Le dispositif Epervier, organisant la présence militaire " dissuasive " de la France au Tchad, a un peu perdu de son actualité depuis l’apaisement du conflit frontalier avec la Libye, le colonel Kadhafi donnant l’impression d’avoir mis en sommeil ses visées expansionnistes sur la bande d’Aouzou. Cette présence demeure cependant très prégnante, et elle n’empêche pas la poursuite d’une guerre civile larvée dans le sud-est du pays.

Une forte présence de l’armée induit systématiquement une forte influence des militaires et de leurs schémas mentaux sur la politique française. Les militaires préfèrent ainsi un " seigneur de la guerre " expéditif à un processus démocratique aléatoire. Oubliant l’assassinat de leur collègue Gallopin, ils s’accommodèrent rapidement, à partir de 1982, du stratège Hissène Habré - efficacement secondé par son chef de guerre Idriss Déby, vainqueur des Libyens et " chouchou " des officiers français (76). Il n’y eut donc pas de problème de transition lorsque, Hissène Habré ayant décidément abusé de toutes les ficelles, l’officier de la DGSE Paul Fontbonne précipita en 1990 son remplacement par Idriss Déby, à la tête de la tribu zaghawa.

Pendant les huit ans du règne Habré, la France n’a pas cessé d’accroître son aide financière et militaire à un régime qui préférait investir toutes les ressources du pays dans des dépenses militaires inconsidérées, à l’encontre des besoins fondamentaux de la population, comme la santé ou l’éducation. L’armée et l’" administration " d’Hissène Habré engloutissaient chacune en moyenne 200 à 250 millions par an d’aide française.

Forcément au courant (77), l’armée a enfoui ses possibles états d’âme face aux 40 000 personnes exécutées, 50 000 personnes emprisonnées et 200 000 personnes dépossédées de leurs biens pour cause d’opposition au régime. On n’est pas fanatique des rapports d’Amnesty International au 20 de la rue Monsieur (avec un nom pareil, trahissant l’origine anglo-saxonne... ).

Avec Idriss Déby, c’est reparti pour un tour : pillage, corruption, Garde républicaine clanique, au comportement de " grande compagnie " (78). " En août 1993, une manifestation fut réprimée à la roquette et à l’arme automatique à N’Djaména, des blessés achevés par les soldats dans les ambulances. Au moins 41 personnes ont trouvé la mort et 150 autres ont été blessées. Les soldats français stationnés au Tchad se sont limités à porter secours aux blessés (79) ".

Paul Fontbonne reste le " conseiller-Présidence " DGSE de Déby, de décembre 1990 à juin 1994. Des officiers français " encadrent " la " Garde républicaine " et l’armée.

Certains ne sont pas d’accord avec cette dérive. En juin 1992, Christian Quesnot, le chef d’état-major particulier de François Mitterrand, tente d’imposer " une réduction drastique des effectifs de l’armée, la tenue d’une conférence nationale, la formation d’un gouvernement de transition, la libération des prisonniers politiques, le respect des droits de l’homme et, enfin, la reprise en main de l’administration financière de l’Etat, en particulier des douanes (80)". Il ne se fera guère entendre. Il est allié en l’occurrence avec le quai d’Orsay, dont le propos modérateur est en permanence marginalisé par les parrains de la Françafrique, à Paris et sur le continent noir. Résultat : on laisse Idriss Déby verrouiller toute issue, dans une situation grosse de guerre civile, et fuir en avant vers des élections présidentielles truquées.

Selon N’Djaména Hebdo (81) :

" Le lobby militaire français maintiendrait son soutien à Idriss Déby. Motif : la crainte que l’arrivée d’un sudiste à la présidence ne provoque une multiplication des foyers de rébellion dans la partie nord du pays (comme si la présence de Idriss Déby à la tête du pays avait fait reculer le phénomène) (82). Les civils : le Quai d’Orsay, les partis politiques (RPR, PS comme les centristes et autres giscardiens) souhaitent un regroupement des partis de l’opposition qui lui assurerait la victoire. Dans ces conditions, ils sont prêts à exercer les pressions nécessaires sur Idriss Déby en cas de fraudes massives ou tout simplement si ce dernier refuse de se plier au verdict des urnes ".

Les admonestations du Quai d’Orsay, le soutien de l’ambassade à certaines forces démocratiques, ont un temps maintenu l’équivoque. Mais, en février : " le ministre Bernard Debré [...], sous l’influence des militaires français, pense qu’il faut absolument soutenir Idriss Déby (83)". Un soutien absolu à un pouvoir absolu - dont chacun sait qu’il corrompt absolument. Or Bernard Debré réussit à cumuler son obéissance aux militaires avec le double parrainage " civil " de Jacques Foccart et Charles Pasqua. Les " relations suivies (84)" qu’entretient avec Idriss Déby le bras droit de Charles Pasqua dans les Hauts-de-Seine - le député Patrick Balkany, à l’épicentre des " affaires " (franco-françaises et franco-africaines) de ce département, farouche balladurien et défenseur de l’Etat de droit (85) -, ne sont pas de nature à inverser le " choix de la France "... et de son armée.


76. D’autant plus qu’il a suivi un stage à Paris en 1985, à l’Ecole militaire.

77. " Du temps d’Hissein Habré, grand ami de la France, les cadavres flottaient sur le fleuve Chari, traversant N’Djaména, longeant le parc de la résidence de l’ambassadeur de France ". Roger-Vincent Calatayud, Rapport de la mission d’observation au Tchad (4-11/02/92), d’Agir ensemble pour les droits de l’homme et de la FNUJA. Résumé de l’entretien avec Mahamat Hassan Abakar.

78. Cf. le 3° Dossier noir : France, Tchad, Soudan, au gré des clans (Fiche n° 3 : N’Djaména : Déby, entre Mobutu et tchador).

79. Jean-François Dupaquier, Faillite française en Afrique, in L’événement du jeudi du 30/06/94.

80. S. Smith, Paris pousse le président Déby vers la sortie, in Libération du 15/09/94.

81. A chacun son favori, 01/12/94.

82. Sous les seize ans de présidence du sudiste Tombalbaye, le Tchad a connu une rébellion (celle du FROLINAT), deux sous les huit ans de "règne" d’Hissein Habré, et au moins cinq depuis quatre ans qu’Idriss Déby est au pouvoir.

83. La Lettre du Continent, 09/02/95.

84. La Lettre du Continent, 26/01/95.

85. Il envisage la prison pour les juges trop curieux.


"Présence militaire française en Afrique : dérives..." / Dossier Noir numéro 4 / Agir ici et Survie / L’Harmattan, 1995