Présidence de M. Jean-Yves GATEAUD, Secrétaire

M. Émile Zuccarelli est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du Président, M. Émile Zuccarelli prête serment.

M. le Président : Monsieur le ministre, si nous vous avons demandé de venir aujourd’hui devant notre commission, ce n’est pas au titre de vos fonctions de ministre de la fonction publique, mais en raison de vos racines corses et du rôle que vous avez joué en tant que maire de Bastia, fonction que vous avez quittée en 1997, et de conseiller de l’assemblée territoriale de Corse depuis de nombreuses années.

Nous souhaitons recueillir votre point de vue sur le fonctionnement des forces de sécurité en Corse et sur les moyens d’assurer la coordination des services concernés au niveau local et national.

M. Émile ZUCCARELLI : Monsieur le président, vous avez bien voulu indiquer en exergue que ce n’était pas tant en raison de mes fonctions au sein du Gouvernement que j’étais appelé à être entendu par votre commission, qu’en raison des connaissances que je puis avoir de la Corse à travers les différentes fonctions que j’y ai exercées et qu’à certains égards j’y exerce encore !

Au risque de m’écarter un peu de l’objet de votre commission, je voudrais dire quelques mots sur l’histoire de la Corse durant ce dernier quart de siècle. Je crois que les événements qui retiennent votre attention seraient en effet illisibles si on ne les replaçait pas dans le contexte général. Cette histoire de la Corse a été, entre autres facteurs, marquée par la " compréhension " - je mets le mot entre guillemets - généralement consentie à des gestes de caractère criminel, en raison de leur caractère politique originel et supposé. Cette lecture est en fait celle d’une frange importante de l’opinion nationale qui recoupe l’intelligentsia et la presse, sensibles par effet de mode, dès la fin des années soixante ou le début des années soixante-dix au romantisme dont pouvaient s’affubler les nationalistes à travers les thèmes du retour au pays, de l’enracinement et de la défense de l’environnement. Ces thèmes ont été très intelligemment utilisés par des mouvements qui, en définitive, recouraient à des actions de caractère terroriste, le tout baignant dans le halo exotique qui nimbe généralement la Corse. J’aurai l’occasion d’y revenir pour le déplorer !

Il faut rappeler, et votre commission est je crois un lieu tout à fait idoine pour ce faire, qu’il est insane de qualifier de crapuleux le crime commis pour s’approprier un bien - fût-ce un quignon de pain - et de qualifier de politique, avec tout le présupposé d’indulgence qui s’y attache, le crime visant à imposer à autrui par la violence et contre la démocratie ses idées et ses conceptions. Dans ce contexte, parce qu’il fallait en définitive faire preuve d’une certaine logique et ne pas paraître préconiser pour la Corse ce qui aurait été indésirable ou dangereux dans le reste du pays, on a dû planter un décor marqué par la spécificité de la Corse. On connaît la litanie et l’énumération de tous les discours allant dans ce sens depuis Prosper Mérimée jusqu’aux publicités touristiques que faisait récemment la Corse elle-même - j’ai encore en tête les affiches qui tapissaient les murs du métro qui parlaient de " la Corse, la plus proche des îles lointaines " ; il faut reconnaître que nous sommes parfois pris à notre propre piège ! - en passant par la description inépuisable de structures politiques totalement atypiques et, bien sûr, systématiquement fautives ou corrompues. La conséquence ne pouvait en être que la suivante : en attendant qu’éventuellement la Corse ne se donne ou reçoive des lois spécifiques, il fallait y appliquer la loi " avec circonspection " pour reprendre le propos fameux de M. Couturier, ancien procureur général près la cour d’appel de Bastia. Cela revient à dire qu’on ne comptait pas l’appliquer du tout dans quelque domaine que ce soit.

Parallèlement, s’est développée ce que j’appellerai " la course aux statuts " où la volonté saine de décentralisation se conjuguait avec l’envoi de signaux supposés propres à calmer les violents. J’ai regretté, si attaché que je sois à la décentralisation et à la démarche de Gaston Deferre, que l’on ait posé en préalable la nécessité pour la Corse de jouir d’un statut particulier, au lieu d’élaborer, en bonne logique, un statut général des régions et de voir en quoi il convenait de l’adapter à la Corse du fait de son insularité. Dans notre démarche nationale, nous avons souvent pensé que la Corse était tout à fait indiquée pour jouer le rôle de cobaye. A cet égard, on parle parfois de la Corse comme laboratoire, mais je pense, pour ma part, que le sort des cobayes de laboratoire est le plus souvent tragique ou en tout cas peu enviable et je n’ai jamais considéré qu’il appartenait aux plus faibles, puisque la Corse est supposée être faible dans son économie et ses structures sociales, d’essuyer les plâtres.

Au statut Deferre, a succédé le statut Joxe dont l’article premier, qui a été censuré par le Conseil constitutionnel, posait un grave problème au regard de l’unité républicaine. Il confère à la collectivité territoriale de Corse des compétences très significatives qu’il importe d’exercer avant même d’en réclamer d’autres, sans savoir d’ailleurs lesquelles. Si, un jour, un transfert de compétences précis s’avérait nécessaire au développement de la Corse, il serait alors temps de l’envisager.

La spéculation institutionnelle est un point très important et, encore une fois, il n’est pas sans lien avec notre propos d’aujourd’hui. Cette spéculation institutionnelle joue encore pour de nombreux commentateurs un véritable rôle de drogue ou de placebo : chaque accident de parcours voit resurgir ce débat récurrent et stérile, dans la presse ou à travers un certain nombre de leaders d’opinion. On l’a vu encore récemment et je crois qu’il serait temps d’arrêter ce jeu-là !

L’instrumentalisation du statut en arme institutionnelle a pu jouer de manière choquante et néfaste lorsqu’elle a servi de support dans le dialogue que certains gouvernements nouaient avec des organisations clandestines et terroristes. On ne peut que redire ici le caractère choquant, voire scandaleux, de cette qualité d’interlocuteur conférée à des personnes n’ayant d’autre légitimité que celle qu’elles tiraient d’actes criminels et de la crainte qu’elles inspiraient. Au passage, je dis que cette démarche tout à fait perverse ne pouvait qu’aboutir, en janvier 1996, à la lamentable mascarade de Tralonca.

On n’a pas assez dit, en revanche, les effets dévastateurs que de telles démarches avaient sur la population. Cette dernière, déstabilisée dans l’image qu’elle pouvait avoir de la République, pouvait en effet penser qu’elle allait passer, si j’ose dire " sur tapis vert ", sous un pouvoir violent et mafieux. Dans ces conditions, la boucle devait nécessairement se refermer sur cette descente aux enfers que nous connaissons depuis de longues années où la population corse, laissée sans protection légale face à la violence, à la menace, aux destructions, déstabilisée dans sa lecture de l’avenir, abreuvée de clichés sur ce qu’elle est censée être et vouloir, finit par ressembler à l’image convenue qu’on lui renvoie en permanence. Pour boucler complètement la boucle, on constate évidemment, comme par confirmation de ce diagnostic archifaux, l’incapacité chronique de la Corse à réussir dans les différents projets de développement que l’on a pu élaborer pour elle. Comme s’il était envisageable de réussir un quelconque projet de développement dans une île où, pour 250 000 habitants, soit l’équivalent de la population du XVème arrondissement, il y a eu au cours des dix dernières années 250 assassinats et, selon les années, entre 300 et 500 attentats par an ! Je voudrais bien que l’on essaie de voir si, dans de telles conditions, un quelconque projet de développement réussirait ailleurs. La boucle se referme parce que ces conditions provoquent dans la population une montée des comportements délictueux, inciviques et indisciplinés qui vont des stationnements interdits à un paiement insuffisant ou, en tout cas, moins ponctuel des impôts. Ces comportements donnent ensuite à penser que la population corse est vraiment très spéciale.

Je vais terminer ce propos liminaire, mais il faut dire clairement que la seule façon de rompre le cercle vicieux était de changer de politique et d’appliquer la seule politique que l’on n’avait jamais essayée depuis vingt-cinq ans, l’application de la loi. Je l’ai toujours réclamée en demandant qu’elle soit tranquille, sereine, mais ferme et continue dans tous les domaines. C’est ce qui fondait la déclaration de politique générale du Premier ministre du 19 juin 1997 qui tenait en trois points et où l’on ne parlait pas de réformes institutionnelles : appliquer la loi comme ailleurs sur le territoire de la République ; aider au développement économique, en particulier à travers les contrats de plan ; soutenir la promotion de l’identité culturelle et de la langue. Cette politique, quoi qu’il ait pu arriver depuis, doit être impérativement poursuivie. C’est la seule perspective valable pour la Corse !

Je dois à l’honnêteté de dire que, dans les mois qui ont suivi l’affaire de Tralonca qui marquait le point d’orgue de la démarche de négociation, à mon avis aventurée et faussée, M. Alain Juppé avait commencé à prendre conscience de l’erreur dans laquelle le Gouvernement et la France étaient en train de s’enfoncer. Il avait commencé à donner quelques signes de redressement de la méthode et à parler d’application de la loi et non plus de " dialogue avec tout le monde ", dont on sait bien ce qu’il voulait dire...

M. Alain Juppé n’a pas pu aller très au-delà des intentions, le calendrier ayant été ce qu’il a été, mais le nouveau Gouvernement, dès juin 1997, a mis en œuvre la politique annoncée. Celle-ci a connu une montée en régime sous le préfet Erignac, puis a été renforcée après sa disparition. Même si le climat fortement émotionnel et certains événements ont pu nuire à la sérénité de l’application de la loi, la perspective doit rester la même, j’y insiste, et je souhaiterais que ce message retienne votre attention. La proclamation d’une volonté doit maintenant faire place à l’application de la loi, puisque nous ne sommes plus au stade de la transition.

La discussion des contrats de plan est en cours et en ce qui concerne la promotion de la culture et de la langue - nous connaissons évidemment les péripéties récentes touchant à la non-ratification de la charte des langues régionales, mais je crois qu’il ne faut pas nous arrêter à cette controverse - il y a place, en France, pour une politique dynamique des langues régionales : tout le monde a d’ailleurs observé que les trente-neuf mesures auxquelles la France était prête à souscrire ne heurtaient pas la jurisprudence du Conseil constitutionnel, mais que c’était l’exposé des motifs de la charte qui pouvait poser problème. Si avec la France entière, avec toute la Nation, loin des proclamations excessives et à mon avis injustes et inadaptées, du style " si les Corses veulent nous quitter, nous ne les retenons pas ! ", nous mettons en place cette politique, je crois qu’il y a lieu d’être confiant dans l’avenir de la Corse au sein de la République

M. le Président : Merci pour la précision de cet exposé liminaire : ceux qui vous ont déjà entendu par le passé reconnaîtront là la clarté de vos propos. Dans cette description que vous faites et qui porte sur une période assez longue, on s’aperçoit que pratiquement tous les gouvernements sont concernés ! J’aimerais néanmoins obtenir une précision parce que vous lancez une accusation extrêmement dure en prétendant que la population corse a été laissée sans protection par rapport à l’état de violence. Comment l’entendez-vous et comment pourriez-vous préciser vos propos à quelqu’un qui ne connaît pas la Corse et qui ne vit pas cette situation comme vous le faites vous-même en tant qu’élu local ? C’est dur de dire cela sur le territoire de la République !

M. Émile ZUCCARELLI : C’est une donnée d’évidence.

M. Roger FRANZONI : C’est exact !

M. Émile ZUCCARELLI : Je ne veux pointer du doigt aucun des gouvernements...

M. Roger FRANZONI : Ils sont tous responsables !

M. Émile ZUCCARELLI : ... même si le Gouvernement qui a mené le dialogue que je viens d’évoquer jusqu’à l’affaire de Tralonca doit évidemment assumer les choix qu’il a faits à cette époque.

Néanmoins, le traitement bienveillant et la circonspection dans les poursuites de la délinquance et de la criminalité partant d’intentions à caractère politique remontent certainement plus à vingt ans, qu’à cinq ou dix ans. Or, il est tout de même significatif qu’au cours de cette période où environ 10 000 attentats et des centaines de crimes ont été commis, il n’y a eu élucidation d’aucun crime et d’aucun assassinat, à une ou deux exceptions près.

C’est une réalité et le procureur Couturier disait : " il faut être extrêmement circonspect parce que, peut-être, dans certains cas, au bout de votre enquête sur une affaire de caractère criminel, crapuleux, une affaire de trafic, de racket ou de meurtre, vous risquez de trouver quelqu’un appartenant de manière notoire à une organisation nationaliste clandestine ou légale ! ". Il s’agit tout de même d’une démarche perverse. Or, cette circonspection a été alimentée au fil des années. On a vu, en effet, des gouvernements - j’ai toujours l’air de retomber sur le même - recevoir dans les palais nationaux des gens appartenant notoirement à des organisations terroristes, justifiant et glorifiant la violence, l’assassinat et l’attentat politique, et qui venaient ensuite discourir sur le trottoir devant les caméras de télévision en disant : " Nous avons eu avec le ministre un entretien très franc et très productif ! ".

M. le Rapporteur : Vous avez des exemples précis en tête ?

M. Émile ZUCCARELLI : Oui, j’ai vu M. François Santoni être reçu et discourir sur le trottoir de la place Beauvau...

M. le Rapporteur : A quelle période ?

M. Émile ZUCCARELLI : C’était durant la période 95-96, je n’ai plus les dates précises en tête.

M. le Rapporteur : C’était au journal télévisé ?

M. Émile ZUCCARELLI : Absolument, au journal de vingt heures !

M. Franck DHERSIN : Vous avez vu M. Santoni, place Beauvau ? Il serait intéressant d’avoir les films.

M. Émile ZUCCARELLI : Attendez, j’ai l’air de faire une révélation... Serais-je le premier de vos interlocuteurs à vous dire cela ?

M. le Rapporteur : Bien sûr que non !

M. Yves FROMION : C’était une confirmation...

M. Émile ZUCCARELLI : C’est plus qu’une confirmation.

M. le Rapporteur : Ce n’est pas ce qu’a dit M. Jean-Louis Debré.

M. Émile ZUCCARELLI : Naturellement ! Maintenant M. Santoni était-il devant l’entrée du ministère après être arrivé par une rue adjacente ? Je n’ai pas poussé les vérifications jusque là, mais il était sur le trottoir de la place Beauvau et disait avoir eu un entretien très franc.

Pour en revenir à votre question, j’ai parlé tout à l’heure des effets dévastateurs sur la population, mais il faut voir également les effets dévastateurs sur les fonctionnaires, qu’ils soient de la police, de la gendarmerie ou de la justice, qui ont en charge de réprimer le crime. Quelques jours après l’affaire de Tralonca, le garde des sceaux de l’époque est venu rencontrer les magistrats de l’île pour les mobiliser et les journalistes présents lui ont demandé si une information judiciaire avait été ouverte sur ce rassemblement : comme il répondait qu’il l’ignorait, ils lui ont demandé s’il trouvait normal qu’il n’y en ait pas, ce à quoi M. Toubon a rétorqué : " il ne sera pas répondu à cette question ! ". Je crois savoir que, quelque temps plus tard une information a été diligentée, mais personne, en tout cas pas moi, n’en a jamais eu le fin mot !

Je réponds donc ainsi à votre question : quand on mesure le décalage qu’il peut y avoir entre le dévouement, le zèle que l’on peut demander aux fonctionnaires qui concourent au règne de la loi et certains discours publics, on n’est pas surpris de certaines choses et notamment du fait que pendant toute une période aucune affaire, ou pratiquement aucune, n’ait été élucidée... De là à ce que la population ne se sente pas protégée, reconnaissez que ce sentiment est logique...

M. le Président : Même si vous avez déjà abordé le sujet de la chronologie de la politique de sécurité en Corse depuis 1993, pouvez-vous préciser quelles en ont été les étapes ? Si je vous suis bien, il y aurait une première étape qui irait de 1993 jusqu’à l’attentat de Bordeaux sous le Gouvernement de M. Juppé, après quoi les choses commenceraient à évoluer jusqu’à la période Erignac et Bonnet ? Pourriez-vous nous indiquer la façon dont l’élu corse que vous êtes a ressenti cette évolution sur place et comment elle a été appréciée par les diverses sensibilités politiques de l’île ?

M. Émile ZUCCARELLI : Je n’ai pas sondé les reins et les cœurs de toutes les sensibilités. Je voudrais compléter votre propos pour être d’une parfaite honnêteté. Je préciserai pour être complet que, d’après moi, la position de M. Alain Juppé avait commencé à évoluer avant l’attentat de Bordeaux ! L’action de certains parlementaires dont je m’honore d’être avec mon collègue sénateur François Giacobbi n’y était pas totalement étrangère : j’ai senti M. Juppé quelque peu embarrassé, puis un peu plus ferme dans son propos. Dès le milieu du printemps 1996, dans ses réponses à l’Assemblée nationale, il disait que le dialogue c’était bien gentil, mais qu’il fallait commencer par faire cesser la violence et la réprimer. L’attentat de Bordeaux, dont je crois qu’il est survenu vers le milieu de 1996, n’a pu évidemment que renforcer cette conviction qui, naturellement, n’a pas pu se traduire par des faits très précis : je signale à la commission, mais c’est un détail, que j’ai été, moi-même, victime, quelques années après M. Roger Franzoni, en octobre 96, d’un attentat à l’explosif.

Il faut bien percevoir néanmoins que si la population ne tient pas nécessairement un compte précis de l’intensité de la présence policière, du nombre d’affaires élucidées ou du nombre des attentats, elle est avant tout attentive à une chose : elle veut savoir si l’on discute ou si l’on ne discute pas, si on a arrêté de " dialoguer " avec des gens qui ont un projet totalement étranger à la démocratie. C’est cela qui retient son attention !

Puisque nous en sommes au problème des forces de l’ordre et de la protection des citoyens, j’ajouterai, pour donner une connotation personnelle, que dans toutes mes fonctions - et j’ai déjà été ministre auparavant - j’ai toujours refusé une quelconque protection en Corse. On a plastiqué mon domicile alors que je m’y trouvais et ceux qui l’ont fait ont pu placer benoîtement leur charge, à deux heures du matin, comme ils l’entendaient : je n’ai pas de réflexions à formuler là-dessus puisque j’avais demandé à ne pas être protégé ou à ne pas bénéficier d’une protection particulière... Au lendemain de l’attentat, mon commentaire a été le suivant : " je suis le dix millième, ni plus, ni moins intéressant que les autres, mais on n’intimidera pas la République ! " J’ai continué à refuser toute protection jusqu’à l’assassinat du préfet Erignac, au lendemain duquel on me l’a imposée, de sorte que je jouis maintenant d’une protection rapprochée tout à fait conséquente et qui m’est donnée sans barguigner.

S’agissant de la chronologie : d’abord, le préfet Erignac est arrivé dans un mouvement préfectoral normal et c’est alors que la loi a commencé à être appliquée un peu plus fermement, en particulier dans le domaine des actes administratifs ; ensuite est intervenu l’assassinat d’Erignac et l’attention s’est focalisée davantage sur le caractère criminel ou violent que sur la normalisation des pratiques du fonctionnement de l’administration et de la société corse en général...

M. le Président : Vous avez souligné dans votre propos liminaire les dégâts considérables qu’a pu causer le dialogue avec les nationalistes, quels qu’aient été les gouvernements. Est-ce que le fait d’associer certains nationalistes à la gestion des collectivités territoriales en Corse n’est pas aussi une forme de dialogue susceptible de produire les mêmes dégâts dans l’opinion ? Est-ce que les spéculations institutionnelles auxquelles vous faisiez allusion tout à l’heure ne sont pas un aspect de cette affaire ?

M. Émile ZUCCARELLI : La démocratie est la démocratie ! A partir du moment où des gens sont élus au suffrage universel, ils ont conquis le droit de siéger dans les instances délibérantes. S’ils devaient être poursuivis pour d’autres raisons, ce serait complètement étranger au fonctionnement des institutions. Une chose est donc de leur reconnaître le droit de siéger dans une instance délibérante, d’y délibérer et d’y voter selon leur volonté, c’en est une autre que de leur attribuer une sorte de représentativité particulière supérieure à celle de leur score électoral du fait du poids que leur conférerait la violence : c’est là qu’il y a proprement scandale. Un des enjeux de la phase actuelle, c’est de savoir si ces élus vont devenir des interlocuteurs légitimes en condamnant clairement la violence et, à tout le moins, en y renonçant préalablement et définitivement, car chacun sait bien que les trêves sont une forme de chantage tout à fait inacceptable.

M. le Rapporteur : Compte tenu de ce que vous nous dites, on pourrait penser que vous considérez comme très positive l’action du préfet Bonnet. Or, avant même l’affaire des paillotes, certains articles de presse ont pu laisser penser que vous faisiez preuve d’un certain scepticisme sur la méthode employée. Quelle est votre appréciation exacte sur cette action ?

M. Émile ZUCCARELLI : Je préfère effectivement m’exprimer que de laisser la place à des propos rapportés. J’ai toujours prôné l’application de la loi en Corse, tranquillement, par les moyens ordinaires de la police et de la justice, comme en n’importe quel autre lieu de France. Cela paraît évident mais cette méthode n’avait jamais été appliquée avant ces deux dernières années.

Il est un autre préalable : je me suis toujours battu contre les imputations collectives faites à la Corse. Il est insane de prétendre que les Corses ne paient pas leurs impôts au prétexte qu’il y aurait 8 % de mauvais payeurs en Corse contre 3 % ailleurs, car c’est faire bon marché des 90 % ou 92 % qui s’en sont acquittés normalement. Dans les imputations collectives, on brime toujours la grande majorité des gens qui se comportent de manière convenable. Il faut faire très attention à cela !

On a beaucoup parlé, au moment où le préfet Bonnet a pris ses fonctions, du rapport Glavany. Concernant ce rapport, je peux dire qu’en tant que parlementaire, avant que Roger Franzoni ne prenne le relais, je réclamais la création d’une commission d’enquête depuis 1989. Votre collègue Franzoni a opportunément repris le flambeau et je crois qu’il a à peu près repris les attendus de ma proposition dans sa demande...

M. Roger FRANZONI : Cela m’a simplifié le travail !

M. Émile ZUCCARELLI : Que disait-il ? Qu’il faut tuer les procès collectifs faits à la Corse, procès en corruption, gabegies, incapacités diverses, détournements de fonds publics et autres. J’avais demandé cette commission d’enquête parlementaire pour laver la Corse de ces procès collectifs en proposant de mettre les choses à plat et de séparer le bon grain de l’ivraie. Le rapport, à cet égard, était irréprochable pour ceux qui l’ont réellement lu, et non pas pour ceux qui l’ont lu en diagonale et qui en ont fait un compte rendu partial, dans la mesure où il établissait une nette distinction entre ce qui fonctionnait et ce qui ne fonctionnait pas.

Ce que je réclamais donc, c’était l’application de la loi sans présupposés et sans procès collectifs. Il est possible que, par rapport à cela, la manière dont les choses se sont enclenchées n’ait pas correspondu au meilleur dosage. Il faut toutefois faire la part de l’émotionnel et bien tenir compte du fait que le préfet Bonnet arrivait sur le corps de son prédécesseur, assassiné d’une manière abominable. L’émotion était considérable : il y avait 40 000 personnes dans les rues de Corse suite à la mort du préfet, ce qui, je crois, ne s’était jamais vu. Le préfet Bonnet a donc voulu afficher - et personne ne s’en est offusqué, moi pas plus que quiconque — des signaux très voyants et très martiaux de sa volonté d’appliquer la loi et de ne pas céder à l’intimidation. Pendant quelques mois, c’est ainsi que les choses se sont passées. Il y a eu quelques gémissements dans la population. Je m’en suis fait l’écho, j’ai dit mon sentiment que l’on n’isolait pas suffisamment les cas graves, que l’on ne hiérarchisait pas assez les fautes et qu’il y avait parfois une tendance à ratisser trop large dans la répression avec des effets médiatiques qui pouvaient être le fait du préfet ou d’autres personnes : il n’est que de voir la manière dont, dans d’autres circonstances et d’autres lieux, l’information fuit et comment l’on rameute l’opinion.

Tout cela a fini par être ressenti de manière quelque peu désagréable et, en disant au préfet Bonnet qu’il convenait de ne pas culpabiliser trop de monde à la fois et qu’il fallait par exemple poursuivre les excès du Crédit agricole sans donner le sentiment à tous les porteurs d’un chéquier de cette banque qu’ils étaient menacés dans leur probité et leur honorabilité, je n’avais pas encore senti le moment venu de sonner le tocsin. Nous étions quand même dans une période de transition de caractère exceptionnel avec une administration qui ayant plutôt reçu la consigne de ne pas agir pendant vingt ans, avait brusquement ordre de le faire, ce qui n’est pas allé sans quelques turbulences et quelques excès.

Lors des nouvelles élections territoriales, j’ai soutenu face à l’opinion locale le bilan de cette politique, en tant que tête de liste des partis soutenant le Gouvernement. Cela n’a pas été facile...

M. le Rapporteur : Comment l’expliquez-vous ? On aurait pu penser que les Corses allaient adhérer à cette politique. Ces élections ont quand même été une déception !

M. Émile ZUCCARELLI : Oui et non, tout dépend si l’on estime la bouteille à moitié vide ou à moitié pleine... Les sondages montraient bien que l’opinion n’était pas hostile à cette politique mais que certains, comme cela s’est ressenti dans les urnes et comme c’est souvent le cas dans les élections au scrutin proportionnel, exprimaient plutôt leur insatisfaction que leur satisfaction, fût-elle globale. C’est ainsi que telle personne, parfaitement convaincue, qui avait eu le désagrément de se voir réclamer ses contraventions quelques jours avant le scrutin, a ouvertement émis un vote sanction en signe de protestation, en se prononçant pour des forces politiques qui ne correspondaient pas du tout à ses opinions... A ce propos, il est juste de dire que pendant la période des élections territoriales, le train de l’administration a suivi sa route avec les contraventions, les réclamations d’impôts, les interrogatoires sur les diverses affaires en cours. Il n’y a pas eu de volonté - il faut en donner acte au Gouvernement et aux préfets - de biaiser ou de lever le pied sous prétexte de circonstances électorales.

M. le Rapporteur : On a même détruit des paillotes à la veille des élections ?

M. Émile ZUCCARELLI : L’action de destruction, au grand jour, de paillotes a eu effectivement lieu en période préélectorale, mais je pourrais vous citer beaucoup d’autres exemples.

M. le Rapporteur : Vous pensez qu’il y avait une intention derrière cela ?

M. Émile ZUCCARELLI : Non, je ne le pense pas !

M. Roger FRANZONI : Il y a même eu pire : les arrêtés Miot...

M. Émile ZUCCARELLI : C’est encore un autre problème !

M. Roger FRANZONI : Oui, mais nous avons donné des armes énormes à tous nos adversaires...

M. Émile ZUCCARELLI : Si M. Franzoni me le permet, je dirai que c’est un autre débat dans lequel je ne veux pas entrer, en estimant que ce n’est pas le lieu pour le faire !

Je crois que, jusqu’à ce stade, il y avait certainement un mauvais dosage dans le degré d’application de la loi. L’affichage de fermeté était nécessaire, mais peut-être devait-elle s’accompagner d’une meilleure hiérarchisation des fautes à poursuivre.

J’ai constaté qu’il y avait une certaine irritation de la population. Je l’ai même constaté à mes dépens, sans que cela remette en cause ma conviction qu’il fallait continuer, quitte à ce qu’après la période de rodage, on en vienne à une application plus sereine. Là-dessus, les événements sont venus briser le cours de cette évolution au lendemain des élections territoriales de mars. J’ai fait campagne en déclarant que, s’il pouvait y avoir quelques défauts de réglage et quelques outrances, ils n’étaient pas excessifs par rapport aux vingt-cinq années d’horreur précédentes. Tel a été mon discours, même si j’ai pu dire au préfet Bonnet lui-même qu’il fallait être plus sélectif et moins démonstratif dans la répression.

J’en terminerai sur ce point avec une anecdote : le matin de l’assassinat d’Erignac, il y a eu une route barrée à quarante kilomètres au sud de Bastia par les limonadiers de la région qui protestaient contre les tracasseries qu’ils subissaient en raison de la découverte, chez eux, de machines à sous. Ce jour-là, ce barrage a été géré benoîtement par la gendarmerie qui a organisé une déviation. Je pense qu’aujourd’hui, il serait dégagé avec la plus grande fermeté. On était alors dans la situation où l’on pouvait faire échec frontalement à l’application de la loi, où l’on pouvait intimider. Je crois que compte tenu des événements, plus personne aujourd’hui en Corse, ne songe pouvoir intimider la République !

Il est grand temps maintenant d’appliquer sereinement la loi et de baisser d’un cran la médiatisation. Des multitudes d’affaires ont été transmises en application de l’article 40 du code de procédure pénale, qui étaient reprises le lendemain dans la presse avec des photos de fiches anthropométriques des personnes susceptibles d’être impliquées dans ces affaires. Je crois que, là aussi, il faut revenir à la sérénité dans la fermeté.

M. le Rapporteur : S’agissant des moyens exceptionnels, vous avez dit qu’il fallait avoir recours à des moyens de droit commun en Corse comme ailleurs. Simplement, la situation, notamment pour ce qui a trait au terrorisme, y est quand même tout à fait particulière au point de justifier la création d’un dispositif antiterroriste avec des spécificités fortes, comme l’atteste la mise en place du GPS. Ne croyez-vous pas nécessaire pour l’Etat, s’il veut réussir à appliquer la loi, de recourir même de façon provisoire à des moyens exceptionnels ? Par ailleurs, un dossier tel que Bastia Securità vous paraît-il emblématique de la période de dialogue entre le gouvernement et les nationalistes ?

M. Émile ZUCCARELLI : L’adjectif " exceptionnel " est ambigu. Vous parlez de " moyens exceptionnels " mais les moyens peuvent être exceptionnels quantitativement sans qu’il y ait forcément besoin de moyens d’exception. Je crois que ma réponse est suffisamment claire ! Je pense qu’il peut y avoir des besoins de renforts mais qu’il faut une application ferme, tranquille, sereine de la loi, par les moyens ordinaires de la police et de la justice. Il n’a jamais été question d’instituer des juridictions d’exception...

M. le Rapporteur : Pardonnez-moi de vous interrompre, mais le dépaysement presque systématique des affaires de justice est quand même très exceptionnel...

M. Émile ZUCCARELLI : Je pense que le dépaysement prévu par la loi peut aussi être pratiqué de manière plus ou moins fréquente et que le dépaysement, s’il peut se justifier dans certains cas, ne doit pas être systématique !

S’agissant du GPS, il n’est pas un moyen d’exception : ce sont des gendarmes placés dans la hiérarchie ordinaire. En tant qu’observateur extérieur n’ayant pas été mêlé à la création du GPS, j’ai toujours pensé que la gendarmerie, est un corps d’élite de grand mérite et de grande efficacité lorsqu’elle a à traquer le rôdeur, le criminel individuel, est beaucoup plus empêtrée ou gênée dans son action lorsqu’elle est face à une criminalité organisée. En effet, si l’implantation des gendarmes dans le terroir, avec leur famille, leur établissement bien localisé et bien visible les aide dans les missions du premier type, dans celles du deuxième type elle les dessert dans la mesure où, face à une organisation criminelle, les chasseurs deviennent gibiers. Il y a là un problème réel et ce n’est pas faire injure à la gendarmerie que de le dire. Il n’est donc pas anormal que l’on se soit posé la question de savoir si des renforts de gendarmerie numériquement nécessaires ne pourraient pas être constitués temporairement par des hommes moins lestés au plan familial et au niveau local, mais placés dans le cadre hiérarchique ordinaire. Personnellement, je ne pense pas que la création du GPS ait été une démarche intrinsèquement perverse ou critiquable.

Vous m’avez ensuite parlé de Bastia Securità : c’est une organisation qui est suspecte d’être fortement portée au soutien d’organisations clandestines. En outre, un certain nombre de ses dirigeants ont été mis en examen pour association de malfaiteurs. L’application de la loi dans ce cas-là a conduit à la suspension de leur activité par retrait d’agrément. Que deviendra cette affaire par la suite ? J’ai cru comprendre que cette société cherchait à se mettre en conformité avec la loi ; il faudrait, le moment venu, en tirer les conséquences.

M. le Rapporteur : C’est récent ?

M. Émile ZUCCARELLI : Oui et un certain nombre de mises en examen pour associations de malfaiteurs sont également récentes !

M. le Rapporteur : Cela date de quelques mois parce que, pendant très longtemps, il était de notoriété publique que Bastia Securità était liée au mouvement nationaliste et que l’Etat n’agissait pas...

M. Émile ZUCCARELLI : Le fait que certaines choses soient de notoriété publique ne constitue pas des éléments juridiquement probants.

M. le Président : Puisque M. Caresche cherche à préciser les choses en termes de chronologie, je rappelle que l’agrément de Bastia Securità lui a été effectivement retiré récemment et qu’au moment de la commission d’enquête précédente sur la Corse, cette société l’avait encore : je me souviens de discussions, ici même, où l’on présentait ce cas comme une anomalie flagrante à laquelle il a été remédié par la suite...

M. Émile ZUCCARELLI : C’est parce qu’il y avait, à ce moment-là, un décalage entre une situation de fait dont on pouvait penser qu’elle était gravement attentatoire à l’ordre public et l’absence d’éléments juridiques probants. Dans l’intervalle, la mise examen des dirigeants pour association de malfaiteurs a permis de suspendre l’exploitation de cette société. Dieu sait si cette suspension a été controversée, car elle a été portée devant la juridiction administrative et, après une annulation de la mesure en première instance, l’administration a repris un arrêté mieux formulé.

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M. Franck DHERSIN : Monsieur le ministre, à vous écouter dans vos propos liminaires, j’avais plutôt l’impression d’être dans une conférence de presse que dans une commission d’enquête : je voyais, en effet, un ministre défendre - vous allez me dire que c’est votre rôle - la politique du Gouvernement en Corse. Vous sembliez dire pour paraphraser M. Jack Lang en 1981 : " depuis deux ans la lumière est arrivée en Corse, alors que nous étions dans le noir complet avant ".

M. le Président : Vous ne faites pas dans la nuance !

M. Émile ZUCCARELLI : J’étais plus nuancé que cela et plus objectif que vous ne le dites.

M. Franck DHERSIN : C’est vrai et je le reconnais.

Ce que je voulais dire c’est que, dans l’échelle de Richter de l’horreur de l’histoire de la Corse depuis vingt-cinq années, ne pensez-vous pas que les trois affaires les plus graves soient véritablement les plus récentes, à savoir Tralonca, l’assassinat d’Erignac qui est la plus grave, mais également l’affaire de la paillote ? Ne pensez-vous pas, par ailleurs, que les élections régionales qui ont été refaites et qui ont permis aux nationalistes de gagner du terrain constitue pour vous un désaveu. Car je me demande ce qui est le plus grave : discuter avec des nationalistes ou faire en sorte par son attitude et sa politique qu’ils progressent dans les élections ?

Ma seconde question ne s’adresse pas à vous personnellement puisque je pourrais la poser à tous les élus corses, y compris à M. Rossi. Elle va peut-être vous choquer...

M. Roger FRANZONI : Choquez-nous !

M. Franck DHERSIN : ... mais je suis du Nord et je ne comprends pas toujours ce qui se passe en Corse... Votre père était en politique depuis très longtemps, vous l’êtes vous-même et vous appartenez à une famille qui connaît bien la vie politique en Corse : dans ces conditions, ne pensez-vous pas qu’à partir du moment où l’on accepte, lorsque le Gouvernement que l’on soutient est au pouvoir, de garder sa carte politique, voire son mandat local, on cautionne tout ce qui a pu être mal fait durant les années antérieures ? Ce n’est pas, j’y insiste, une attaque personnelle mais une question que j’adresse à tous les élus corses...

M. Roger FRANZONI : Il fallait démissionner alors ?

M. Émile ZUCCARELLI : Sur la première question, je ne veux pas faire le palmarès des événements en fonction de leur gravité, mais je voudrais tout de même préciser un point. Le rapporteur vient d’évoquer le dialogue avec les élus pour se demander s’ils peuvent légitimement siéger alors même qu’ils défendent des thèses choquantes au regard des règles démocratiques. La réponse est oui, mais il est en revanche inacceptable de voir des organisations clandestines dans un dialogue quasiment public avec un Gouvernement ! Lorsqu’un ministre de l’Intérieur doit venir en Corse, le café du commerce sait ce qu’à Paris on nie : alors que toute la Corse sait très bien que le ministre de l’Intérieur va venir le vendredi et qu’il y aura une conférence de presse dans le maquis la veille ou l’avant-veille, le ministère m’a répondu que le voyage n’était pas encore fixé ! Bien entendu, le jeudi soir il y a eu une conférence de presse et le vendredi matin, le ministre de l’Intérieur était là ! Je vois fréquemment le ministre de l’Intérieur de l’époque dans les couloirs et je le respecte en tant que personne et en tant que parlementaire, mais je trouve tout de même extraordinaire pour l’opinion de voir que le discours tenu par le ministre quelques heures après répondait absolument point par point au texte de la conférence de presse qui s’était tenue dans le maquis avec des hommes encagoulés et fortement armés... Je vous assure que c’est politiquement extrêmement grave et déstabilisant pour la Corse.

La suite, pour dramatique qu’elle soit, n’a pas le même caractère. L’assassinat du préfet Erignac est un meurtre abominable : on a vu d’ailleurs, puisque l’affaire est pratiquement élucidée aujourd’hui, qu’il est le fait d’un groupe parti dans une dérive radicale. Pour ce qui est de la position des élus...

M. Franck DHERSIN : Je faisais référence à cet élu communiste de Corse du Sud qui, à un moment donné, avait vraiment été très courageux en dénonçant au risque de sa vie un certain nombre de choses. Je m’étais alors demandé pourquoi tous les élus corses n’en faisaient pas autant.

M. Roger FRANZONI : Vous n’avez pas suivi les événements...

M. Émile ZUCCARELLI : J’ai eu le tort de ne pas faire un livre, avec tout le respect et l’amitié que j’éprouve pour Dominique Bucchini, car nous avions des démarches totalement parallèles et elles étaient tout aussi exposées localement. Vous pouvez me dire que si je n’étais pas d’accord avec tel ou tel aspect de la politique du gouvernement, y compris à des époques où il faisait partie de la grande famille politique de la gauche...

M. Franck DHERSIN : Mais je ne parle pas de vous personnellement !

M. Émile ZUCCARELLI : ... j’aurais peut-être dû démissionner en signe de protestation. Je ne l’ai pas fait parce que je pensais que j’étais utile là où j’étais. J’ai un sentiment général d’utilité : dans les tempêtes ou les tourmentes on a parfois le sentiment d’avoir été là accroché à une poutre pour empêcher qu’elle ne tombe... Je le déclare tranquillement, même si ce n’est pas l’objet de cette commission : il me reste quand même le sentiment d’avoir été utile à des moments cruciaux, ce qui justifie globalement que je continue à assumer mes fonctions, y compris parfois dans la difficulté, lorsqu’il m’est arrivé d’être en désaccord avec ma propre famille politique !

M. Roger FRANZONI : Puisque j’ai été accusé, moi aussi...

M. Franck DHERSIN : Il ne s’agissait pas d’accusations, monsieur Franzoni...

M. Jean-Pierre BLAZY : Tout à l’heure, nous évoquions le dossier de Bastia Securità qui, d’après ce que j’ai compris a connu un dénouement dans les premiers mois de 1999. Ce cas montre bien que le mouvement nationaliste en Corse a connu, depuis 1980, une dérive mafieuse avec des recyclages divers dans des affaires plus ou moins douteuses alimentant elles-mêmes le mouvement nationaliste et le terrorisme corse. Je voudrais avoir votre sentiment sur cette dérive mafieuse et savoir comment vous la situez dans le temps.

Par ailleurs, alors que l’opinion corse semble rejeter très massivement cette évolution, surtout depuis l’assassinat du préfet Erignac, on voit pourtant une partie de la classe politique s’allier à l’assemblée territoriale avec les représentants du mouvement nationaliste. Comment l’expliquez-vous ?

M. Émile ZUCCARELLI : Pour être tout à fait objectif, je dirai que la dérive mafieuse qui a gagné les organisations nationalistes s’est faite progressivement et continue à mêler selon des dosages très variables et en fonction des individus, des gens franchement mafieux, d’autres qui le sont moins, et d’autres qui sont certainement encore des militants purs, accrochés à des convictions que je respecte en tant que convictions, même si je n’approuve pas les méthodes avec lesquelles elles sont défendues.

Ce mélange remonte à fort longtemps, puisque, dès que ces organisations ont eu besoin d’argent, elles ont commencé à pratiquer ce qu’elles appelaient " l’impôt révolutionnaire " qui n’était ni plus ni moins qu’un racket. L’argent gangrenant tout, on a vu il y a environ une dizaine d’années des organisations se disputer le butin, y compris par échanges de communiqués pour revendiquer le plasticage de tel ou tel bar etc...

M. Franck DHERSIN : Vous faites remonter cette rupture à une dizaine d’années ?

M. Émile ZUCCARELLI : Je la situe au début des années quatre-vingt dix.

M. Yves FROMION : En tant que ministre, avez-vous été tenté, du fait de votre enracinement en Corse, d’intervenir dans le dossier corse au sein de ce Gouvernement ?

M. Émile ZUCCARELLI : Dans le dossier corse, oui ! De quelle manière ? En disant ma vérité dans le cadre de la collégialité ministérielle. Je pense que je n’ai jamais été aussi actif dans le dossier corse, que dans les jours qui ont précédé la déclaration de politique générale. Je ne dis pas que j’ai forcément changé les choses en profondeur, mais j’ai apporté ma contribution.

Pour ce qui concerne la gestion du dossier par le Gouvernement actuel, je m’en suis tenu très strictement au compartimentage ministériel. Il est bien clair que sont très directement impliqués dans le dossier corse les ministères de l’Intérieur, de la Défense, de la Justice, de l’Agriculture et j’en passe... et s’il m’est arrivé d’être consulté, c’était en raison de ma connaissance du terrain pour apporter des éclairages tels que ceux que je me suis efforcé d’apporter à votre commission, mais je ne suis pas intervenu dans le dossier corse au sens où l’on pourrait penser que j’ai tiré des ficelles ou rempli des missions secrètes...

M. Yves FROMION : D’après ce que l’on a pu comprendre des auditions précédentes, la gestion du dossier corse se fait au niveau de Matignon, puisque l’on nous dit que dans ce Gouvernement, il n’y a pas de ministre pilote pour ce dossier, par opposition au rôle précédemment joué par M. Jean-Louis Debré. Pouvez-vous nous le confirmer, monsieur le ministre ?

M. Émile ZUCCARELLI : Il n’y a pas de ministre de la Corse ! Par le passé, il est arrivé qu’un ministre soit investi d’une sorte de mission générale, qu’il ait aussi à réfléchir sur le développement dans le cadre d’une sorte de mission interministérielle... Je crois qu’une telle approche n’a jamais donné de bons résultats, parce que le malheureux ministre ainsi sollicité suscitait tellement d’espoirs et d’attentes, qu’il avait une forte pression sur les épaules, émanant d’une population en état de difficulté générale, mentale, morale et économique. Il y a eu auparavant des " monsieur corse ", mais encore une fois, ces malheureux ne pouvaient que décevoir, tellement était forte l’attente de miracles.

En conséquence, le parti qu’a pris ce Gouvernement était que chaque ministre reste dans sa fonction. Nous ne sommes pas tellement entrés sur ce terrain parce que vous avez bien prévu ma réponse, mais je me suis tenu, tout Corse et tout membre du Gouvernement que je sois, très loin des dossiers techniques ou ponctuels de mes collègues car je pensais qu’interférer n’aurait servi qu’à compliquer les choses et à jeter le trouble là où il doit y en avoir le moins possible. Il est vrai néanmoins qu’à partir du moment où chacun travaille dans son département ministériel, le Premier ministre est amené à exercer un rôle de coordination.

M. Yves FROMION : Vous-même, avez-vous été en relation avec M. Christnacht ou quelqu’un de son entourage pour la Corse ?

M. Émile ZUCCARELLI : Oui, il m’est arrivé de rencontrer le préfet Christnacht lorsque j’avais une information à lui demander, ou une préoccupation à lui soumettre sur la Corse. C’est évident, mais comprenons-nous bien : il m’est arrivé de voir le préfet Christnacht à ma demande pour l’entretenir de tel ou tel dossier ou de questions m’intéressant en tant qu’élu corse. Il m’était ainsi plus facile d’avoir une synthèse, notamment quant aux intentions de certains autres de mes collègues, mais ce n’était pas au sujet d’affaires sensibles.

J’ai par ailleurs rencontré le préfet Christnacht parce qu’il était la personne chargée de recueillir les éléments de discours, notamment dans la préparation de déclaration de politique générale, qui constitue réellement le programme que la Corse a besoin de voir appliqué. Le préfet Christnacht a consulté l’ensemble du Gouvernement avant de proposer une synthèse au Premier ministre : il en va toujours ainsi. Je l’ai donc rencontré à cette occasion et je lui ai dit comme à vous qu’il fallait arrêter les spéculations institutionnelles pour nous attacher à appliquer la loi et à mener à bien le développement économique et la promotion culturelle dont la Corse a besoin.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr