mode de liaison particulier avec le préfet de Corse - celui d’aujourd’hui et celui de demain ? Une réflexion sur le rôle des préfets en général et du préfet en Corse en particulier est-elle menée ? A-t-on prévu de donner au préfet, notamment sur les problèmes de sécurité, des indications précises, de lui dire peut-être plus clairement à qui il doit parler, dans quel ordre, et quels sont les circuits les plus efficaces pour la République s’agissant des relations entre un préfet et l’ensemble du gouvernement ?

M. Olivier SCHRAMECK : Tout d’abord, rien n’a été changé à la façon dont sont examinées, à Matignon, les questions relatives à la Corse. Comme je vous l’ai exposé tout à l’heure, c’est au début de l’année 1999 que la réunion bimensuelle des directeurs de cabinet - qui suivait la réunion plénière - est devenue mensuelle. Tout simplement, parce que d’autres urgences gouvernementales nous requéraient. J’organise, par exemple, chaque mois une réunion qui suit les décisions du conseil de sécurité intérieure.

Aujourd’hui comme hier, une réunion consacrée à la Corse se tient le premier lundi de chaque mois, alors que la réunion consacrée au conseil de sécurité intérieure a lieu le deuxième lundi de chaque mois. Tous les autres volets de la coordination interministérielle que je vous ai décrits - depuis les notes, en passant par les réunions interministérielles et les réunions de ministres au niveau du Premier ministre - sont toujours valables aujourd’hui.

En ce qui concerne les relations entre le préfet et le gouvernement, bien sûr, les préfets ont une relation particulière avec le ministre de l’Intérieur. Pourquoi ? Parce qu’ils sont en propre responsables de la politique de sécurité intérieure, du maintien de l’ordre public. Cela, aucun autre haut fonctionnaire des services déconcentrés de l’Etat n’en est responsable. A ce titre, les préfets sont en relation directe et fréquente avec le ministre de l’Intérieur ou ses collaborateurs.

Le préfet est certes le délégué du gouvernement, mais il a tout de même une attribution sectorielle dans l’éventail des fonctions gouvernementales. Cela étant dit, lorsqu’il est chargé d’appliquer dans une circonscription - ce qui est relativement rare - une politique gouvernementale définie par le Premier ministre lui-même, il est normal qu’il soit aussi en relation directe avec Matignon. Le Premier ministre a toujours considéré que c’était l’ordre naturel des choses et qu’il importait, par-dessus tout, de ne pas établir de procédures extraordinaires de délibération ou de décision pour faire face aux problèmes particuliers de l’île. Cela pourra donc conduire le préfet Lacroix, comme cela a conduit le préfet Bonnet, à prendre des contacts directs avec le Premier ministre, son directeur de cabinet ou ses conseillers, sans faire de distinction entre le conseiller chargé des affaires intérieures et de la sécurité et d’autres conseillers sectoriels.

Bien entendu, il appartient au ministre de l’Intérieur d’assurer une présence plus proche - par des contacts, des rencontres, des déplacements plus denses - que le Premier ministre ou tel autre membre du gouvernement. C’est d’ailleurs à quoi, me semble-t-il, M. Chevènement - et en son absence, M. Queyranne - se sont attachés.

M. Yves FROMION : Monsieur le directeur, vous n’avez pas répondu à l’une de mes questions : avez-vous rendu compte au Premier ministre, d’une part, du fait que le préfet Bonnet détenait des informations, et, d’autre part, des instructions qui lui ont été données à ce sujet ?

M. Olivier SCHRAMECK : Effectivement, je n’ai pas répondu à cette question car la réponse me paraissait évidente : je ne cache rien au Premier ministre.

M. Jean-Yves CAULLET : Monsieur le directeur, nous venons d’évoquer deux sujets sur lesquels je souhaiterais connaître votre sentiment de manière un peu plus approfondie. Ils concernent la période pendant laquelle M. Queyranne a assumé les fonctions de ministre de l’Intérieur, et les liaisons qui existent entre le ministre de l’Intérieur et un préfet pour ce qui concerne l’ordre public.

Continuité de l’Etat, continuité de la politique, continuité du processus décisionnel, situation particulière de la Corse : tels sont les faits. Dans ce contexte, le fait que le ministre de l’Intérieur change dans des conditions à la fois brutales et temporaires, n’a-t-il pas pu induire un léger déséquilibre dans tous les circuits que vous avez évoqués ? Le préfet Bonnet n’a-t-il pas eu le sentiment, pendant cette période, de bénéficier de moins de soutien, de devoir faire plus par lui-même ou de devoir en référer davantage aux conseillers du Premier ministre ?

N’oublions pas non plus un rôle important du ministre de l’Intérieur, celui de proposition dans la nomination des préfets, qui peut, dans des circonstances particulières comme celle de la nomination d’un préfet de Corse, avoir un poids tout à fait particulier.

M. Olivier SCHRAMECK : Personnellement, je n’ai pas senti de changement dans le ton, le contenu de la relation que le préfet Bonnet pouvait avoir avec le Premier ministre et avec moi durant l’absence forcée de M. Chevènement. Les réunions, les échanges se déroulaient exactement de la même manière, que ce soit dans le cadre interministériel ou dans les contacts que j’ai pu avoir avec le préfet Bonnet.

En réalité, le rythme en était acquis. Assez régulièrement, souvent avant une réunion de directeurs de cabinet, parfois après, il était conduit à présenter un état de la situation de l’île. Et il le faisait de la même manière, sur le même mode, au même degré d’examen des problèmes, avant, pendant et après.

Quant à M. Queyranne, il m’a semblé qu’il s’investissait entièrement dans la tâche intérimaire qui lui était confiée par le Premier ministre - il est allé en Corse au mois d’octobre -, et je n’ai observé aucun changement. Il ne faut d’ailleurs pas exagérer la période de temps considérée. Après tout, l’accident qui a frappé M. Chevènement date du début du mois de septembre. Il n’a certes repris complètement ses fonctions qu’au début du mois de janvier, mais vous savez parfaitement qu’il avait repris contact avec ses collaborateurs nettement avant.

A propos de votre remarque sur les propositions de nomination des préfets, je préciserai tout d’abord que l’absence du ministre de l’Intérieur ne gèle pas la composition du corps préfectoral, puisqu’il revient au ministre de l’Intérieur par intérim de faire des propositions au chef du gouvernement. Ce type de débat était par ailleurs complètement extérieur - pour de multiples raisons que je n’ai pas besoin de souligner - aux relations qui pouvaient exister entre le préfet Bonnet, la place Beauvau et Matignon.

M. Christian PAUL : Monsieur le directeur, pensez-vous que l’Etat républicain est réellement armé pour affronter la situation de la Corse ? Ma question s’adresse non pas au professeur, mais à l’homme d’Etat que vous êtes.

La Corse est, depuis 25 ans, une suite presque ininterrompue pour l’Etat, de succès et de nombreuses rechutes sur le plan de l’insécurité, de l’instabilité, de la violence politique ou criminelle. Quels sont, à votre avis, les obstacles majeurs à un retour durable de l’Etat de droit en Corse ?

M. Olivier SCHRAMECK : Vous m’invitez à répondre, monsieur le député, en excluant le professeur que je ne suis plus ! Votre question est difficile ; il n’est pas simple, devant vous, de m’abstraire des fonctions qui sont les miennes aujourd’hui, comprenez-le.

Je vous dirai simplement, pour ne pas éluder totalement la question, que rien, même l’événement horrible et tragique que fut l’assassinat du préfet Erignac, ne doit conduire à désespérer de l’Etat républicain en Corse. Je pense que la fermeté dans l’affirmation des principes et le strict respect de la séparation des pouvoirs doivent, avec la durée, persuader qu’il n’y a pas de voie féconde dans les attentats contre les personnes et les biens.

Et si la politique de l’Etat républicain a pu paraître souffrir sur une longue période, et notamment sur celle que vous examinez - nous n’avons parlé que de la dernière, mais je sais que votre champ d’investigation ne se limite pas à celle-là -, c’est sans doute d’une sorte de flottement, d’une tentation du compromis qui a desservi assez durablement la crédibilité de l’action de l’Etat. Le pari républicain du Premier ministre en Corse, c’est de sortir de l’ambiguïté, d’être ferme mais jamais fermé.

M. Roger FRANZONI : En tant que Corse, je me réjouis de vos paroles, monsieur le directeur, car il s’agit de savoir non pas si l’Etat républicain est armé, mais ce que veut cet Etat républicain. Jusqu’à présent, il flotte l’Etat républicain ! On parle des " MM. Corse ", mais ils ont ruiné la Corse ! Je les ai vus à l’œuvre, je les ai vus nommer les premiers présidents, les sous-préfets, dégommer les préfets... L’Etat républicain est actuellement engagé dans une voie. S’il sait s’y tenir, il gagnera, j’en suis convaincu. Evidemment, s’il se met à flotter lui aussi, c’est perdu. La politique actuelle du gouvernement est la bonne, à condition qu’il s’y tienne.

M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Nous sommes tous convaincus de la nécessité de l’unité de la République et du fait que les Corses doivent se sentir à l’aise au sein de la République française. Dans la gestion de ce problème, considérez-vous qu’à terme la Corse doit être une région comme toutes les autres ou, dans le fond, lui reconnaissez-vous une spécificité qu’il convient de prendre en compte, ce qui implique qu’il n’y ait pas unité de traitement entre tous les départements de la République française ?

M. Olivier SCHRAMECK : Monsieur le député, en réponse à la question précédente, je me suis affranchi un moment de l’exercice de mes fonctions actuelles, parce qu’il s’agissait, en quelque sorte, de la conscience même de mes fonctions et que l’esprit dans lequel je les assure peut éclairer la façon dont elles sont menées. Mais je suis ici en tant que directeur de cabinet du Premier ministre, par conséquent je n’ai pas vocation à affirmer devant vous la politique du gouvernement ; il vous est loisible d’entendre des membres du gouvernement à cette fin.

M. le Président : Monsieur le directeur, je vous remercie.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr