Rappelons brièvement les " grandes manoeuvres " exposées dans le précédent Dossier noir (n° 3). En 1992, les officiers de la DGSE Jean-Claude Mantion et Paul Fontbonne avaient noué déjà d’anciens et étroits contacts avec les responsables des services secrets soudanais, pour leurs pro-consulats respectifs en Centrafrique et au Tchad. Jean-Christophe Mitterrand était en fort bons termes avec le général el Bechir. Mais on en restait au stade des affaires courantes.

Début 1993, le régime " purificateur " (ethnique et religieux) de Khartoum, mis au ban des nations, cherche à séduire la classe politique, les médias et l’intelligentsia français (en flattant leurs réflexes anti-anglo-saxons). De même qu’au Rwanda l’armée française (et par exemple le général Huchon) se fit l’avocat et le lobbyiste du Hutu power, les chefs de deux des principaux services secrets, la DST et la DRM, sont carrément tombés sous le charme du leader politico-religieux Hassan el-Tourabi, et l’ont communiqué à leurs mandants - dont Charles Pasqua, redevenu ministre de l’Intérieur, et donc patron de la DST. L’homme à tout faire de ce dernier, Jean-Charles Marchiani, recrute son " conscrit " Mantion (écarté de Bangui), et le charge d’activer une possible alliance stratégique franco-soudanaise, via son ami de longue date el Fatih Irwa, haut conseiller pour la sécurité du régime de Khartoum.

Fin 1993, le général Philippe Rondot, de la DST, entame à Khartoum la traque de Carlos. En décembre, Jean-Claude Mantion et el Fatih Irwa organisent une rencontre entre délégations militaires soudanaise et française. Les Soudanais réitèrent leurs accusations contre l’Ouganda, impliqué selon eux dans des livraisons d’armes à la rébellion sud-soudanaise - aiguisant ainsi les ressentiments français envers l’Ougandais Yoweri Museveni. L’ennemi commun de Kampala devint ainsi la pierre angulaire de la collaboration militaire franco-soudanaise, tout particulièrement entre services secrets (86).

Les échanges de " services militaires " se multiplient alors. Tandis que les Soudanais chassent du Darfour, limitrophe du Tchad, les opposants au président tchadien Idriss Déby (" chouchou " des militaires français), la France ferme les yeux sur le passage des troupes de Khartoum par la Centrafrique et, surtout, le Zaïre, pour prendre à revers la rébellion sud-soudanaise. A quatre reprises au moins, les responsables des services secrets soudanais sont invités en France. Ils ont tenu, avec les responsables de la DGSE, de longues séances de travail dans une base secrète du sud de la France (87). Ils ont été conviés à visiter les installations d’un détachement du 11ème Choc et ont pu assister, semble-t-il, à l’embarquement de matériels (88).

Depuis cette mise en appétit, les services français procurent journellement des photos-satellite identifiant les positions des " rebelles ". Deux antennes de la DGSE, à Khartoum et à Juba, permettent à des techniciens et météorologues français de guider les bombardiers soudanais contre l’" ennemi " - combattants et populations (89). Le colonel Mantion et le général Lacaze concourraient à dresser les plans des attaques via la Centrafrique et le Zaïre (90).

Entre-temps, la DST a conseillé la réorganisation des services secrets soudanais - aux méthodes gestapistes. La France leur aurait livré du matériel de communication et, notamment, d’écoutes téléphoniques (91) (un hobby hexagonal). Elle continue de fournir à " prix d’ami " munitions et pièces de rechange pour les matériels français de l’armée soudanaise (automitrailleuses, canons, hélicoptères) (92). Elle aurait également accepté d’entraîner aux techniques de recherche et d’investigation une centaine d’officiers de police soudanais, et des officiers militaires à la lutte anti-guérilla (93). Bref, une coopération militaire intense, largement clandestine, avec un régime dont les organisations de défense des droits de l’homme considèrent qu’il est l’un des pires de la planète. Que, début 1995, le " modéré " el Tourabi ait été écarté par son rival Ali Osman Muhammad Taha, chef de l’aile dure du Front national islamique et coordonnateur d’une internationale terroriste, n’a pas refroidi le zèle pro-Khartoum des militaires français et de leurs parrains civils.


86. D’après The French Connection, Rapport sur la collaboration politique, écono-mique et militaire entre Khartoum et Paris, Pax Christi Netherlands, 10/94, p. 9-10.

87. D’après La Lettre du continent des 1° septembre et 3 février 1994.

88. D’après France-Soudan : Les liaisons dangereuses !, Nord-Sud Export, 18/02/94.

89. D’après Stephen Smith, Quand Pasqua prend la voie soudanaise, in Libération du 16/08/94, et Jean Ziegler, La tendresse de Pasqua pour les tueurs soudanais, in Charlie Hebdo du 01/03/95.

90. D’après Jean Ziegler, ibidem.

91. Selon Stephen Smith, La France aux petits soins pour la junte islamiste du Soudan, in Libération du 12/01/95.

92. D’après Jacques Julliard, Soudan : le marché de la honte, in Le Nouvel Observateur du 01/09/94.

93. D’après Simon Malley, Les entretiens secrets Tourabi-Pasqua à Paris, in Le Nouvel Afrique Asie, 09/94. Un accord sans doute déjà largement amorcé, puisque, de passage à Paris fin janvier, le " Monsieur Afrique " américain George Moose s’en serait inquiété auprès de ses interlocuteurs français (d’après La Lettre du Continent du 03/02/94 et Nord-Sud Export du 18/02/94). Cf. aussi le témoignage de Yahia Ahmed in Agir ici et Survie, L’Afrique à Biarritz, Karthala, Paris, 1995, p. 62.


"Présence militaire française en Afrique : dérives..." / Dossier Noir numéro 4 / Agir ici et Survie / L’Harmattan, 1995