Les conditions dans lesquelles est appliqué le code des marchés publics en Corse suscitent des discours très contradictoires.

Devant la mission d’information sur la Corse, un certain nombre de déclarations n’émanant pas de responsables locaux laissaient entendre que la situation était dans l’ensemble satisfaisante.

" Je crois pouvoir dire que les conditions de passation des marchés publics en Corse sont satisfaisantes. Le seul élément moins satisfaisant que nous avions pu noter dans le passé, qui est en voie d’atténuation, est la pratique du localisme, qui conduit à s’adresser principalement aux entreprises locales " indiquait le directeur général de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes. Il relativisait également les anomalies constatées en Corse : " nous avons constaté un certain nombre d’anomalies dans les relations avec les différentes collectivités locales, mais que l’on retrouve à peu près partout, portant sur l’absence de publicité, les avenants excessifs, le tronçonnage des marchés pour éviter qu’ils ne dépassent un certain seuil et soient soumis à une commission d’appel d’offres, les fausses qualifications ".

Cette constatation a également été faite devant la commission d’enquête. Un haut fonctionnaire des finances indiquait en effet : " un effort très important a été consenti, notamment par la direction de la concurrence et les préfectures pour que soient adoptées des mœurs plus régulières en matière de marché public. Je crois que ces efforts ont abouti. On a l’impression qu’aujourd’hui, les marchés publics passés en Corse par les collectivités locales le sont dans des conditions relativement satisfaisantes, avec cependant quelques problèmes, dont celui de la réalité de la concurrence dans l’île. Il est bien évident que l’insularité pèse à tous points de vue, à travers les mœurs, mais également à travers la géographie. On ne peut pas faire appel, pour beaucoup de marchés, sauf s’ils sont très importants, ce qui reste tout de même rare, à des entreprises du continent, qu’elles soient françaises ou italiennes. ". Il ajoutait que " pour les petites communes, se pose le problème des achats hors marché. Beaucoup de prestations se font sous le régime des achats sur facture. Nous n’avons là aucune garantie que ce soit fait suivant des normes convenables. "

Pourtant, un magistrat de la Chambre régionale des comptes semblait plus réservé dans les propos qu’il a tenus devant la commission d’enquête, estimant qu’il y avait " beaucoup à dire " et que la situation était " assez délicate ". Il évoquait, en effet, " les pratiques rendues possibles par le code des marchés publics qui comporte, à mon sens, certaines faiblesses. Il est très simple de déclarer des marchés infructueux. Il suffit de ne pas présenter de cahier des charges correct pour que les résultats ne correspondent pas à ce que l’on attendait réellement, et non pas par écrit. On passe alors immédiatement au marché négocié, et on traite avec les plus proches. C’est une pratique récurrente. On est toujours sur le fil du rasoir. Les procédures formelles sont respectées, mais il est évident que l’esprit des textes est largement détourné. "

Le cloisonnement géographique et les structures économiques de l’île sont des arguments fréquemment avancés pour expliquer que la concurrence s’exerce en Corse dans des conditions plus limitées qu’ailleurs. Les entreprises de bâtiment souvent de petite taille n’ont ainsi qu’une activité très localisée.

A l’inverse, le cumul de fonctions électives et de responsabilités, passées ou non, dans des activités liées au bâtiment et aux travaux publics ne peut évidemment que susciter quelques interrogations.

Sur ce point, la transmission par les préfets au parquet, dans le cadre de l’article 40 du code de procédure pénale, de nombreux marchés publics témoigne de l’existence de doutes sur la régularité et la sincérité des procédures. Il est aujourd’hui de la responsabilité des tribunaux de trancher et de dire le droit.

Ainsi, les services de la concurrence ont pointé trois marchés publics pour lesquels le délit de prise illégale d’intérêt pourrait être constitué. Il s’agit de deux marchés passés en 1995 et 1996, pour un montant total de près de 9,8 millions de francs, par le département de Haute-Corse, alors présidé par M. Paul Natali, avec deux entreprises dirigées par son fils et sa fille. Ces deux entreprises ont également bénéficié, ces mêmes années, d’un marché passé par la commune de Borgo, dont le maire est l’épouse de M. Natali et donc la mère des co-gérants, pour un montant de 12,5 millions de francs.

De même, le préfet de Haute-Corse a saisi, en mai dernier, le parquet de l’ensemble des marchés passés par la commune et le district de Bastia avec l’entreprise de travaux publics Vendasi. Il évoque en effet un " délit de favoritisme, voire de délit de prise illégale d’intérêts, s’agissant de ceux dévolus par l’établissement public de coopération intercommunale, depuis l’élection en juin 1995 de M. Jean-Jacques Vendasi, comme maire de Furiani, commune membre du district ". S’agissant de la commune, le préfet notait un taux de dévolution des marchés à la société Vendasi " hors du commun ". La saisine porte sur 16 marchés passés, depuis 1994, par la ville pour un montant total de près de 40 millions de francs, soit plus de 54% des marchés de travaux publics passés par elle. Pour le district, 22 marchés sont visés par la saisine, représentant un montant total de 146,9 millions de francs, soit 83% des marchés de travaux publics passés par le district depuis 1994.

La pratique des marchés oraux a été parfois évoquée devant la commission. " Il faut voir comment cela passe concrètement " a expliqué un haut fonctionnaire " le maire se promène dans la rue, il voit un trou dans le trottoir. Il avise le petit artisan du village et lui dit "tu m’arranges ça et tu envoies la facture à la mairie". Il est clair qu’un engagement de dépense dans ces conditions a été réalisé en violation de toutes les règles de la comptabilité publique. Cela explique également pourquoi un certain nombre de factures sont payées avec retard puisqu’il faut procéder à de multiples régularisations administratives qui occasionnent de nombreux aller-retour entre le maire et son comptable.

Enfin, pour les marchés de plus grande importance, un phénomène plus récent a été évoqué devant la commission d’enquête par un haut responsable de l’île. " Les maîtres d’ouvrage doivent s’acquitter d’une part d’autofinancement ; pour les communes, et pas seulement pour elles, celle-ci est très compliquée à mobiliser. Cela les conduit à solliciter des avances. Or, solliciter des avances sur subvention aux entreprises bénéficiaires de marchés est extrêmement dangereux, car cela met en situation de monopole un certain nombre d’entreprises qui, seules, peuvent pratiquer de telles avances ; c’est par exemple le cas de la compagnie de l’eau et de l’ozone qui a acquis une situation de quasi-monopole sur l’île ".

Les services déconcentrés de l’État se trouvent également dans une situation plus difficile vis-à-vis des marchés passés par les Chambres consulaires. De par leur nature juridique, les marchés publics et les délégations de service public passés par celles-ci ne sont pas soumis au contrôle de légalité préfectoral. La seule vérification du respect du code des marchés publics qui s’exerce au niveau départemental ou régional s’effectue au sein des commissions d’ouverture des plis auxquelles les Chambres sont tenues d’inviter les représentants des directions de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes. Or, s’il apparaît que la Chambre de commerce et d’industrie de Corse-du-Sud adresse régulièrement les convocations nécessaires, celle de Haute-Corse ne le fait, d’après les informations recueillies par la commission d’enquête, que depuis...mai 1998 !


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr