L’enquête sur l’assassinat du préfet Erignac a emprunté plusieurs pistes.

A) LA " PISTE AGRICOLE " DE LA DNAT : UNE MISE EN JACHERE TARDIVE

La piste dite " agricole " a été exploitée à partir de deux communiqués de presse envoyés à Guy Benhamou, journaliste à Libération52(*), provenant d’un mystérieux groupe, baptisé " Sampieru ", du nom d’un colonel d’infanterie corse devenu un héros du nationalisme insulaire.

Le premier de ces communiqués53(*), daté du 10 octobre 1997, revendiquait les trois attentats de 1997 contre la gendarmerie de Pietrosella, contre l’ENA à Strasbourg et contre deux hôtels de Vichy. Il était fait allusion à " l’idéal parachutiste révolutionnaire " et ce document mettait en cause la chambre d’agriculture " qui bloque délibérément l’organisation de la filière porcine ".

Le second communiqué, envoyé le 21 janvier 1998, proclamait l’auto-dissolution du groupe Sampieru : " nous condamnons fermement par avance toutes actions menées contre le président de la chambre de commerce M. René Modat, ainsi que contre certains fonctionnaires représentants éminents de l’Etat colonial ".

Tout semblait désigner Marcel Lorenzoni54(*), ancien parachutiste, qui s’était lancé dans un projet de modernisation de la filière porcine. Malgré ses dénégations, il est interpellé le 9 février 1998 et mis en examen le 13 février 1998. Sa mise en examen pour " association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste " a résulté de la découverte à son domicile d’un fort arsenal d’armes et d’explosifs, et d’une multitude de documents relatifs au nationalisme.

Le deuxième personnage clef était Mathieu Filidori, soupçonné d’être l’auteur des communiqués dans la mesure où leur tonalité se rapprochait de certains discours qu’il avait prononcé dans les années antérieures, d’autant plus qu’il était considéré comme un des fondateurs du FLNC. Il a été interpellé le 22 juin 1998, à l’initiative de la DNAT, convaincue de sa culpabilité, et considéré comme " le penseur " du commando responsable de l’assassinat du préfet Erignac.

Par la suite, plus de 616 personnes ont été entendues, ayant plus ou moins un lien avec le milieu agricole, notamment dans la région de Ghisonaccia et celle du Fiumorbu dans la plaine orientale : 347 ont été gardées à vue et 42 écrouées. Ces " interpellations en rafale ", qui pouvaient laisser supposer une sorte de culpabilité collective, ont suscité une vague de mécontentement dans toute la Corse. A ce propos, un ancien préfet de Corse a livré à votre commission une appréciation assez négative sur ces arrestations, " parfois uniquement destinées à vérifier un simple agenda ".

Pour la DNAT, le mobile apparaissait évident. Le préfet Erignac entendait rompre avec la pratique des moratoires sur les dettes agricoles en vigueur depuis plus de vingt-cinq ans ; il avait d’ailleurs été sévèrement mis en cause par de nombreux agriculteurs et notamment par Filidori. L’épisode de la fuite de la " note Bougrier "55(*) avait d’ailleurs cristallisé ces tensions. Il semblait donc aux enquêteurs de la DNAT ne faire aucun doute que l’assassinat du préfet était lié à ce problème des dettes agricoles.

L’enquête s’était engagée dans un contexte de bonnes relations entre le préfet Bonnet et le contrôleur général Marion qui s’est perpétué jusqu’à la fin du mois d’octobre 1998. Les deux hommes échangeaient des informations, le préfet ayant même fait part des visites de son informateur secret et des pistes dont il avait connaissance.

A partir de la fin octobre, une prise de distance soudaine s’est produite dans leurs relations, chacun ayant fourni à votre commission une raison différente pour expliquer ce revirement.

D’après le contrôleur général Roger Marion, le préfet (comme il le lui aurait lui-même confié), aurait reçu à ce moment " l’ordre " de se taire. Contestant cette interprétation des faits devant votre commission, le préfet Bonnet a indiqué qu’il n’avait jamais reçu de directive de cette nature.

Le préfet Bonnet a en revanche évoqué une incompréhension réciproque entre eux, dans la mesure où il détenait des informations (fournies par " Corte ") qui ne correspondaient pas à la piste exploitée par le contrôleur général Marion.

" L’esprit de système qui animait l’enquête dans la voie de la piste agricole " a été plusieurs fois souligné par des personnes auditionnées en commission d’enquête.

De l’avis d’un magistrat parisien auditionné, " certains ont fait preuve d’une vision non pas étroite, mais parcellaire, obnubilés par la piste Filidori [...] et maintenaient que cela ne pouvait être que lui ", ajoutant " heureusement que quelques personnes n’avaient pas la même vision des choses dans les services de police ou même au sein de la section anti-terroriste ".

Les enquêteurs de la DNAT restaient cependant accrochés à leur piste. Ainsi, le rapport d’étape établi le 3 décembre 1998, largement repris dans des articles de presse, ne faisait état que de suspects liés à la " piste agricole ". Si le nom de Ferrandi apparaissait déjà, comme l’a dit le contrôleur général Marion, il n’était identifié qu’en qualité de relation de Lorenzoni, et non comme acteur principal de l’assassinat du préfet Erignac, puisque Filidori était le principal suspect.

Cette piste agricole a peu à peu été laissée " en jachère ". Filidori, arrêté au mois de juin 1998, a été libéré par une décision de la chambre d’accusation de la cour d’appel de Paris le 10 novembre, estimant que " le manque de charges ne justifiait pas sa détention prolongée ". Interpellé à nouveau le 20 mai 1999, mis en examen et incarcéré dans le cadre de l’enquête sur l’assassinat du préfet Erignac sur la base de certains documents retrouvés chez lui, la chambre d’accusation l’a une nouvelle fois remis en liberté le 8 juin dernier, aucune charge n’ayant été jusqu’à présent établie. A ce jour, il semblerait qu’aucun des auteurs présumés du commando ne l’ait mis en cause.

Divers responsables des services de police judiciaire, ainsi que plusieurs magistrats instructeurs, ont présenté cette piste comme ayant des liens avec les membres du commando mais ont contesté la dénomination " piste agricole ", considérant que cette affaire relevait " d’un axe d’enquête beaucoup plus vaste ".

" Cette enquête était une véritable tête d’épingle " selon un haut responsable au sein de la police judiciaire. " Nous n’avons jamais privilégié la piste agricole ! ".

Il a d’ailleurs ajouté que " les services n’avaient jamais changé d’un iota sur le déroulement de l’enquête et sur l’analyse de départ : une dérive brigadiste dissidente du Canal historique. Nous nous sommes bien rendu compte qu’il y avait eu, au travers d’une contestation agricole déviante très différente de celle que l’on pouvait avoir sur le continent, qui n’était pas syndicale, mais manipulée et récupérée, une dérive très radicale par rapport au discours nationaliste traditionnel, même celui incarné par le Canal historique ".

Force est de constater qu’une partie du commando des assassins, et notamment ceux de la cellule du sud, appartenaient effectivement au milieu agricole56(*) ; néanmoins il apparaît très clairement que la plus grande part des investigations effectuées de février à novembre 1998 ont été concentrées sur des objectifs qui étaient finalement assez éloignés des vrais auteurs de l’assassinat du préfet.

B) UNE VRAIE PISTE TROP LONGTEMPS NEGLIGEE

Si toute l’attention des services d’enquête, et de certains magistrats s’est portée sur les deux communiqués Sampieru, d’autres revendications sont passées inaperçues. Les attentats groupés de l’automne 1997 ont en effet fait l’objet d’une double revendication. Ceux que les enquêteurs ont appelé " le groupe des anonymes "57(*) ont également diffusé un communiqué en date du 6 septembre 1997 . Un autre communiqué revendiquant l’assassinat du préfet, le 9 février, n’a pas non plus suscité une forte mobilisation de la part des enquêteurs58(*).

Les services d’enquête avaient obtenu le nom de Jean Castela, donné par un indicateur, dès le mois de juin 1998, mais aucune exploitation approfondie, en comparaison avec ce qui était entrepris en parallèle dans la plaine orientale, n’a été engagée.

La rencontre du 19 août 1998, réunissant plusieurs membres du commando dans un appartement d’Ajaccio avait fait l’objet d’une surveillance de la part des renseignements généraux. Celle-ci était capitale car c’était la première fois que les membres du commando se rencontraient depuis l’assassinat. Néanmoins, les investigations seront lentes et ce n’est que tardivement que cet appartement sera identifié comme appartenant à la soeur d’Alain Ferrandi.

Comme l’a indiqué un haut responsable de la police judiciaire à la commission, " nous arrivons à déterminer qu’au début du mois de décembre, en collaboration avec les renseignements généraux (...) l’appartement dans lequel se sont rendus Castela et Andriuzzi le 19 août n’est autre que celui de la soeur de Ferrandi ".

Votre commission s’est demandée si des difficultés réelles s’étaient présentées pour identifier le propriétaire de l’appartement59(*) en question ou si les services d’enquête, ainsi que certains magistrats, n’ont pas fait preuve d’un certain désintérêt, convaincus que cette piste n’était pas la bonne.

Dans une enquête de cette importance, concernant l’assassinat d’un représentant de l’Etat, aucun détail n’aurait dû échapper aux enquêteurs. C’est moins la focalisation sur une piste lointaine que l’inertie des enquêteurs et des magistrats instructeurs disposant d’éléments nouveaux qui pourraient faire l’objet de reproches.

Le préfet Bonnet avait pour sa part identifié le propriétaire de l’appartement, comme en témoigne sa note du 10 décembre. Finalement, après n’avoir vraiment fait l’objet d’une surveillance étroite qu’à partir de décembre 1998, Alain Ferrandi ne sera interpellé qu’en mai 1999.

Si les notes Bonnet ont connu un parcours sinueux, il en a été de même pour la conduite de l’enquête qui a permis de retrouver les assassins présumés.

S’il convient de se féliciter de l’arrestation des véritables coupables en mai 199960(*), à l’exception notable du tueur présumé, votre commission tient à souligner la contribution du préfet Bonnet à l’enquête, ses notes ayant indéniablement servi de support, à partir de janvier 1999, aux investigations des services en charge de l’enquête.


Source : Sénat. http://www.senat.fr