Présidence de M. Raymond FORNI, Président

Le Major Guillorit et le lieutenant-colonel Bonnin sont introduits.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du Président, le Major Guillorit et le lieutenant-colonel Bonnin prêtent serment.

M. le Président : Major, nous souhaiterions, d’une part, que vous évoquiez les difficultés spécifiques à la Corse, et, d’autre part, que vous nous indiquiez comment vous et vos hommes avez vécu les événements récents dans lesquels un certain nombre des vôtres ont été mis en cause. Comment voyez-vous l’avenir ? Quelles solutions pourriez-vous suggérer ? Vous le savez, nous sommes chargés d’enquêter sur les dysfonctionnements des forces de sécurité, gendarmerie et police. Nous n’évoquerons pas vos relations avec la DNAT...

Major GUILLORIT : Nous avons toujours très bien travaillé avec la DNAT.

Les difficultés géographiques sont liées à la physionomie de la circonscription. Plusieurs brigades sont situées en montagne, les brigades de Piedicroce, Ghisoni, Prunelli, Vezzani et Moïta, éloignés de la plaine où est effectué l’essentiel du travail. La brigade d’Aléria est trinômée avec les brigades de montagne de Vezzani et de Moïta. Au nord de la circonscription, la brigade de Cervione est jumelée avec celle de Piedicroce qui est à l’extrémité nord. Les déplacements sont très longs, non seulement pour aller voir les unités, mais également pour les militaires d’astreinte. S’ils doivent réaliser plusieurs interventions au cours de la nuit, ils doivent effectuer des va-et-vient dans la plaine.

M. le Président : Avez-vous mis en place des permanences le samedi et le dimanche ou le soir comme sur le continent ?

Major GUILLORIT : Le système est exactement le même que sur le continent. Il existe des permanences de nuit de dix-neuf heures à sept heures du matin. Pour un secteur trinômé, il y a une brigade d’astreinte, au prorata des effectifs. Par exemple, l’unité de Ghisoni, qui est à effectif de dix, assure quatre astreintes par semaine, tandis que les deux autres unités, à effectif de six, n’en assurent que deux.

Lieutenant-colonel BONNIN : Les normes de fonctionnement sont exactement les mêmes que celles en vigueur sur le continent. Elles prévoient notamment un renvoi des appels à dix-neuf heures, sauf incident particulier, vers le centre opérationnel de gendarmerie (C.O.G.) situé dans les locaux du groupement de Bastia. Il a une vision globale du département pendant la nuit, il sait à quel moment telle ou telle patrouille est disponible et où elle se trouve afin de gérer les appels et d’envoyer des hommes sur les lieux d’incidents. Comme sur le continent, il est évident que lorsqu’un incident se produit à cinq cents mètres d’une brigade, on fait sortir les gens de cette brigade, même si sa sortie n’était pas programmée. Il n’existe pas de gendarmerie en état de non-fonctionnement la nuit.

Major GUILLORIT : N’oublions pas qu’à côté de l’effectif gendarmerie départementale, nous avons les renforts de gendarmerie mobile, basés à Solenzara, à effectif d’un peloton, c’est-à-dire vingt-cinq à trente hommes. Durant la saison estivale, la plupart - actuellement douze militaires - sont détachés dans les brigades côtières, c’est-à-dire Ghisonaccia, Aléria et Cervione. Ils sont utilisés pour les patrouilles de nuit et les patrouilles de surveillance de banque, le matin et l’après-midi, et des commerces, afin de lutter contre les vols à main armée. A cette mission devenue régulière depuis plusieurs années s’ajoutent des missions ponctuelles de renfort de police de la route de jour ou de nuit, notamment pour les contrôles de vitesse et d’alcoolémie.

Les conditions géographiques entraînent de longs délais d’intervention. La nuit, les patrouilles communiquent au centre opérationnel de gendarmerie leur emplacement approximatif afin de pouvoir mobiliser la patrouille la plus proche d’un événement.

M. le Président : Combien de temps faut-il pour venir du fin fond de la brigade la plus éloignée ?

Major GUILLORIT : Pour intervenir entre Aléria et Cervione, la brigade de Piedicroce met trois quarts d’heure. Sur la carte, cela ne semble pas très éloigné mais la route est une des plus difficiles. Si une patrouille de gendarmerie mobile ou la brigade d’Aléria se trouve dans le secteur, le COG l’envoie systématiquement.

Lieutenant-colonel BONNIN : C’est la raison pour laquelle j’insistais ce matin sur la nécessité de l’adaptation permanente de notre dispositif. Il est flagrant que des brigades à effectifs réduits ne doivent plus vivre là où elles vivent et que leurs effectifs doivent être redistribués là où l’on en a besoin, notamment sur la façade littorale.

Major GUILLORIT : La deuxième grande difficulté est la mentalité de la population locale. Je veux parler de la fameuse loi du silence. Dans leurs enquêtes, les gendarmes ont de grandes difficultés à avoir des contacts francs, à obtenir des renseignements. Les gens ont vu, savent mais ne veulent pas parler par peur de représailles, de menaces.

J’espère que dans l’avenir, avec l’arrivée de nouvelles générations, cette mentalité évoluera, mais la famille corse est bien ancrée, les traditions se transmettent de génération en génération. C’est un obstacle important.

M. le Rapporteur : Plus particulièrement ici ?

Major GUILLORIT : Les contacts que nous avons avec nos collègues des autres compagnies et des groupements du sud montrent qu’il en est de même ailleurs. C’est peut-être un peu plus marqué chez nous car notre territoire comprend la région du Fiumorbo, berceau du nationalisme où les relations avec la populations sont assez distantes. La brigade de Prunelli, située au cœur de cette région, parvient à obtenir des contacts avec certaines figures locales du nationalisme mais c’est très restreint. Chacun se méfie de l’autre. Cela ne peut pas durer ainsi.

M. le Président : Quand vous parlez de figures du nationalisme, on a l’impression que ce sont des milliers de personnes. Or cela représente des effectifs relativement limités. Les nationalistes, au sens strict du terme, sont peu nombreux. L’immense majorité de la population en est détachée.

Major GUILLORIT : Ce n’est heureusement pas la majorité, mais la peur existe chez un très grand nombre. Le renseignement que nous devons obtenir de la population dite saine, avec laquelle nous avons ou nous pourrions avoir des contacts se heurte à une barrière restée pour cette raison jusqu’à présent infranchissable. Les gendarmes me rapportent que les nationalistes sont peu nombreux mais que la population saine a peur de cette minorité. Je ne dis pas qu’il font régner la terreur mais l’on n’en est peut-être pas loin car on ne nous dit pas tout. A Prunelli, on vous dira la même chose.

M. le Président : Depuis quand êtes-vous ici ?

Major GUILLORIT : Depuis deux ans.

M. le Président : Vous n’avez donc pas connu la période 1995-1996 qui a été marqué par de nombreux règlements de compte entre nationalistes. Y en a-t-il eu ici ?

Major GUILLORIT : J’en ai entendu parler. Nous n’avons pas connu d’assassinats dans les dernières années mais je crois savoir qu’il s’en est commis il y a cinq à dix ans. Chez nous, les règlements de compte, c’est l’attentat à la dynamite. Il y a l’attentat nationaliste par idéologie, l’attentat à motivation commerciale, l’attentat à motivation familiale, que l’on ne trouve pas sur le continent où les différends se règlent à coups de poing. Ici, ce n’est pas le cas. C’est peut-être un peu plus lâche. On dépose un bidon de nitrafioul. A mon arrivée, j’ai été très surpris de constater que le moindre incident prend des proportions phénoménales et se règle de cette manière-là.

M. le Président : Qu’en est-il de l’identification des auteurs ?

Major GUILLORIT : Quand on interroge les victimes, elles ne savent rien. Nous ne sommes pas dupes. Elles savent très bien que si elles parlaient, elles auraient de gros problèmes. Nous l’avons encore constaté lundi matin avec un attentat contre deux camions de travaux publics à Prunelli. La victime en est au vingtième depuis dix ans. Ce patron nous a déclaré n’avoir jamais été menacé et ne pas savoir d’où cela venait. C’est prendre les gendarmes pour des imbéciles, mais nous n’allons pas le placer en garde à vue pendant vingt-quatre heures pour lui faire dire la vérité. Nous sommes bien obligés de nous contenter de ce qu’il nous dit.

Dans un lotissement voisin de la brigade vit une famille que l’on pense honorable qui faisait construire deux petites maisons jumelées destinées à la location. L’explosion d’une bouteille de gaz dans le vide sanitaire a détruit la salle de bain et soufflé les parpaings de la fondation. Ils nous ont fait la même réponse : " On ne sait pas pourquoi, nous n’avons jamais reçu de menaces, c’est inexplicable ". Le bâtiment est resté en l’état. A la sortie de Ghisonaccia il y a également différents projets de construction qui ont été plastiqués. C’est resté en l’état ! Une autre maison en construction est abandonnée depuis vingt ans parce que le promoteur s’est enfui avec les sommes qu’il avait commencé d’encaisser.

Telles sont les difficultés que l’on rencontre avec cette mentalité spécifique à la Corse. Après vingt-sept ans de carrière, je n’avais jamais rencontré cela ! On me dit que je dois m’y faire. J’ai beaucoup de mal. Ce comportement est en partie lié à nos résultats. En matière d’attentats et de vols à main armée, les résultats sont très faibles.

M. Bernard DEROSIER : Ces attentats ne relèvent pas du terrorisme mais du droit commun ?

Major GUILLORIT : Bien entendu. Nous savons très bien que cela n’a rien à voir avec le nationalisme. C’est purement commercial.

M. le Président : Quelle autorité de justice est généralement saisie de ces affaires ?

Major GUILLORIT : Le parquet de Bastia.

M. le Président : Pas la 14ème section ?

Major GUILLORIT : Non. Nous faisons la différence entre le terrorisme nationaliste et le droit commun.

M. le Président : Revenons-en aux effectifs, sans trop y insister.

Major GUILLORIT : Nous avons deux unités de montagne à quatre, c’est-à-dire quasiment des unités fantômes, qui travaillent à deux, voire un, par jour. On est même obligé de fermer la brigade une fois par semaine pour que les hommes puissent prendre leurs deux jours de repos. Il s’agit des brigades de Ghisoni et de Moïta, situées dans des secteurs quasi désertiques où seuls des vieux subsistent dans les villages. Le GR 20 passe par la circonscription de la brigade de Ghisoni, ce qui lui donne un peu plus de travail en période estivale. Elle est aussi concernée par la station de sports d’hiver de Ghisoni 2000, vingt-cinq kilomètres au-dessus de Ghisoni, mais celle-ci ne fonctionne pas à cause du manque d’infrastructures et d’une très mauvaise route qui interdit pratiquement l’accès en cas d’enneigement.

M. Roger FRANZONI : Pourquoi ne pas les supprimer ?

Major GUILLORIT : Ce sont en effet deux brigades fantômes qui ne servent à rien.

Lieutenant-colonel BONNIN : Les dossiers sont prêts. Je suis fermement décidé à proposer leur dissolution.

Major GUILLORIT : La brigade de Moïta assure une fois par semaine les astreintes de nuit du secteur d’Aléria. Cela mobilise au maximum trois militaires.

M. Roger FRANZONI : Il vaudrait mieux étoffer les autres.

Major GUILLORIT : Tout à fait. Nous avons, en quelque sorte, isolé la brigade de Ghisoni. Elle ne reste compétente la nuit que sur son secteur avec l’aide de la brigade d’astreinte du secteur de Ghisonaccia ou de Prunelli.

M. le Président : Il n’y a pas de village ?

Major GUILLORIT : Si, un village de cent cinquante habitants. Autour, il y a seulement trois villages de soixante âmes.

M. le Rapporteur : Il ne se passe rien ?

Major GUILLORIT : Pas grand chose.

Lieutenant-colonel BONNIN : On est toujours un peu partagé : ne se passe-t-il rien parce que nous sommes présents ? Ne va-t-il pas se produire quelque chose de grave dès lors que nous aurons fermé les portes ?

Major GUILLORIT : Ghisoni est une brigade de montagne relativement bien équipée capable de participer à des recherches avec la PGHM. Les militaires ont une qualification de montagne. L’été, il y a quelques incendies. Nous avons connu quelques attentats contre des engins agricoles et de travaux publics, ce qui est banal. Ici, toutes les entreprises de travaux publics ont été visées. Elles ont toutes subi les mêmes déboires que les engins de Corse-Travaux, lundi. Il y a certainement un problème au sein des entreprises.

Nous avons aussi les effectifs de gendarmerie mobile, ce qui est pour nous un avantage. Heureusement car sinon, par moments, je ne sais pas comment nous ferions.

M. le Président : Ce sont tout de même des gens qui viennent et qui partent, qui ne connaissent pas le terrain. Sont-ils vraiment utiles ?

Major GUILLORIT : Ils sont utiles parce qu’ils renforcent les unités dans leur service quotidien.

M. le Président : Il faut toujours des gens du cru ?

Major GUILLORIT : Obligatoirement. A titre exceptionnel, les GM peuvent très bien faire des surveillances de magasins. Ils le font même mieux que les GD, car ils sont habitués à observer et à garder. Ils ont une formation que n’ont pas eue certains GD. Ils sont donc plus aptes à effectuer des surveillances de banques, de commerces. Cela soulage les unités de terrain des brigades territoriales qui peuvent ainsi poursuivre les enquêtes judiciaires, faire de la surveillance générale, du renseignement, etc. Les GM ne font pas de renseignement, bien que l’on puisse en obtenir à tout moment, au cours de tous les services. Je dis souvent à mes hommes qu’ils peuvent faire du renseignement en verbalisant un automobiliste qui n’a pas bouclé sa ceinture. Ce n’est pas parce que l’on a verbalisé quelqu’un que l’on ne peut pas discuter avec lui.

Lieutenant-colonel BONNIN : Les escadrons de gendarmes mobiles auront de plus en plus tendance à travailler avec la gendarmerie départementale. Le nouveau concept d’emploi des forces mobiles tend à fidéliser à la fois les CRS et les escadrons de gendarmerie mobiles dans certaines circonscriptions péri-urbaines sensibles pour la sécurisation. Nous recevons des gendarmes mobiles de mieux en mieux formés au travail de la gendarmerie départementale. C’est l’aboutissement normal de la carrière d’un gendarme mobile qui est très restreinte et qui, au bout de huit à neuf ans, se poursuit en gendarmerie départementale.

Major GUILLORIT : La gendarmerie mobile amène non seulement un surplus d’effectifs mais encore assure une certaine sécurité durant le service. Sur le terrain, les gendarmes départementaux ne pensent pas à leur sécurité. Les gendarmes mobiles sont également en charge d’assurer la sécurité au moment des contrôles.

M. Bernard DEFLESSELLES : Comment est assurée la coordination entre la gendarmerie départementale et la gendarmerie mobile au niveau de la légion ?

Lieutenant-colonel BONNIN : Un officier supérieur de la gendarmerie mobile est responsable de tous les escadrons de gendarmerie mobile. Il est également responsable pour la Corse-du-Sud. Il est placé directement sous l’autorité du commandant de légion, le colonel Rémy.

M. Bernard DEFLESSELLES : Vous pouvez ainsi obtenir un renfort immédiat sur un simple coup de fil ?

Lieutenant-colonel BONNIN : Dans la mesure de la disponibilité. Je vous rappelle ce que j’ai dit ce matin au sujet des réquisitions. Si la compagnie de Ghisonaccia est un peu préservée, en revanche, les réquisitions imposées par l’autorité préfectorale obèrent énormément la disponibilité pour les trois autres compagnies du département.

Major GUILLORIT : J’ajoute que pendant la saison estivale, les gendarmes mobiles ne sont pas détachés dans les unités, ce qui entraîne pour les commandants de brigade des difficultés dans l’organisation de leurs services. Les gendarmes mobiles ont ici pour mission prioritaire le maintien de l’ordre. Il est désagréable de préparer des services dans les unités et d’apprendre la veille pour le lendemain que les gendarmes mobiles iront faire du maintien de l’ordre à Ajaccio ou à Bastia. Les commandants d’unités souhaitent avoir, comme sur le continent, des gendarmes mobiles auxquels personne d’autre ne puisse faire appel. Lorsque j’étais affecté dans des brigades côtières sur le continent, nous étions sûrs de les avoir du 1er juillet au 31 août. Ici, en juillet et en août, on nous les a constamment pris, de sorte que des unités se retrouvaient à deux ou trois gendarmes départementaux.

La saison touristique est éprouvante. La population de la circonscription de la compagnie passe de 22 000 à 48 000, ce qui représente un accroissement de travail considérable. Les délinquants ne viennent pas seulement pour le soleil, mais aussi pour se livrer à leur activité.

M. le Président : Avez-vous le sentiment que la mission traditionnellement confiée aux gendarmes, ici comme ailleurs, puisse être accomplie sans difficulté particulière ? Les différentes orientations politiques données par le pouvoir central pour la Corse ont-elles rendu les choses difficiles pour le service de la gendarmerie ?

Major GUILLORIT : Depuis que je suis là, j’ai connu beaucoup d’attentats. En 1997, il y en a eu quarante-cinq sur le territoire du ressort de ma compagnie. Songez dans quel état d’esprit les gendarmes travaillaient !

M. Bernard DEROSIER : Le siège où nous sommes n’a pas été l’objet d’attentats ?

Major GUILLORIT : Si, très récemment, ce qui a entraîné des perturbations psychologiques dans les milieux familiaux de la caserne. Il y a quelques mois, j’ai adressé un bilan complet au procureur de la République qui me l’avait demandé. Aux attentats que nous avons subis ici, s’ajoutaient les manifestations, les attentats dans le centre-ville. Quand ça saute à Ghisonaccia, à sept cents mètres, la nuit, vous sursautez dans votre lit et vous sentez les vitres trembler. C’est arrivé à de très nombreuses reprises, quarante-cinq fois en 1997, l’année dernière, vingt-cinq à trente fois.

M. le Président : Le nombre des attentats est considérable mais sans élucidation, il n’y a pas de raison que cela s’arrête.

Major GUILLORIT : Nous en sommes conscients.

M. le Président : Si vous n’obtenez pas un seul résultat, il n’y pas de raison que, nationalistes ou pas - puisque je crois comprendre que l’on utilise l’attentat comme un moyen de défoulement - ils cessent.

M. le Rapporteur : Est-ce que vous les décryptez à défaut de preuve ?

Major GUILLORIT : La plupart des attentats purement nationalistes sont revendiqués. Or très peu le sont.

M. le Président : Malgré toutes les difficultés, je n’arrive pas à comprendre que sur l’une ou l’autre de ces actions " terroristes ", on n’arrive pas à obtenir un résultat qui permettrait de désamorcer le reste. Tout l’environnement, c’est-à-dire une certaine connivence ou compréhension, y compris du pouvoir central, ne vous conduit-il pas à considérer que ce n’est pas tellement le domaine des forces de sécurité ?

Major GUILLORIT : Pour un gendarme dans une unité du continent, un attentat est une catastrophe. En arrivant ici, j’ai considéré que c’était pareil. J’avais tort. Cela s’est banalisé, non du point de vue du gendarme mais du point de vue des habitants. Pour eux, un attentat, ce n’est rien. A tel point qu’après que les deux camions eurent sauté lundi à une heure et demi du matin, à proximité d’habitations, personne ne nous a appelé. Ce sont les ouvriers qui, en venant prendre leur service à sept heures et demie, se sont aperçus que leurs camions avaient sauté.

M. le Président : Les dégâts matériels provoqués par des attentats donnent-ils lieu à un dédommagement par les assurances ?

Lieutenant-colonel BONNIN : Cela a fait l’objet de débats médiatiques, il y a quelques mois. Des assurances couvrent ce genre de dommages. Un fonds particulier a été créé en Corse à cet effet. Il était question que cette disposition ne soit pas reconduite à l’échéance du 31 décembre 1999 mais compte tenu de l’émotion provoquée, elle a été prorogée un an.

Je ne voudrais pas que vous croyiez que nous banalisons l’événement. A chaque fois qu’est commis un attentat, toutes les unités de recherches concernées sont avisées. Les actes de police technique et scientifique sont réalisés avec le plus grand soin. La section de recherche, qui n’est pas sous mes ordres mais sous ceux du commandant de légion, est informée.

M. le Président : Si je vous interroge sur les assurances, c’est aussi parce que cela participe au climat. Si vous êtes de toute façon remboursé, tout cela n’a pas beaucoup d’importance.

M. Didier QUENTIN : Capitaine, avez-vous eu connaissance d’un attentat qui aurait donné lieu à des arrestations, à une action en justice et à une condamnation exemplaire afin de donner un coup d’arrêt à cette banalisation ?

Major GUILLORIT : L’année dernière, un individu qui habitait Ghisonaccia a été arrêté grâce au témoignage de patrouilles de gendarmerie qui venaient de prendre un service de contrôle sur la RN 198, au sud de Bastia. A l’époque, nous avions mis en place des dispositifs de surveillance de nuit dans le centre de Ghisonaccia. Cette nuit-là, des gendarmes du PSIG de Borgo ont vu un véhicule dont la présence leur a paru bizarre et ils ont relevé son numéro. Quelques minutes plus tard, une explosion s’est produite. Quand les hommes en planque ici ont vu une voiture arriver à deux heures du matin dans le centre ville, ils ont également relevé son numéro. Le rapprochement des renseignements a permis d’identifier et d’appréhender l’individu. Il n’a jamais reconnu les faits mais on était persuadé qu’il avait déposé la dynamite. Il a néanmoins été emprisonné quelque temps.

M. le Président : C’est l’effet du hasard.

Major GUILLORIT : Nous l’avons provoqué.

Lieutenant-colonel BONNIN : C’est un exemple de travail sur le terrain qui a permis de recueillir des éléments.

Major GUILLORIT : L’individu a pu être identifié grâce aux éléments rapportés par des gendarmes et non pas par la population civile. Je suis persuadé que celui qui a entendu l’explosion n’a pas téléphoné aux gendarmes.

M. le Président : Chacun sait que les gendarmes sont des gens très bien informés. Ils disposent de relais qui leur permettent d’obtenir des éléments sur tout le monde. Avez-vous le sentiment qu’il y ait ici le début d’une amorce d’une action de renseignement véritable ?

Major GUILLORIT : Les gendarmes qui arrivent ici ont une bonne expérience de la gendarmerie sur le continent qu’ils doivent mettre au service de la gendarmerie en Corse. Mais ils se heurtent à la barrière entre le renseignement et la délation. Si quelqu’un croit pouvoir faire la différence, il ne donnera pas le renseignement de nature à permettre d’aboutir à la solution d’une affaire. Il craindra de fournir un renseignement tellement précis qu’il conduise à dénoncer son voisin.

M. Bernard DEROSIER : Dans le cas précédent de l’individu repéré par les services de gendarmerie, avez-vous eu le sentiment que des problèmes de procédure aient été mis en avant ? Y a-t-il eu action conjuguée des avocats ?

Major GUILLORIT : Nous intervenons dans le cadre de l’enquête judiciaire mais pas dans la phase suivante. Nous ne pouvons intervenir dans la décision du procureur ou du juge d’instruction.

M. le Président : Si vous arrêtez un coquin qui est relâché trois jours après ?

Major GUILLORIT : Mettez-vous à la place du gendarme qui a travaillé pendant quarante-huit heures sans dormir sur une garde à vue et qui voit l’individu sortir trois jours après : il risque de baisser les bras.

M. Didier QUENTIN : La presse se fait-elle l’écho de ce genre d’arrestations ? Si Corse Matin annonce l’arrestation de quelqu’un, puis sa libération trois jours après, cela ne peut que renforcer le sentiment d’impunité.

Major GUILLORIT : Je n’en connais pas d’exemple, ici. L’individu qui avait été repéré par les gendarmes a tout de même purgé plusieurs mois de prison.

M. Bernard DEROSIER : Sous quel prétexte ?

Major GUILLORIT : A titre préventif. Pour les besoins de l’enquête, le juge d’instruction est en droit de maintenir provisoirement un suspect en prison.

M. le Président : Il n’a donc pas encore été jugé ?

Major GUILLORIT : Pas encore. La phase d’instruction n’est pas terminée.

M. Bernard DEROSIER : S’il est acquitté, il faudra l’indemniser !

Major GUILLORIT : De toute façon, l’aveu n’est pas une preuve absolue. A défaut de preuve matérielle, l’avocat a la part belle. Nous cherchons donc la preuve matérielle. Comme le disait le lieutenant-colonel, nous mettons tout en œuvre sur le terrain avec les techniciens d’investigations criminelle de la brigade de recherche. Dans l’affaire des camions, ceux de la SR sont venus spécialement ici lundi matin. Nous essayons de nous donner les moyens de trouver des preuves matérielles. Dans les attentats, il est difficile d’en trouver parce que les explosions font tout disparaître.

M. le Rapporteur : Les cibles ne sont tout de même pas si nombreuses ?

Major GUILLORIT : Si, elles sont nombreuses. Cela peut être n’importe qui : aujourd’hui un transporteur, demain un boulanger, après-demain un particulier, le percepteur, le médecin, n’importe qui ! Le 31 mars dernier, nous avons été mitraillés à 13 heures par deux individus, dont l’un tirait au fusil et l’autre lançait une charge d’explosif.

M. le Président : 13 heures ! Cagoulés ?

Major GUILLORIT : Ils sont toujours cagoulés, même la nuit pour déposer des explosifs.

M. Bernard DEROSIER : Comment s’enfuient-ils ?

Major GUILLORIT : Soit à moto, soit à bord d’un véhicule, volé dans la plupart des cas.

Ici, cela a duré de vingt à trente secondes. Il y a eu une trentaine d’impacts. Des balles ont traversé les montants de fenêtres blindées. Des vitres de 52 millimètres d’épaisseur étaient presque traversées. Ils utilisent du 300 mm Magnum, du gros calibre de chasse.

M. le Président : Quel est votre état d’esprit après l’affaire des paillotes ?

Major GUILLORIT : Nous avons d’abord été très surpris. Nous ne voulions pas y croire. Quand on nous a annoncé que des officiers de gendarmerie étaient impliqués dans une telle affaire, notre première réaction a été l’incrédulité. Puis nous avons dû nous rendre à l’évidence. Nous avons ressenti du découragement, puis une certaine honte vis-à-vis de la population locale. Des gens intelligents ont compris que tout le monde pouvait déraper, même des gendarmes. Il y a aussi des imbéciles, avec lesquels nous avons des problèmes. Cela a duré un certain temps, cela s’est estompé et nous avons vite repris le dessus. Nous n’allions certainement pas rester abattus éternellement. Nous avons montré que ces événements n’allaient pas nous empêcher de reprendre les rênes. Cela s’est donc relativement bien terminé.

M. le Président : Si on vous proposait une affectation sur le continent, partiriez-vous ?

Major GUILLORIT : Non, je resterais. J’ai encore trois ans à faire et je resterai. Je veux voir comment cela se passe en Corse. Je suis donc décidé à rester, à moins que l’on ne me chasse.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr