"Comment continuer sur la voie schizophrène qui fait qu’aux Pays-Bas la consommation est légale tandis que le commerce reste prohibé ?" Le journal De Volksrant s’est ainsi fait, à la fin du mois d’octobre, l’écho des citoyens néerlandais, de plus en plus nombreux, qui réclament que l’Etat fasse un choix clair entre deux attitudes : soit prendre directement en main la distribution des drogues, soit s’aligner sur les politiques plus répressives des autres pays de l’Union européenne. La remise en cause de la politique libérale pratiquée depuis vingt-cinq ans a été provoquée autant par les pressions des partenaires européens des Pays-Bas que par les dérives du "modèle" sous la pression de réseaux immigrés de plus en plus diversifiés. On vient en effet de voir apparaître, à Amsterdam, une nouvelle modalité du commerce des drogues, celle du "demi-gros". Existaient, jusque là, la vente "en gros" (autour d’un kilo de cocaïne ou d’héroïne), puis la distribution "au détail" à tous les échelons au niveau du quartier : soit par des dealers dans les lieux les plus divers (bateaux-mouches, hôtels, boîtes de nuit, salles de jeux électroniques, sans oublier les fameux coffee shops), soit par des distributeurs qui reçoivent leur clientèle sur rendez-vous dans des appartements. Ce dernier système est le plus commun, surtout en ce qui concerne la cocaïne. Les divers programmes mis en place par la municipalité, par l’Etat, ainsi que le "suivi" attentif du phénomène exercé par la police, ne visaient pas à supprimer le trafic, comme l’a expliqué un des responsables de la police des stups à l’envoyé de l’OGD, mais plutôt à le contrôler et à fixer la clientèle à l’intérieur de circuits relativement précis, dans le but d’éviter les débordements. Les narco-touristes achetaient donc dans les coffee shops, les marginaux dans la rue, les riverains sur rendez-vous... Il n’était pas rare que la police "demande" à certains "grossistes" distributeurs d’être moins voyants en diversifiant leurs points de vente ou en limitant leur commerce aux seuls "habitués". La police donnait par conséquent la priorité au renseignement, ce qui lui permettait d’intervenir ponctuellement sur de gros coups pour régulariser un marché qui, sans cela, aurait eu tendance à flamber. Mais l’apparition, relativement brutale, de nouvelles modalités, risque de faire capoter le système. Le "modèle d’Amsterdam" appliqué dans l’ensemble des villes a dérapé, non pas tant à La Haye ou à Utrecht, très grands centres urbains, mais dans les petites villes catholiques du sud (Heerlen, Maastricht), à Tilburg, Breda, Hazeldonk, Dordrecht - au nord d’Anvers - , Almedo, Hengelo et Enschede, près de la frontière allemande. Ces villes, placées sur les axes ferroviaires reliant les Pays-Bas à l’Allemagne et à la France via la Belgique, se transforment en dépôts de demi-gros. Les réseaux sont tenus à l’est essentiellement par des Turcs, et au sud par des Marocains. Chaque matin, des enfants mineurs, qui ne risquent pas de lourdes condamnations, prennent le train au départ de ces villes frontières à destination d’Amsterdam ou de Rotterdam. Ils proposent la marchandise aux touristes étrangers à des prix défiant toute concurrence : 135 francs le gramme d’héroïne (niveau de pureté qualifié "d’acceptable") et 165 francs celui de cocaïne (niveau de pureté "excellent"). De gare en gare, le jeune est attendu par un autre membre de la famille, qui lui indique par des signes convenus la quantité de marchandise qui va lui être livrée. Ce système, qui existe depuis longtemps pour la vente au détail, a pris soudainement des allures de commerce sur une large échelle. Les narco-touristes se sont transformés, en effet, en négociants qui achètent des quantités comprises entre 50 et 250 grammes de drogues "dures", destinées à la revente : le prix d’achat au dessus de 30 grammes, quelle que soit la drogue, se situe entre 90 et 135 francs le gramme. Des Marocains, de part et d’autre de la frontière belgo-néerlandaise, semblent ainsi travailler avec une indépendance totale par rapport aux grossistes néerlandais (héroïne et cocaïne), ou colombiens (cocaïne), ces derniers représentés par deux familles bien implantées depuis le milieu des années quatre-vingt. Il semble que ces Marocains, fixés en Belgique ou aux Pays-Bas depuis une dizaine d’années, appartiennent à des filières autonomes partant du Maroc, ou collaborent étroitement avec des Chinois d’Anvers. Un de ces jeunes dealers, né au Maroc, travaillant "en famille", a déclaré à l’envoyé de l’OGD, "se faire" entre 6 000 et 12 000 francs par jour. A seize ans, il négocie des affaires portant sur un à deux cents grammes de n’importe quelle drogue. Ce qui est un fait nouveau car, jusque là, les fournisseurs étaient plutôt spécialisés. Le phénomène, similaire sur la frontière allemande, mais avec des familles turques opérant, elles aussi, indépendamment des fournisseurs "classiques", semble avoir pris son essor après les pressions faites sur les Pays-Bas par ses voisins de l’Union européenne. Rafles et présence policière, quadrillage des quartiers moluquois, surinamiens, indonésiens, turcs, etc., ont rendu Amsterdam plus "sécuritaire". L’objectif final étant de restreindre le marché au strict minimum. Par exemple, les autorités projetaient de fermer 80% des 2 000 coffee shops du pays. Le marché a donc éclaté le long des voies ferrées et des routes, les villes au delà de la frontière néerlandaise étant particulièrement recherchées. Près de 800 personnes ont été arrêtées ces trois derniers mois sur l’axe Anvers - Rotterdam. Les Néerlandais ont même perdu, au profit de leurs concurrents immigrés, une partie du marché et tentent de compenser cette perte en se spécialisant dans la clientèle haut de gamme, toujours prête à payer cher la cocaïne, de 240 francs à 360 francs le gramme, c’est à dire le double de ce qui est payé aux Turcs et aux Marocains pour une qualité, il est vrai, moindre. La saisie de 550 kilos de cocaïne, le 25 octobre à Amsterdam, montre comment les exportateurs colombiens passent par - dessus les anciens distributeurs néerlandais - qui de ce fait se trouvent parfois en rupture de stock - pour s’adresser directement aux immigrés. La drogue avait été répartie dans 1 200 cartons de jus de fruits envoyés au propriétaire d’une entreprise d’importation. Le lendemain, ce dernier avait commencé à distribuer, à travers toute la ville, les cartons contenant la cocaïne à des magasins de produits traditionnels surinamiens, appelés tokos. Certains consommateurs de cocaïne (surtout ceux qui travaillent dans les médias et doivent faire quotidiennement le trajet Amsterdam - Hillversum en train) sont soudainement en contact avec de nouveaux fournisseurs, proposant des panachages de drogues, cassant les prix et le "monopole" de la cocaïne. Des drogues comme l’ecstasy, le LSD et autres hallucinogènes, sont ainsi négociées sur une échelle de plus en plus grande. Cette multiplication de vendeurs non spécialisés de demi-gros rend le contrôle policier quasiment impossible. Difficulté supplémentaire pour les forces de l’ordre, si ces dealers sont liés à un trafic d’envergure internationale, ils n’en gèrent pas moins leur boutique de manière très familiale. Ainsi, fait absolument nouveau, des vendeurs - passeurs en s’associant par dizaines, peuvent aisément reconstituer, 200 grammes par 200 grammes, des stocks de plusieurs kilos, renégociés ensuite à Bruxelles, Paris ou Francfort avec des marges bénéficiaires confortables. Dans ce cas de figure, le sens du trafic qui allait du kilo au gramme est donc inversé. Face à un individu possédant une cinquantaine de grammes, un policier peut se demander s’il s’agit d’un dealer, d’un revendeur, ou d’un "faiseur de stocks".

(c) La Dépêche Internationale des Drogues n° 38