La justice n’est pas la seule institution qui fasse l’objet de critiques. La police en a eu son lot, émanant même d’anciens ministres de l’Intérieur. Ce qui frappe dans ces critiques, c’est leur permanence et le retour, à intervalles réguliers, des mêmes constatations.

( UNE GESTION DU PERSONNEL PROBLEMATIQUE

Un ancien responsable de la police a expliqué au rapporteur qu’il avait trouvé la police judiciaire, lors de son arrivée sur l’île, dans un véritable état de " délabrement moral ". Dans le passé, des constats aussi pessimistes ont déjà été dressés.

Le commissaire Robert Broussard décrit ainsi la police corse lors de son arrivée sur l’île en janvier 1983 après avoir été nommé comme premier commissaire de la République délégué pour la police : " les policiers corses (...) souffraient de ce que l’on appelait déjà le " complexe du harki ". Les sympathisants de la cause indépendantiste leur reprochaient en effet d’être des " traîtres " à la patrie. (...) Les policiers originaires du continent, traités de " barbouzes " lorsqu’ils essayaient de faire leur travail, se trouvaient dans une position encore plus délicate. Ceux qui n’avaient aucune attache sur l’île rêvaient de repartir. (...) Les fonctionnaires chargés de la lutte contre le terrorisme vivaient souvent dans l’angoisse de l’attentat et devaient prendre les précautions d’usage.(...) Les continentaux mariés à des Corses étaient confrontés à d’autres problèmes. En fin de semaine, lorsqu’ils se rendaient au village, on leur faisait comprendre qu’ils devaient éviter de faire du zèle.(...) L’absentéisme, mal chronique de la police en Corse, atteignait des taux record. J’appris qu’un officier ne venait au commissariat d’Ajaccio que l’après-midi. Le matin, il travaillait dans le magasin d’antiquités d’une amie et, le soir, il jouait de la guitare dans une boîte à touristes. "263

Dans un style plus feutré et moins coloré, l’inspection générale de l’administration et l’inspection générale de la police judiciaire établissaient, en 1993, un constat analogue. Elles mettaient en évidence " une démotivation réelle " des personnels de police, qu’elles attribuaient à un changement trop fréquent des politiques et des hommes. Sur ce dernier point, elles faisaient observer que " cette présence trop brêve dans des emplois difficiles ne laisse pas à leurs titulaires le temps de mettre en place des politiques de moyen terme visant à redresser l’action de la police, ni ne permet de conforter leur autorité, voire les incite dans certains cas à garder un " profil bas ", dans l’attente d’une promotion rapide dans une région plus calme ".

S’agissant du recrutement, elles notaient qu’ " une grande partie des effectifs de police affectés sur l’île est constituée de fonctionnaires qui en sont originaires et viennent y finir une carrière commencée sur le continent (...) Force est de constater que la moyenne d’âge des policiers en poste en Corse est sensiblement plus élevée que la moyenne nationale ".

Enfin, elle relevaient aussi un " absentéisme très élevé " : " dans son étude sur les missions des CRS et des corps urbains à Bastia et à Ajaccio, l’IGPN constatait qu’en 1991, chaque fonctionnaire en tenue totalisait en moyenne 33 jours de congé de maladie et 15 jours de congé de longue maladie ou de longue durée à Ajaccio, chiffre qui s’élevait même pour les fonctionnaires en tenue à Bastia à 41 jours et 12,5 jours, soit un absentéisme médical deux à trois fois supérieur aux moyennes nationales observées.(...) A titre anecdotique, on peut noter qu’au sein du corps urbain d’Ajaccio, le corps des brigadiers-chefs se distinguait particulièrement, puisque sur un effectif de 8 agents, 5 étaient, au 11 septembre 1992, en congé maladie depuis plusieurs semaines, voire plusieurs mois, dont 4 pour motif psychiatrique, donnant par là un exemple déplorable à leurs subordonnés ".

L’absentéisme constitue à l’évidence un mal chronique maintes fois évoqué devant la commission d’enquête. " J’avais demandé au médecin de la police de se rendre régulièrement en Corse pour vérifier la réalité des arrêts maladie " a indiqué un ancien ministre de l’Intérieur.

Une note établie par le préfet adjoint pour la sécurité en juin 1998 indiquait que les directions des sécurités publiques comptaient 27 fonctionnaires en congés maladie en Corse-du-Sud (soit 13% des effectifs) et 33 en Haute-Corse (soit 14% des effectifs). La note cite le cas de plusieurs fonctionnaires se plaçant en congé maladie pour marquer leur refus d’une nouvelle affectation prononcée en raison d’une " absence totale de dynamisme et de résultats ".

La presse264 s’est également faite l’écho d’exemples d’absences, qui partout ailleurs prêteraient à sourire : des policiers munis de certificats médicaux gérant en été une buvette sur la plage, un policier en arrêt maladie prenant le départ d’un marathon, une policière n’ayant pas repris son service depuis son mariage avec un Italien en septembre 1996,...

La proportion de Corses dans les corps de police et la moyenne d’âge plus élevée ont été aussi fréquemment évoquées265. La nomination en Corse, c’est " la préretraite " a dit un ancien ministre de l’Intérieur.

Pour sa part, un élu de l’île indiquait : " la faute de l’État a été infiniment plus grave, parce que l’État a accepté de nommer policiers tous les Corses de l’hexagone qui avaient envie de rentrer chez eux. C’est une faute impardonnable.(...) Je m’appelle X, je demande à rentrer à Corte . Quand je vais rentrer chez moi, je serai le policier qui rentre chez lui. Je dirai à tous mes copains : " tu as fait une petite connerie, allez, je ne t’ai pas vu ".

Cependant, un ancien préfet adjoint à la sécurité expliquait à la commission d’enquête : " je ne dirai pas que le fait que (la police) soit constituée en majorité d’insulaires soit un handicap. J’ai toujours pensé que parmi les policiers, on pouvait distinguer trois catégories de fonctionnaires : ceux qui étaient - l’on en trouvait parmi les continentaux comme parmi les Corses - loyaux, volontaires, disponibles pour l’action et donc prêts à travailler ; ceux qui avaient peur ou cherchaient à être le moins visibles possible, ceux qui étaient en congé maladie ou avaient un travail peu actif - on en trouvait chez les Corses comme chez les continentaux - ; et, enfin, dans une proportion que je ne peux déterminer, il y a eu quelques individualités qui ont joué, qui jouent peut-être encore, contre l’autorité publique - cela est grave bien sûr, mais jusqu’à présent, aucun élément n’a été rassemblé pour prendre des mesures contre telle ou telle personne. Quoi qu’il en soit, nous devons travailler en tenant compte de ces éléments et ce risque de perte en ligne du renseignement ".

( DES RESULTATS NOTOIREMENT INSUFFISANTS

Cette insuffisance transparaît dans les statistiques relatives au taux d’élucidation des affaires.

Si celui-ci apparaît globalement supérieur en Corse à ce qu’il est dans le reste du pays266 (48,9% toutes infractions confondues en 1997, contre 29,5% pour la France entière), on note des résultats tout à fait insuffisants pour les infractions les plus graves, pour moitié moins bons que pour la France entière en 1997 :

* pour les vols à main armée : 14 ,9% contre 36,1%,

* pour les homicides : 45,5% contre 80,4%,

* pour les attentats : 10,3% contre 19%.

Comme l’expliquait un magistrat devant la commission d’enquête en évoquant les relations entre la police et la justice, " la coopération est bonne dans toutes les affaires qui n’ont pas d’incidence. C’est-à-dire que la petite et la moyenne délinquance est traitée comme elle doit être traitée. Je ne dis pas que les taux d’élucidation sont miraculeux, mais ils sont convenables (...) . Nous sommes mauvais lorsqu’il y a interférence possible entre le politique et le judiciaire et nous avons une défaillance majeure dans le domaine économique et financier ".

Un autre haut magistrat a confirmé ce jugement en évoquant un " vide sidéral " en Corse. Pour lui, cette situation s’explique avant tout par l’absence sur ce terrain des services d’enquête qui, soit étaient accaparés par d’autres tâches, soit n’étaient pas saisis. Quant aux services centraux, la Corse ne constituait pas non plus, semble-t-il, une préoccupation majeure en ce domaine.

Une chose est sûre : cette absence de performance ne tient pas à une insuffisance globale des effectifs. Avec un peu plus de 2.500 policiers et gendarmes présents sur l’île, la Corse présente un ratio par habitant considérable (1 policier ou gendarme pour 100 habitants ou presque) double de celui du continent.

Un ancien préfet adjoint à la sécurité a analysé devant la commission d’enquête les insuffisances dont souffrent les services :

" Je relève deux insuffisances notables au niveau des services de police, et qui subsistent dès lors qu’on écarte les renforts occasionnels ou exceptionnels. Première insuffisance : les brigades anti-criminalité sont très faibles en Corse, alors qu’elles sont le meilleur moyen de prévenir les attentats (...) Seconde insuffisance : le renseignement opérationnel. Si, en Corse, le nombre de policiers est non négligeable, on dispose d’un service de renseignements généraux qui est à peu près équivalent de celui de la Creuse ! Ils sont certes capables de s’intéresser aux réunions d’associations, mais dès qu’ils cherchent à obtenir des informations concernant les activités nationalistes, ils n’obtiennent que les renseignements que ceux-ci veulent bien leur donner. Il n’y a aucune pénétration de ces milieux. J’en veux pour preuve que, alors que dans toutes les universités des policiers suivent des cours, il n’y a aucune pénétration de l’université de Corte, creuset du nationalisme (...) Il est impossible, et tous les services de police vous le diront, de réussir à s’informer sur les villages. Dès que l’on s’écarte du milieu urbain, les policiers sont immédiatement repérés et ne peuvent pas pénétrer. (...) Par ailleurs, aucun policier n’est valablement implanté sur le sud, du côté de Bonifacio, pour suivre le grand banditisme ". Interrogé sur les raisons d’une telle déficience, manque de moyens ou de volonté politique, il estimait qu’il y avait une " inadéquation des moyens. Je ne pense pas qu’il puisse y avoir un manque de volonté politique, car je ne vois pas quel gouvernement pourrait renoncer à être bien informé, même s’il a l’intention de discuter ".


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr